L’impasse israélo-palestinienne version 2018

vendredi 9 février 2018.
 

Comme l’analyse un diplomate européen, l’Europe « s’est habituée depuis trop longtemps à aboyer pendant que la caravane avançait. Pendant que l’on s’efforçait de prévenir toute explosion, la situation sur le terrain a radicalement changé. Israël a graduellement saboté le statu quo défendu par les Européens ». À chaque fois que les Européens engagent un doigt de pied vers une forme de pression (comme la demande d’étiquetage des produits israéliens issus des colonies), Israël réagit avec une telle véhémence que certains pays membres de l’UE reculent.

« La coïncidence d’une présidence Trump et d’un gouvernement d’extrême droite en Israël est extrêmement dangereuse pour nous, s’inquiète l’ancien ministre palestinien Ghassan Khatib. Elle ferme la fenêtre d’opportunité historique de la solution à deux États, et elle risque de radicaliser les populations, aussi bien chez les Palestiniens que chez les Israéliens, en affaiblissant le camp de la paix. » Si l’on ajoute à cette combinaison toxique les nouveaux rôles de l’Arabie saoudite et de l’Égypte, bien plus préoccupées par leur alliance avec Washington et contre Téhéran que par la défense des droits des Palestiniens, il est difficile d’imaginer comment sortir de l’impasse

Allain Graux

La situation n’est pas nouvelle, mais la décision de Trump de reconnaître Jérusalem comme capitale d’Israël a levé le voile sur l’échec de l’Autorité palestinienne, le basculement à droite de la société israélienne et l’obsession du statu quo de la communauté internationale.

Israël, territoires palestiniens, envoyé spécial.- Mercredi 31 janvier 2018, Bruxelles a accueilli une « réunion de donateurs », convoquée en urgence afin de porter assistance aux Palestiniens, dans la foulée des déclarations de Donald Trump sur Jérusalem et des coupes budgétaires qu’il a annoncées concernant l’aide aux Palestiniens. Tous les acteurs majeurs étaient présents, de la représentante de l’Union européenne pour les affaires étrangères, Federica Mogherini, à l’émissaire de Trump au Moyen-Orient, en passant par le premier ministre de l’Autorité palestinienne et le ministre israélien de la coopération régionale.

À l’issue de la réunion, comme l’a rapporté Le Monde, « Eriksen Soreide, la ministre norvégienne des affaires étrangères et coprésidente des débats, s’est dite “prudemment optimiste” quant aux chances d’établir un plan de paix ». Federica Mogherini, de son côté, a réitéré les bases de l’engagement européen « en faveur d’une solution à deux États, avec Jérusalem pour capitale des deux États […] à l’issue de négociations multilatérales devant impliquer tous les acteurs ». Les Israéliens en ont profité pour proposer un plan « de réhabilitation humanitaire » de la bande de Gaza, exsangue, d’un coût d’un milliard de dollars, devant être financé par la communauté internationale.

En résumé, tout le monde a joué le rôle qu’il s’est assigné depuis une vingtaine d’années, sans prendre en compte une réalité sur le terrain qui a radicalement changé. Surtout sans intégrer le fait qu’il n’y a plus de spectateurs pour regarder cette pièce de théâtre dans laquelle les acteurs récitent un texte auquel ils ne croient même plus. Comme le confie un diplomate européen un peu lucide, « les négociations israélo-palestiniennes sont devenues une mauvaise pièce de théâtre qui rase les gens à mort. La seule différence, c’est qu’il y a vraiment des gens qui en meurent… ».

Si tout le monde s’accorde pour considérer comme deux « tournants majeurs » la décision des États-Unis de reconnaître Jérusalem en tant que capitale d’Israël et la réponse du président de l’Autorité palestinienne, Mahmoud Abbas, indiquant qu’il ne voulait plus de Washington comme médiateur du conflit, personne parmi les diplomates ou les dirigeants impliqués ne semble prêt à se confronter aux véritables causes de l’impasse qui bloque aujourd’hui toute perspective de paix véritable entre Israéliens et Palestiniens.

L’échec de l’Autorité palestinienne

Après plus d’un quart de siècle d’existence, l’Autorité palestinienne n’a presque aucun succès à faire valoir, si ce n’est son adhésion à une poignée d’organisations internationales. La récente réunion du comité exécutif de l’Organisation de libération de la Palestine laissait transparaître une image terrible : une seule femme au sein d’une assemblée de vieillards menée par Mahmoud Abbas, qui célébrera ses 83 ans au mois de mars 2018. Ce mélange d’impuissance, d’incompétence, de corruption et de déconnexion du reste de la population palestinienne (70 % des Palestiniens ont moins de 30 ans) pèse désormais plus lourd que les espoirs d’une Palestine indépendante.

