Au-delà du Capital, vers une théorie de la transition

jeudi 1er février 2018.
 

Depuis l’effondrement du mur de Berlin et de l’Union soviétique, beaucoup à gauche semblent avoir gobé l’idée qu’il n’y a pas d’alternative au capitalisme. Le débat s’est limité à ce que l’on peut (ou plutôt on ne peut pas) réaliser dans le cadre de ses limites. Voici un livre puissant avec le message opposé : ce qui doit être aboli n’est pas seulement la société capitaliste classique, mais le règne du capital en tant que tel. En effet, l’exemple soviétique prouve qu’il ne suffit pas « d’exproprier les expropriateurs » si l’on ne déracine pas la domination du travail sur laquelle repose la règle du capital. Une alternative existe, ou plus précisément, peut être forgée, à condition qu’elle soit radicale et fondamentale.

István Mészáros est particulièrement bien placé pour une telle analyse globale. Jeune assistant de Georg Lukacs, il quitte sa Hongrie natale pour l’Angleterre après l’invasion soviétique et ne se fait donc pas d’illusions sur le néostalinisme. Pourtant, contrairement à beaucoup d’émigrants d’Europe de l’Est, il n’était pas ébloui par la richesse occidentale au point d’oublier ses principes. Professeur de philosophie à l’Université du Sussex, il a examiné le monde à travers des lunettes marxistes critiques, produisant des études aussi précieuses que Marx’s Theory of Alienation (1970) (Théorie de l’aliénation de Marx) et The Power of Ideology (Pouvoir de l’idéologie). Mais Beyond Capital (Au-delà du Capital) est sans aucun doute son opus magnum. Son ambition peut être mesurée par le triple sens du titre. Pour se débarrasser du capital, il faut détruire ses fondations mêmes, pas seulement la superstructure. Mais nous devons aussi aller au-delà du Capital, d’abord parce que Marx n’a jamais achevé son projet, laissant des chapitres cruciaux non écrits sur l’État et sur le commerce mondial et, ensuite, parce que, au cours du siècle qui a suivi la mort de Marx, le capital a montré une adaptabilité insoupçonnée et une capacité dangereuse pour survivre bien que son étape ascendante soit terminée.

Pour développer son argument, Mészáros doit définir la nature de la règle du capital, ou ce qu’il appelle judicieusement son métabolisme. Basé sur la domination du capital sur le travail aliéné, sur la prédominance de l’échange sur la valeur d’usage, le capital est poussé par l’impératif de l’expansion, mais repose également sur une division hiérarchique du travail. En bref, c’est un système avec sa propre logique et sa propre cohérence ; en supprimer une partie ne suffit pas. Les révolutionnaires russes ont éliminé les grands propriétaires mais n’ont pas réussi à attaquer la structure hiérarchique en transférant le pouvoir aux travailleurs, aux « producteurs associés ». Après un certain temps, l’ancien mécanisme d’extraction des excédents par des moyens essentiellement économiques a été remplacé par un système reposant principalement sur le pouvoir politique, laissant les travailleurs à de nombreux égards plus dominés que jamais. C’est pourquoi, lorsque leur expérience a finalement échoué, les dirigeants russes ont trouvé facile de grimper dans le train qui les ramenait à la règle plus classique du capital. Pourtant, l’accent mis sur la cohérence interne et l’interdépendance du système explique aussi pourquoi les efforts de l’Europe occidentale pour le transformer progressivement de l’intérieur étaient voués à l’échec : les réformes n’interféraient en rien sur son métabolisme. Ainsi, l’analyse explique à la fois l’effondrement du néostalinisme et la banqueroute de la social-démocratie.

Mészáros souligne le rôle joué par l’État, car son rôle grandement accru depuis l’époque de Marx explique en grande partie la capacité du capitalisme à absorber les oppositions et à repousser les contradictions. Les discours actuels sur la disparition de l’État sont des contes de fées. Ce n’est peut-être plus l’instrument keynésien pour stimuler la production ou le bien-être, mais c’est encore un pilier du système capitaliste et ce dernier s’effondrerait du jour au lendemain s’il était retiré. La dimension internationale – la mondialisation – est encore plus importante. Mészáros cite un passage intéressant dans lequel Marx se demande si une révolution socialiste en Europe occidentale ne serait « pas forcément écrasée dans ce petit coin du monde, car sur un terrain beaucoup plus vaste, le développement de la société bourgeoise est encore ascendant » ; Mészáros suggère que l’échec européen de la révolution était dû essentiellement à cette possibilité de propagation du capitalisme. Aujourd’hui, après avoir conquis la planète entière, il est peut-être à bout de souffle.

En effet, depuis un certain temps, le capitalisme a perdu sa fonction « civilisatrice » en tant qu’organisateur, impitoyable mais efficace, du travail. Et une grande partie du livre décrit les effets néfastes de cette survie artificielle. Pour aller de l’avant, le système repose de plus en plus sur les déchets, sur « l’obsolescence programmée », sur la production d’armes et le développement du complexe militaro-industriel. Dans le même temps, son incontrôlable poussée d’expansion a eu des conséquences catastrophiques pour les ressources naturelles et l’environnement. Rien de tout cela n’empêche le système de fabriquer « l’armée de réserve », c’est-à-dire un chômage de masse. Et comme pour souligner la gravité de sa crise actuelle, le capitalisme, depuis vingt ans, a annulé toutes les concessions qui, sous le nom générique d’État-providence, étaient supposées justifier son existence. Ce n’est pourtant pas le genre de livre qui, à la fin d’une telle description, prédit l’effondrement inévitable du système et une succession socialiste. Tout ce qu’il dit, c’est que le moment est venu de forger une véritable alternative socialiste. Il ne prétend pas non plus que l’occasion sera certainement saisie, et il n’exclut pas que l’humanité puisse être conduite au suicide.

