La bombe à fragmentation de Trump : « Le retrait de l’accord sur le nucléaire iranien dynamite le système multilatéral »

mercredi 16 mai 2018.
 

Dans sa chronique, Sylvie Kauffmann, éditorialiste au « Monde », analyse le choix américain de se retirer de l’accord iranien, qui ouvre une crise de la relation transatlantique.

Dans sa brutalité, Donald Trump a eu, mardi 8 mai, une attention d’une étonnante délicatesse : celle de prévenir, par téléphone, Emmanuel Macron, son « ami », « parfait », de sa décision de se retirer de l’accord sur le nucléaire iranien. Lui, le président aux mauvaises manières, le tweeteur compulsif, le roi du « fait alternatif » a, curieusement, respecté les formes. Comme un moment de courtoisie incongru, avant de lâcher une bombe.

Son homologue français ne s’y est pas trompé. La brièveté du communiqué de l’Elysée en dit long sur le caractère glacial de cet entretien téléphonique – un 8 mai, qui plus est, fâcheuse coïncidence : « Les deux présidents ont évoqué les questions relatives à la paix et à la stabilité au Moyen-Orient. » Une façon laconique de faire comprendre qu’avec la décision attendue, cette paix, déjà passablement troublée, peut se transformer en vraie guerre et embraser la région, plus proche de l’Europe que des Etats-Unis.

Bombe à fragmentation, la décision de Donald Trump torpille aussi ses alliés européens et, derrière eux, l’ordre international libéral dont ils se sont faits les plus grands défenseurs.

Une logique de puissance brute

Le candidat élu sur le slogan « America first » avait déjà, dès son arrivée au pouvoir, ouvert les hostilités en retirant la participation des Etats-Unis à l’accord de Paris sur le climat. Il a poursuivi en quittant le traité de libre-échange transpacifique (TPP, Trans-Pacific Partnership), puis en décrétant des taxes sur les importations d’acier et d’aluminium, au mépris des règles commerciales internationales.

Aboutissement de cette logique de puissance brute, le retrait du « JCPOA », nom technique de l’accord sur le nucléaire iranien (Joint Comprehensive Plan of Action), dynamite, lui, le système multilatéral qui régit les relations internationales depuis la fin de seconde guerre mondiale. Système, faut-il le rappeler, mis en place par les Etats-Unis.

Pourquoi cette dénonciation-là est-elle plus grave que les précédentes ? Parce qu’il s’agit de sécurité et de prolifération nucléaire dans une zone particulièrement explosive. Parce qu’elle anéantit les efforts acharnés des diplomates de trois pays européens – la France, l’Allemagne et le Royaume-Uni – menés depuis quatre mois avec leurs collègues américains pour sauver un accord certes imparfait mais considéré par ces mêmes diplomates comme le meilleur moyen d’empêcher l’Iran de construire sa bombe nucléaire.

Parce que, enfin, elle pulvérise un principe fondamental du droit international : pacta sunt servanda. Les traités doivent être exécutés.

Unité des Européens

Pour les Européens, c’est une gifle retentissante. Initiative européenne, le JCPOA est le résultat d’une décennie de négociations tenaces et ardues, pur fruit de la diplomatie multilatérale, signé en juillet 2015 par les trois pays du Vieux Continent déjà cités, l’Iran, les Etats-Unis, la Chine, la Russie et l’Union européenne (UE).

Il a été, comme le souligne la déclaration conjointe publiée dans la soirée par M. Macron, la chancelière allemande Angela Merkel et la première ministre britannique Theresa May, entériné par une résolution adoptée à l’unanimité par le Conseil de sécurité des Nations Unies (ONU).

Le président français est monté en première ligne pour le défendre, a engagé son capital politique. Angela Merkel est arrivée sur ses talons à Washington pour plaider la même cause, suivie du chef de la diplomatie britannique, Boris Johnson, qui n’avait pas terminé son numéro de flatterie sur « Fox & Friends », l’émission préférée de Trump, que celui-ci avait déjà pris sa décision. Aux efforts des Européens, à l’appel du secrétaire général de l’ONU Antonio Guterres et à la force du droit, le président américain a préféré la manipulation médiatique du numéro un israélien, Benyamin Nétanyahou, et la force tout court.

Et maintenant ? Vaillamment, Paris, Berlin et Londres affirment maintenir leur ligne et leurs efforts avec l’Iran : leur unité est salutaire. Mais une grave crise de la relation transatlantique est désormais ouverte, plus grave que celle de la guerre d’Irak, en 2003 : l’Europe, à l’époque, était divisée entre les pays qui avaient suivi Washington dans l’aventure irakienne et ceux qui avaient résisté.

Le système international ébranlé

S’ajoutant aux fortes tensions sur le commerce entre Washington et Bruxelles, la crise iranienne dresse, elle, les Etats-Unis contre l’Europe sur des sujets si fondamentaux que l’on peut se demander s’il existe encore une communauté transatlantique.

A l’heure où se prépare une autre négociation, celle de la dénucléarisation de la péninsule coréenne, le système international est fortement ébranlé, la crédibilité de ses institutions mise en doute alors qu’elles devraient être sollicitées pour les procédures de vérification et de démantèlement. Pékin et Moscou s’interrogent.

Spécialiste de l’ONU au think tank European Council on Foreign Relations (ECFR), le Britannique Richard Gowan prévoyait il y a quelques jours une « détérioration massive de l’atmosphère » au Conseil de sécurité en cas de retrait américain du JCPOA et « des dégâts terribles » pour la politique européenne à l’ONU. Nous y sommes, comme nous sommes dans ce que la diplomate française Janaina Herrera appelle « l’ère de la brutalisation de la diplomatie ».