Le jugement d’Hamada Jaber, un activiste trentenaire, est aussi cruel que lapidaire : « En 25 ans, l’Autorité palestinienne ne nous a donné aucun exemple enthousiasmant de ce qu’un État palestinien pourrait représenter. C’est juste devenu un régime arabe comme les autres ! » C’est-à-dire peu démocratique, inefficace et clientéliste. Mahmoud Abbas continue de rester en poste, bien que son mandat ait expiré en 2009, ceux qui le critiquent trop ouvertement finissent en prison et la seule chose qui semble fonctionner correctement est la coopération sécuritaire avec Israël…

Bien entendu, la réponse généralement apportée à ces critiques consiste à blâmer l’occupation israélienne. Mais si cet argument garde un sens s’agissant du développement économique ou de la liberté de circulation, il n’explique nullement le déficit démocratique ou l’inaptitude à établir les bases d’une gouvernance différente de ce qui se pratique ailleurs dans le monde arabe. « Le système politique et social en Palestine est le même que celui de l’Irak sous Saddam Hussein, c’est une forme de dictature, tempête Mahmou Abd al-Hadi, un militant anticorruption à Gaza. Vous risquez la prison si vous critiquez Abbas ou le Hamas, qui contrôle Gaza. » Correspondant de l’ONG Transparency International, il a calculé que l’évasion fiscale en Palestine atteint 800 millions de dollars, c’est-à-dire un tiers du budget de l’Autorité. « Vous imaginez ce que nous aurions pu construire pour 800 millions de dollars ? » lance-t-il rhétoriquement.

À Gaza, en dépit du contrôle du Hamas sur cette langue de terre, le même système est à l’œuvre. « Dès 2007, le Hamas a monopolisé tous les projets économiques et ce qu’on appelle le “commerce frontalier”, tant pour les importations légales que pour celles qui passent par les tunnels clandestins. Les voitures acheminées d’Égypte, par exemple, coûtent 300 % fois plus cher ici, raconte Khalil Shahin, du Palestinian Center for Human Rights, à Gaza. Le Hamas contrôle également l’emploi des gens dans l’administration et les entreprises, par un processus de discrimination et de culture de la peur. »

Malheureusement, rien ne semble devoir changer dans un futur proche. « Nous avons vraiment besoin d’un changement de génération de nos dirigeants et d’avoir des élections, admet Ghassan Khatib, ministre dans les années 2000. Mais si Abbas part, la situation risque d’être complètement instable, car il n’a aucun successeur évident et la compétition pour lui succéder sera intense, peut-être même violente. »

Quant à la réconciliation annoncée entre le Hamas et le Fatah (le parti d’Abbas, qui contrôle la Cisjordanie), elle n’avance guère, davantage embourbée dans des questions d’intérêts personnels que dans de vraies divergences politiques, d’après l’avis de plusieurs observateurs palestiniens. Même du côté du Hamas, une forme d’inertie domine. « Il nous faut effectivement un changement de leadership, les gens le réclament, plaide Ahmed Youssef, l’ancien conseiller politique d’Ismaël Haniyeh, patron du Hamas. Mais ni le Fatah ni le Hamas ne veulent de nouvelles élections car ils savent qu’ils perdront gros. »

Lors de son discours du 14 janvier 2018, Mahmoud Abbas a déclaré que le processus des accords d’Oslo était mort. Cette analyse, d’un réalisme tardif, aurait pu le pousser à dissoudre l’Autorité palestinienne, émanation directe d’Oslo, ou pour le moins, à suspendre ses fonctions. Mais il n’en a rien fait. « Nous avons acté la fin d’Oslo mais nous continuons à le mettre en œuvre tous les jours, pointe Khalil Shikaki, directeur du Palestinian Center for Policy and Survey Research. Abbas se comporte comme un analyste et non comme un président dont la tâche est de prendre des décisions. »

Mettre fin à l’Autorité palestinienne aurait envoyé un électrochoc non seulement à la société palestinienne, mais surtout à la communauté internationale, qui est son principal bailleur, et à Israël, qui en est le premier bénéficiaire. Dans l’attente d’un tel geste ou d’une réforme complète, la situation stagne. Les États-Unis se sont définitivement rangés du côté des Israéliens

Une société israélienne qui a basculé

D’après l’un des meilleurs observateurs de la société israélienne, le sociologue et psychologue Daniel Bar-Tal, le « camp de la paix » en son sein représente au mieux 20 à 25 % de la population : « La société israélienne aujourd’hui n’est plus du tout la même que celle d’il y a 20 ans. » Plusieurs facteurs ont contribué à un tel basculement. Il y a tout d’abord eu l’échec des négociations de Camp David, en 2000, menées entre le premier ministre israélien Ehud Barak et le dirigeant palestinien Yasser Arafat, sous l’égide d’un président américain sur le départ, Bill Clinton.

De cet échec est sorti un fil narratif promu par Barak, avec l’appui des Américains : « Les Palestiniens refusent tout ce qu’on leur propose, on ne peut pas négocier sans partenaire. » Même si cette conclusion a depuis été battue en brèche par des journalistes et des historiens (en premier lieu dans l’ouvrage et le documentaire Le Rêve brisé, de Charles Enderlin), elle est devenue un dogme dans la société israélienne et chez ses dirigeants (de même qu’aux États-Unis).

