Cro-Magnon, une évolution révolutionnaire

samedi 28 avril 2018.
 

Découvert il y a cent cinquante ans dans le Périgord, l’homme de Cro-Magnon a longtemps donné son nom à l’homme moderne. Cette trouvaille, suivie de centaines d’autres, fait date dans le débat ouvert sur la nature et l’ancienneté de l’homme.

« D’où venons-nous. Que sommes-nous. Où allons-nous.  » Trois formules, questions sans points d’interrogation, soutenues par les circonvolutions d’une fleur tahitienne, juxtaposées sur fond jaune de chrome par le pinceau de Paul Gauguin, vibrantes, en haut à gauche de son tableau «  telle une fresque abîmée aux coins et appliquée sur un mur or  ».

Des mains négatives de la grotte de Gargas dans les Hautes-Pyrénées à celles de la Cueva de las Manos en Patagonie ou de l’île Sulawesi en Indonésie, en passant par les fresques des grottes Chauvet, de Lascaux, d’Altamira ou les peintures et gravures des abris sous roche de Nawarla Gabarnmang en Australie, parmi les milliers d’autres retrouvées partout dans le monde, les lignes tracées ou gravées, ainsi que les aplats d’ocre, de craie et de noir de charbon de la préhistoire nous conduisent, mains tendues à travers les millénaires, à la question «  qu’est-ce que l’homme  ?  ».

Redoublant cette étonnante familiarité de l’art préhistorique, ce sont aussi les traces des activités, les outils de pierre et d’os, les traces de pas et de repas, les restes ensevelis sous le passage du temps de l’homme de la préhistoire qui nous conduisent vers cet «  étrange doublet empirico-transcendantal  » qu’est l’homme, pour reprendre la formule de Michel Foucault, ainsi que vers la question qu’Emmanuel Kant a placée au centre de la pensée moderne.

La découverte, à la fin du mois de mars de l’année 1868, de restes humains, de coquillages percés et de silex taillés par des ouvriers travaillant à la construction d’une route reliant le village des Eyzies au bourg de Tayac en Dordogne, suscite un engouement fiévreux dont témoignent les réactions de la presse de l’époque (1). Dans le talus d’éboulis comblant l’entrée d’un abri creusé dans une falaise de calcaire surplombant la Vézère, ce sont les squelettes particulièrement bien conservés de cinq individus – quatre adultes et un enfant – qui sont reconnus, fournissant «  les preuves les plus incontestables et les plus saisissantes de la contemporanéité de l’homme et du mammouth  », selon les mots de Louis Lartet, responsable des premières fouilles méthodiques de l’abri de Cro-Magnon et chargé de la présentation officielle de ses premières découvertes, le 16 avril 1868, à Paris.

Huit ans après la publication de De l’Homme antédiluvien et de ses œuvres, de Jacques Boucher de Perthes, neuf ans après celle de l’Origine des espèces, de Charles Darwin, douze ans après la découverte de l’homme de Neandertal, celle des «  troglodytes du Périgord  », qui vont bientôt et pour longtemps donner le nom de Cro-Magnon à l’homme moderne, Homo sapiens sapiens, vient bousculer l’espace du débat public et scientifique. Tranchant la controverse opposant défenseurs du créationisme et du transformisme, elle alimente le débat qui oppose partisans du progrès social et partisans de l’inégalité – racisme, eugénisme, ségrégationnisme et libéralisme –, mené tambour battant par Herbert Spencer et Francis Galton dans le contexte de la montée du capitalisme, du bellicisme et du colonialisme européen, états-unien et japonais qui aboutiront au partage de l’Afrique, à la destruction des dernières sociétés indiennes des plaines nord-américaines, ainsi qu’à la mise sous coupe réglée de l’Asie du Sud-Est – après celle de l’Inde et de la Chine par l’Empire britannique –, dans les années qui suivront. Un acte de naissance qui nous alerte sur les récupérations toujours possibles et toujours aux aguets qui menacent, du côté des idéologies du pouvoir, notamment, à la recherche d’un fondement naturel à l’ordre social qu’il promeut et à ses injonctions, l’esprit des découvertes scientifiques dans ce domaine. «  Toutes les études convergent vers une origine africaine de l’homme  »

«  Cro-Magnon, à la différence de ce qui s’était passé pour Neandertal, arrive à un moment où l’ancienneté de l’homme a été reconnue  », explique Pascal Semonsut (2). «  C’est la vedette, poursuit-il, parce qu’il est très ancien et que, contrairement à Neandertal, qui a été découvert chez ceux qui étaient considérés comme nos pires ennemis à l’époque, les Prussiens et les Allemands, Cro-Magnon a été découvert dans notre belle province française.  »

Cette rencontre de «  l’intérêt politique et (de) la fierté nationale  » avec «  l’intérêt et la fierté scientifique  » est un caractère récurrent concernant l’homme préhistorique, souligne le docteur en histoire et spécialiste de la représentation de la préhistoire, qui nous prévient sur le fait que «  la préhistoire a toujours été en prise avec l’actualité et a toujours servi à autre chose qu’à la connaissance  ».

Témoins de cette permanence, les polémiques actuelles qui exploitent, rejettent ou surinterprètent les découvertes scientifiques démontrant l’origine africaine de l’homme moderne ou encore sa forte unité génétique, l’une et l’autre alimentées par les diverses variantes du racisme et du chauvinisme.

