La souffrance au travail Burn out et « révolution managériale »

lundi 9 avril 2018.
 

La plupart des gens détestent le lundi matin. Un monde sans souffrance au travail, est-ce seulement possible ?

Le mot latin tripalium (Appareil de torture) vient de l’antiquité quand le travail était réservé aux esclaves. Pendant des siècles le travail a été associé à la souffrance : « tu gagneras ton pain à la sueur de ton front ». L’analyse marxiste du travail mettait en avant les processus d’exploitation et d’aliénation. Depuis un siècle, les conditions objectives de travail se sont considérablement améliorées, par contre ce sont les conditions subjectives qui se sont détériorées. Ce que les travailleurs ont gagné en diminution du temps de travail, ils le payent en intensité, en stress, en tensions psychologiques.

Aujourd’hui, le rapport au travail est devenu paradoxal. C’est dire qu’il peut être facteur d’émancipation et d’exploitation, de liberté et de contrainte, de création et de destruction, de plaisir et de souffrance, de réalisation de soi et d’aliénation. Le fait de détester le lundi matin ne veut pas forcément dire qu’on n’aime pas son travail. L’existence de drogués du travail (work addict) montre que, comme la passion amoureuse, le travail peut-être une joie et une souffrance.

« Je n’aime pas le terme [de pénibilité] donc je le supprimerai. Car il induit que le travail est une douleur » : a dit Emmanuel Macron, candidat à la présidentielle, devant le MEDEF. Avez-vous le sentiment que le gouvernement cherche à nier la souffrance au travail ? En fait-on trop dans l’alerte sur ce sujet ?

Il ne suffit pas de supprimer le mot pénibilité pour résoudre le problème. La vision politique défendue par E. Macron est totalement contaminée par l’idéologie managériale : Il faut être pragmatique, adaptable, flexible, utile et positif. Tous les mots négatifs sont évacués au motif qu’ils encourageraient une position de victime qui subit les événements au lieu de les maîtriser. Les « premiers de cordées » ne se plaignent pas. E. Macron défend l’idéologie de la réalisation de soi-même : chaque individu se doit de devenir l’entrepreneur de sa propre existence ; le moi de chaque individu devient un capital qu’il doit faire fructifié. Dans cette vision performative de l’humain, les symptômes de mal être au travail sont interprétés comme des faiblesses, des problèmes de comportements dont la responsabilité incombe à la personne qui les portent.

La caractéristique de l’idéologie managériale est qu’elle n’accepte que les critiques dites « constructives ». Dans les entreprises, on entend les managers répéter à l’envie : « ici il n’y a pas de problèmes, il n’y a que des solutions ». Les critiques ne sont acceptées que si elles valorisent la performance, améliorent la productivité et l’adaptation aux exigences managériales. La question du mal être au travail est donc évacuée parce qu’elle n’est pas « utile ». Elle est interprétée comme étant de la responsabilité des travailleurs et non comme la conséquence des pratiques de management, des réorganisations permanentes, de l’évaluation performatives, des outils de gestion qui réduisent l’activité à la productivité…

Le combat contre l’idéologie managériale qui défend une vision comptable et utilitariste du travail, qui prône l’adaptation des individus et de la société au monde capitaliste, qui ne pense le rapport au monde qu’en termes de performance et de compétitivité, est un combat politique majeur. On en fera jamais trop dans ce sens.

Un des arguments souvent opposés à l’idée de souffrance au travail, c’est qu’elle serait finalement assez subjective et difficile à mesurer. Le compte pénibilité a été par exemple refondu et réduit au nom de la complexité qu’il y aurait à prendre en compte et à définir des tâches pénibles. Qu’en pensez-vous ?

Votre question illustre l’un des paradoxes des mutations du monde du travail depuis plusieurs décennies. Alors que les conditions objectives de travail se sont plutôt améliorées, les conditions subjectives se sont considérablement détériorées : stress, burn out, harcèlement, suicides, dépression, épuisement professionnel, perte de sens… Toutes les enquêtes montrent que ces symptômes du mal être au travail ne cessent d’augmenter. C’est un phénomène social massif et global que l’on observe dans le monde entier. Le paradoxe est que la culture de l’évaluation performative, récuse toutes les approches scientifiques qui mettent en évidence ce phénomène, comme d’autres le font à propos du réchauffement climatique. Le prétexte avancé est que la question de la souffrance relève du pluralisme causal, et qu’on ne peut démontrer « scientifiquement » le lien entre le burn out et les pratiques de management. L’autre argument consiste à dire qu’on ne peut pas mesurer objectivement le phénomène. À partir du moment où on ne peut traduire la réalité en indicateurs quantitatifs, on considère qu’elle n’existe pas. La quantophrénie (maladie de la mesure) fait rage dans le monde gestionnaire. Ainsi l’humain est réduit à une ressource. C’est le triomphe de la rationalité instrumentale qui récuse tout ce qui dans l’humain est sans prix : sa dignité, sa subjectivité, ses valeurs, son imaginaire, ses désirs, ses angoisses, sa joie de vivre… En définitive tout ce qui est vraiment humain.