Cet échec a abouti à la lente désagrégation du Parti travailliste (de gauche). Avec Yitzhak Rabin, Shimon Peres puis Ehud Barak, le camp travailliste était devenu synonyme de camp de la paix. Quand il n’a pas été en mesure de réaliser ses promesses (et après que sa figure de proue, Rabin, eut été assassiné, en 1995), les électeurs se sont détournés de lui. Durant les 17 années qui se sont écoulées depuis le départ du dernier premier ministre travailliste, le parti a connu pas moins de huit chefs, dont l’actuel, Avi Gabbay, laboure allègrement sur les terres de la droite et refuse d’envisager le retrait des colons de Cisjordanie.

Cette désintégration de la gauche a correspondu également à la seconde intifada, qui a profondément traumatisé les Israéliens. « Le conflit s’est déroulé dans les centres urbains et toute la société s’est retrouvée impliquée dedans, explique l’universitaire Menachem Klein. Le sang versé, les milliers de morts de part et d’autre, et l’escalade des mesures de rétorsion israéliennes ont aggravé le conflit à un point qu’on n’avait jamais connu. »

C’est dans ce contexte que la droite israélienne la plus dure – d’abord Ariel Sharon, puis Benjamin Netanyahou – s’est imposée. Netanyahou, notamment, a supplémenté l’idéologie farouchement sioniste héritée de son père par des alliances politiciennes avec les partis religieux messianistes. Tout en gardant ouverte la porte des négociations et en se disant favorable à la création d’un État palestinien indépendant, il a fait en sorte que cela ne puisse se réaliser, en accroissant l’implantation des colons en Cisjordanie, en bâtissant un mur au-delà des frontières de 1967 et en militarisant la société.

Aujourd’hui, malgré ses casseroles judiciaires et une image déplorable, Netanyahou est le deuxième chef de gouvernement israélien en termes de longévité, juste après le « fondateur d’Israël », David Ben Gourion, ce qui en dit long sur l’adhésion profonde de la société à ses orientations politiques.

Selon Menachem Klein et Daniel Bar-Tal, la question de l’éducation a joué un rôle clef dans le basculement de la société. « Comme dans tous les pays, le système éducatif israélien écarte ce qui lui pose problème et glorifie le reste, expose Daniel Bar-Tal. Si jamais un enseignant veut organiser un débat sur une question délicate, les enfants se plaignent, les parents se plaignent et le professeur risque son poste. Nous avons une des armées les plus puissantes au monde, nous avons l’arme nucléaire et nous sommes le 5e exportateur d’armes au monde, et pourtant, les manuels scolaires continuent de présenter Israël comme un petit pays assiégé, de remettre sans cesse l’Holocauste sur le tapis… » Cet élément, qui passe souvent inaperçu à l’étranger, a contribué à forger les esprits des nouvelles générations : depuis 20 ans, l’écrasante majorité des ministres de l’éducation ont appartenu au camp conservateur, voire à la droite religieuse. D’ailleurs, l’actuel détenteur, depuis trois ans, du portefeuille n’est autre que l’ultra-droitier Naftali Bennett.

Dans ce contexte d’une société qui a érigé la faiblesse, et donc la sécurité, en obsession, comme le résume assez bien l’ancien député du Likoud (droite) Emmanuel Navon, « on ne peut avoir qu’une paix qui est une absence de guerre, basée sur une approche réaliste. Celle du “mur de fer” de Vladimir Jabotinsky ». Autrement dit, la reddition des Palestiniens plutôt que la négociation.

Une communauté internationale obsédée par le statu quo

L’irruption de Donald Trump à la Maison Blanche, mais aussi au Moyen-Orient depuis qu’il a décidé que la paix entre Israéliens et Palestiniens était « le deal ultime », a au moins permis de lever le voile délicatement posé sur le sujet depuis des années. Les États-Unis se sont définitivement rangés du côté des Israéliens et ils ont mis les Européens face à leurs échecs.

En fait, si l’on revisite la position de la communauté internationale, Américains et Européens en tête, depuis les accords d’Oslo, on constate qu’elle s’est efforcée de maintenir un éteignoir sur le conflit : envoyer des injonctions à Israël, peu importe qu’elles soient suivies d’effets, et soutenir financièrement l’Autorité palestinienne, peu importe les réalisations, tant que les armes restaient au placard. « La communauté internationale a soutenu l’Autorité palestinienne juste ce qu’il fallait pour la faire fonctionner mais sans lui permettre de développer un État », décrypte Menachem Klein. Elle a payé des salaires, construit des bâtiments qui ont parfois été détruits par les Israéliens dans la foulée, et une partie de cet argent a atterri dans la poche de dirigeants corrompus.

« C’était une forme de racket, un paiement en échange d’une protection, poursuit Klein. Une protection contre des manifestations et de l’instabilité dans les pays européens, parmi les populations musulmanes, si jamais le conflit israélo-palestinien repartait. Dans le même temps, les Européens n’ont pas osé confronter Israël à sa politique expansionniste : ils ont délégué le boulot aux États-Unis, qui ont échoué. » Notamment parce que la politique américaine vis-à-vis d’Israël est avant tout une affaire domestique, où les outils habituels de la diplomatie (promesses, menaces, sanctions) sont inopérants.

Par Thomas Cantaloube


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