J’ai résumé sommairement ce que le livre développe avec une sophistication théorique, une mine d’informations et des passages polémiques animés. Tout n’est pas facile à lire. Mészáros peut écrire avec clarté et humour, en particulier dans son dédain méprisant des serviteurs tels que « le gourou de Margaret Thatcher et… Compagnon d’honneur (1984), Friedrich August Hayek » ou des renégats appartenant à « la ligue des espoirs perdus » (un terme inventé par Maurice Merleau-Ponty qui, peu de temps après l’avoir inventé, a lui-même rejoint ce club). Cependant, des parties plus abstraites nécessitent une attention plus soutenue. La langue anglaise est un peu allergique à l’expression des idées abstraites. Mészáros s’améliore d’une publication à l’autre, mais le problème ne peut pas être complètement éliminé.

Pourtant, malgré toute sa complexité, Beyond Capital est une construction très cohérente, se développant logiquement de Hegel à Hayek, nous permettant de découvrir des horizons entièrement nouveaux. Les longs commentaires sur Lukacs ne sont pas seulement le fait d’un élève qui s’entend avec son ancien maître. Ils sont nécessaires pour montrer comment, en adhérant à l’idée du socialisme dans un seul pays et du parti comme instrument de transformation sociale, même un penseur aussi subtil que l’auteur de Histoire et Conscience de classe ne pouvait pas rendre justice à la tragédie de l’Europe de l’Est. J’ai été particulièrement impressionné par la façon dont Mészáros inclut l’écologie et la libération des femmes dans le projet socialiste, non pas pour courtiser quelques mythes de la gauche, mais parce qu’ils en font naturellement partie. Les apologistes de l’establishment nous disent que la mondialisation signifie que le mode de vie américain se répandra graduellement à travers le monde. Imaginez seulement la Chine et l’Inde avec trois voitures par famille ! Cette folie désastreuse ne peut être évitée que si l’économie est reprise par des « producteurs associés », qui placent la qualité au-dessus de la quantité, et la valeur d’usage au-dessus de la valeur d’échange, en basant la politique économique non pas sur l’exploitation du travail mais sur l’économie du « temps disponible ». En ce qui concerne les femmes, c’est encore plus saisissant. Une prémisse du marxisme est que le prolétariat est la seule classe qui s’intéresse de près à l’abolition des classes. Cette vocation émancipatrice peut être remise en question au motif qu’une classe ouvrière peut avoir ses propres intérêts. Mais les femmes représentent la moitié de l’humanité ; il est impossible de mettre l’égalité au sommet de votre plateforme et d’être dissocié de leur lutte. Et la recherche d’une véritable égalité pour les femmes nous amène à questionner la famille nucléaire et la fonction qu’elle exerce dans notre société.

Au-delà du Capital (Beyond Capital) n’est pas au-delà des critiques. Je pense que Mészáros sous-estime le rôle joué par le retard de la Russie dans la tragédie soviétique (même si je suis tout à fait d’accord avec lui pour dire que même si une révolution se produisait dans un pays avancé, il faudrait encore faire face au sérieux problème d’aller « au-delà du capital »). D’autres lecteurs trouveront d’autres points de désaccord. Il serait plus utile que la discussion se concentre sur ce qui est particulièrement original dans le livre – sa tentative de définir le chemin vers une société socialiste. Sagement, l’auteur ne fournit ni plan ni recettes. Pourtant, du contraste fondamental qu’il établit entre la domination du capital et les « producteurs associés », on peut tirer des conclusions sur la nature d’un mouvement politique susceptible de faire progresser la transition.

Il ne peut pas être principalement parlementaire parce que le capital est essentiellement une force extraparlementaire. Il doit être construit par le bas parce que l’une de ses tâches principales est d’attaquer la structure hiérarchique. Il est forcément internationaliste, car ses solutions sont évidemment globales. Pourtant, la leçon la plus précieuse de ce livre est la confrontation entre deux « métabolismes » fondamentalement opposés. La règle du capital est présentée comme un système intégré, incluant toutes sortes de caractéristiques construites au fil du temps. Le projet socialiste doit être également complet. Tous ses objectifs ne peuvent être atteints à la fois, mais le mouvement devra se lancer dans une telle vision. Et l’attaque contre la division hiérarchique du travail et pour le dépérissement de l’État devront commencer dès le début, pour qu’une nouvelle tentative historique ne soit pas contrecarrée comme les précédentes. Reste à trouver le passage de la théorie à la praxis, la solution au vieux dilemme socialiste : comment mobiliser les gens dans le cadre de la société existante, tout en apportant des réponses qui vous emmènent au-delà de ses limites ?

J’avais l’intention d’appeler ce livre « un monument marxiste », mais les monuments sont associés au passé, alors que Beyond Capital est un travail pour l’avenir, un outil, un instrument de lutte. À la question soulevée dans le paragraphe ci-dessus, Mészáros répondrait probablement que ce qui compte, c’est que les conditions sont maintenant mûres pour chercher une solution socialiste, et que la forme que prendra une organisation politique dépendra de la nature et de la portée du mouvement social. À ce stade, alors que l’écart est énorme entre, d’un côté, l’immensité des tâches et le danger de leur non-réalisation, et de l’autre, la faiblesse théorique et politique de la gauche égarée, la publication d’un tel livre, non seulement profond dans son analyse, mais aussi passionnément inspiré par la sympathie pour les opprimés et leur lutte pour la libération, peut être le signe d’un renouveau socialiste plus proche que nous le pensons.

Daniel Singer


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