Le discours managérial qui se justifie par l’objectivité, le pragmatisme, l’utilitarisme, le positivisme et la rationalité est une idéologie profondément inhumaine, alors qu’ils affirment en permanence le contraire. C’est une des caractéristiques de la novlangue managériale de transformer la réalité pour qu’on ne puisse contester la vision du monde qu’elle nous impose et à laquelle elle nous demande de nous adapter. C’est ainsi que la logique du profit devient un retour sur investissement (« return on equity » en anglais) un plan de licenciement devient un plan de sauvegarde de l’emploi, l’évasion fiscale devient de l’optimisation, les cotisations sociales deviennent des charges, les effectifs et le travail un coût…

En 2005, vous avez publié La société malade de la gestion (éditions du Seuil). Vous y dénonciez l’idéologie managériale de l’objectif inatteignable et de la course à l’excellence. Treize ans plus tard, qu’est-ce qui a changé ?

Initialement, au moment où j’écrivais Le coût de l’excellence, les entreprises qui pratiquaient le management de l’excellence insistaient sur des valeurs d’équité, de responsabilité sociale, de considération de la personne, de meilleurs services apportés au client… Il fallait jouer « gagnant-gagnant », en tenant compte des attentes des stakeholders, des parties prenantes (actionnaires, travailleurs, clients, environnement). Dans ce contexte, l’exigence d’excellence, de qualité totale, de haute performance, avait du sens. Les employés avaient le sentiment qu’il n’y avait pas de différence entre réussite personnelle et réussite professionnelle, qu’il pouvait se réaliser dans leur travail, qu’il n’y avait pas d’antinomie entre les valeurs de l’entreprise et leurs valeurs personnelles. La domination sans partage du capitalisme financier et la révolution numérique sont venues bouleverser cette recherche d’équilibre entre les intérêts des uns et des autres. La globalisation a donné tout le pouvoir aux financiers. La share holder value (la valeur pour l’actionnaire) s’est imposées comme valeur suprême. Les marchés financiers ont imposé des taux de rentabilité dissocié de l’économie réelle. D’autant plus que la révolution numérique a favorisé le développement d’outil de mesure qui permettent de calculer en temps réel la rentabilité de toutes les activités de l’entreprise. Le lean management a alors remplacé le management par l’excellence : il s’agit de mobiliser les travailleurs pour améliorer la productivité en réduisant les temps morts, les délais, les stocks. La culture de l’urgence est devenue la norme. L’excellence n’est plus mesurée qu’à l’aune de considérations financières en termes de rentabilité.

Pour justifier leur rejet de la proposition de loi FI visant la reconnaissance des maladies psychiques liées au syndrome d’épuisement professionnel (« burn out »), le gouvernement et la majorité ont dit préférer une approche « préventive », à la logique de sanction. Qu’en pensez-vous ?

Le rejet de cette proposition de loi illustre parfaitement la perversité de l’idéologie managériale. Au nom du pragmatisme et de l’efficacité, on refuse de voir la réalité du phénomène. Il existe une corrélation étroite entre l’accroissement du burn out et la mise en œuvre de la « révolution managériale ». Tous les chercheurs qui ont étudiés sérieusement ce phénomène en conviennent. Nous avons pu l’observer d’abord dans le secteur privé, puis lors de la « modernisation » des entreprises publique, et plus récemment avec l’introduction des principes du New public management dans la fonction publique et la réforme de l’État, au nom de la RGPP (révision générale des politiques publiques) et de la MAP (modernisation de l’action publique).

Le refus de reconnaître le burn out comme maladie professionnelle obéit avant tout à une logique financière : vu l’ampleur du problème, sa reconnaissance obligerait les entreprises et l’État à prendre en charge tous ceux qui sont malades de trop travailler.

Énoncer que l’on va régler le problème du burn out par la prévention sans pointer les causes qui le provoquent est une manipulation. La cause essentielle du burn out réside dans les modes d’organisation du travail qui génèrent une tension maximum. La culture de la haute performance exige de faire plus avec moins, d’optimiser les ressources, de faire des économies d’échelles, de mutualiser les moyens, etc. Ceux-là même qui sont tout acquis aux principes du new public management qui génèrent ces maladies professionnelles, sont ceux que l’on charge de mettre en œuvre la prévention. Belle illustration du « système paradoxant » dans lequel on enferme aujourd’hui le monde du travail.

Propos recueillis par Nicolas Framont

Vincent de Gaulejac est l’auteur de Le coût de l’excellence (avec Nicole Aubert).

La société malade de la gestion , Travail : les raisons de la colère ou Le capitalisme paradoxant (avec Fabienne Hanique).


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