Mercredi 9 mai, jour de l’Europe et anniversaire de la déclaration Schuman de 1950, le président Macron se rend à Aix-la-Chapelle. Il y retrouvera jeudi, à la cathédrale, la chancelière Merkel, en compagnie de laquelle il doit assister à la messe de l’Ascension, avant de se voir remettre le prix Charlemagne. Vingt-quatre heures de réflexion et d’histoire européenne partagée pour un tandem franco-allemand mis à l’épreuve par le retour de la puissance brute et du rapport de forces : rarement la mission de l’UE n’aura paru aussi éloignée du « feu et de la fureur » d’outre-Atlantique.

Sylvie Kauffmann (éditorialiste au « Monde »)

Fin de l’accord avec l’Iran : des contrats de plusieurs milliards s’envolent

La décision de Donald Trump de rétablir les sanctions contre l’Iran concerne les entreprises américaines mais aussi celles en Europe qui avaient recommencé à commercer avec Téhéran.

Outre les avionneurs américains Boeing et européen Airbus, le conglomérat industriel General Electric et les constructeurs automobiles allemands Volkswagen et franco-japonais Renault-Nissan pourraient être touchés par la décision des Etats-Unis de sortir de l’accord sur le nucléaire iranien, alors que les responsables américains ont insisté pour que les entreprises européennes se conforment aussi au rétablissement des sanctions.

Le conseiller à la sécurité nationale, John Bolton, a fait savoir que le rétablissement des sanctions américaines était effectif « immédiatement » pour les nouveaux contrats et que les entreprises déjà engagées en Iran auraient quelques mois pour en « sortir ». Selon le Trésor américain, le délai va de quatre-vingt-dix à cent quatre-vingt jours. Plusieurs entreprises avaient reçu après la signature de l’accord sur le programme nucléaire iranien en 2015 des licences spéciales ou l’accord du Trésor américain pour commercer avec l’Iran.

Les entreprises allemandes devraient cesser leurs activités en Iran « immédiatement », a ainsi demandé mardi l’ambassadeur américain en Allemagne.

Boeing et Airbus perdent des milliards

Les contrats signés par Boeing et Airbus sont les plus importants, Téhéran souhaitant moderniser sa flotte vieillissante après des années d’isolement économique. Boeing et Iran Air, la compagnie nationale, avaient ainsi signé en décembre 2016 leur plus gros contrat depuis près de quarante ans, portant sur l’achat de 80 appareils d’une valeur de 16,6 milliards de dollars. Mais la livraison des premiers appareils, qui était prévue pour la fin de 2018, avait été reportée avant l’annonce de mardi.

L’avionneur américain avait également finalisé un contrat d’une valeur de 3 milliards de dollars portant sur la vente de 30 appareils 737 MAX à la compagnie aérienne iranienne Aseman. La livraison était prévue entre 2022 et 2024. Boeing avait alors expliqué que ces contrats allaient permettre de soutenir des « dizaines de milliers » d’emplois aux Etats-Unis mais a annoncé mardi qu’il se conformerait à la décision de la Maison Blanche de rétablir les sanctions.

De son côté, Airbus a enregistré des commandes de compagnies aériennes iraniennes (Iran Air Tour, Zagros Airlines) pour 100 avions, dont des A320neo, valorisés à près de 10 milliards de dollars. Mercredi, le ministre de l’économiefrançais, Bruno Le Maire, a estimé qu’il n’était « pas acceptable » que les Etats-Unis se placent en « gendarme économique de la planète », et a dénoncé une « erreur », tant sur le plan économique que du point de vue de la sécurité internationale.

Usines aux Etats-Unis

L’avionneur européen a des usines aux Etats-Unis, et un nombre important de pièces installées dans ses appareils sont fabriquées sur le sol américain, ce qui le soumet automatiquement aux sanctions américaines. Dans l’ensemble, c’est un coup dur pour l’industrie aéronautique, car l’Iran aura besoin de 400 à 500 avions de ligne dans la prochaine décennie, estime l’Organisation iranienne de l’aviation civile.

Pour General Electric, plusieurs de ses filiales installées hors des Etats-Unis ont reçu des contrats totalisant des dizaines de millions de dollars pour l’exploitation des gisements gaziers et le développement des produits pétrochimiques.

La major pétrolière française Total, associée au groupe chinois CNPC, a signé un accord portant sur un investissement de 5 milliards de dollars pour exploiter le gisement South Pars mais avait prévenu que le maintien de cet accord dépendait de la position de Washington sur le nucléaire iranien.

Automobile et tourisme touchés

Le groupe automobile allemand Volkswagen a annoncé en 2017 qu’il allait recommencer à vendre des voitures en Iran, une première depuis dix-sept ans mais pourrait maintenant se voir obligé de choisir entre l’Iran et les Etats-Unis, deuxième marché automobile mondial où il est fortement implanté. Le français Renault, qui a vendu plus de 160 000 voitures en Iran l’an dernier, pourrait aussi être touché en raison de la présence aux Etats-Unis de Nissan.

Son compatriote PSA est déjà particulièrement bien implanté en Iran, où il a une part de marché de 30 %. Absent des Etats-Unis depuis 1991, PSA avait expliqué en janvier songer à lancer un service d’autopartage dans une ou deux villes américaines auquel il pourrait devoir renoncer.

Les compagnies aériennes British Airways et Lufthansa, qui avaient repris des vols directs vers Téhéran, vont devoir mettre fermer ces lignes si elles veulent continuer à opérer librement des vols transatlantiques. Il en va de même pour l’hôtelier français Accor, qui a ouvert un hôtel en Iran en 2015, de la chaîne espagnole Melia Hotels International et du groupe émirati Rotana Hotels, qui avaient fait part de leurs projets de s’implanter en Iran.


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