«  Avec la génétique et le séquençage complet du génome humain, on a montré qu’il n’existe qu’une différence d’un pour mille entre deux être humains. Nous sommes identiques à 99,99 %  », explique Évelyne Heyer, biologiste spécialisée en anthropologie génétique. «  Toutes les études convergent vers une origine africaine de l’homme, qui sort du continent il y a 70 000 à 100 000 ans  », souligne-t-elle  : «  Plus on s’éloigne de l’Afrique, plus la diversité génétique diminue du fait d’une colonisation de la planète par effet fondateur successif. À chaque fois, c’est un petit groupe qui part d’un autre groupe et donc qui n’emmène qu’une partie de la diversité génétique, fait qui a été renforcé par des échanges de proche en proche qui ont toujours eu lieu entre les populations humaines voisines.  »

Si les dates qui indiquent ces événements semblent très éloignées, il n’en est rien sur le plan biologique. «  La théorie d’une origine multiple de l’homme moderne, sur la base de l’évolution locale d’Homo erectus, sortis d’Afrique il y a plus d’un million d’années, qui ont donné les hommes de Neandertal en Europe, les hommes de Denisova en Asie ou d’autres encore, a été tranchée par la génétique  », explique celle qui a dirigé l’édition du livre collectif Une belle histoire de l’Homme (3). «  L’origine africaine récente de l’homme moderne signifie nettement, précise-t-elle encore, que les premiers Européens étaient noirs, la couleur de peau noire étant une adaptation à l’ensoleillement sélectionnée préférentiellement dans les régions fortement ensoleillées comme les zones tropicales et la couleur de peau claire, une adaptation aux ensoleillements plus faibles, les dernières données d’ADN anciens semblant montrer que les sélections pour les couleurs de peau plus claires seraient assez récentes.  »

Concernant la propension à fonder, en préhistoire ou en nature, l’idéologie de la concurrence, de la compétition, de l’élitisme et de la «  lutte de tous contre tous  » comme facteur de progrès historique porté par le libéralisme et le transhumanisme, Johan Hoebeke (4), biologiste spécialiste de la théorie de l’évolution et ancien chercheur au CNRS, alerte  : «  À partir de nos connaissances en neurosciences, paléoanthropologie, en éthologie ou sur la formation de la psychologie chez l’enfant, tout indique que nous sommes d’abord des êtres sociaux et non pas des êtres compétitifs, et que l’intelligence de l’homme est déterminée par son intelligence sociale.  » Un fait corroboré par l’éthologie des primates ou encore les découvertes faites concernant l’homme de Neandertal, mises en valeur dans le cadre de l’exposition qui lui est actuellement consacrée au musée de l’Homme – voir notre édition du mercredi 28 mars.

«  Lorsqu’on travaille sur les fractures, les blessures, les pathologies et les maladies des hommes de la préhistoire, Neandertal et Cro-Magnon, on s’aperçoit que beaucoup ont été soignés et que même des handicapés de naissance sont morts très vieux pour l’époque  », explique Marylène Patou-Mathis (5), qui souligne en outre que si «  ces faits traduisent l’existence d’une entraide et d’une solidarité entre eux, ils ne signifient pas que celle-ci ne soit pas plus ancienne et applicable aux Homo erectus ou aux Homo habilis, pour qui la démonstration est compliquée du fait que nous n’avons pas ou peu de matériaux.  » «  Nous sommes trop marqués par le paradigme qui a été imposé au XIXe siècle d’une progression linéaire de l’humanité, mais aussi par les projections que nous pouvons faire sur le passé  », insiste la préhistorienne spécialiste des comportements des néandertaliens  : «  L’histoire montre que tout est buissonnant.  »

Découverts dans une sépulture, accompagnés de littorines percées ayant servi de parures et dans une région particulièrement riche en vestiges pariétaux – grottes de Lascaux, de Font-de-Gaume, des Combarelles, de Cap Blanc, de Castel Merle et de Bara-Bahau –, les hommes de Cro-Magnon nous interpellent particulière- ment par leur activité culturelle.

«  Il y a tout un débat sur l’ancienneté des comportements symboliques de l’homme, mais c’est à l’homme moderne, à Homo sapiens sapiens, que l’on doit ce foisonnement de l’expression artistique dont témoignent les grottes ornées qui, pour les plus anciennes, datent de 40 000 ans  », explique Patrick Paillet (6). «  C’est cet homme qui, en utilisant la roche et l’os comme supports de son expression et non plus des matériaux labiles, s’est donné les moyens de défier le temps  », souligne le chercheur au Muséum national d’histoire naturelle.

Une initiative qui, à la manière des grands mouvements architecturaux et picturaux de l’histoire, fait signe vers nous à travers les siècles, comme un tutoiement ouvert à l’énigmatique de l’homme, tel l’étrange oiseau blanc tenant en sa patte un lézard du tableau de Gauguin représentant – Eu haere ia oe  ? Où vas-tu  ? – «  la futilité des mots  ».

NOTE

(1) Situé à deux pas du lieu de découverte, le musée de l’Abri Cro-Magnon des Eyzies- de-Tayac en Dordogne, se visite d’avril à novembre. www.abri-cromagnon.com. À signaler également l’exposition «  Vous avez dit Cro-Magnon  ?  » visible jusqu’au 25 avril 2018 au musée d’Art et d’Archéologie du Périgord de Périgueux - http://www.perigueux-maap.fr. (2) Le Passé du fantasme – La représentation de la préhistoire en France dans la seconde moitié du XXe siècle (1940-2012), Actes Sud, Éditions Errance, 2013. (3) Une belle histoire de l’Homme, Flammarion, 2015. (4) De Supersamenwerker, 2016, éditions EPO. (5) Neandertal de A à Z, Allary Éditions, 2018. (6) Qu’est-ce que l’homme de l’art préhistorique  ?, 2018, éditions du CNRS.

Jérôme Skalski

https://www.humanite.fr/prehistoire...


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message