D’Octobre 1917 au « socialisme du XXIe siècle »

jeudi 1er février 2018.
 

par Catherine Samary (Contretemps)

Tous les passés n’ont pas le même avenir, peut-on dire avec Daniel Bensaïd : Octobre 1917 ne se laissera pas facilement enterrer. Son immense legs, qu’il faut actualiser, est d’avoir « osé » mettre à l’ordre du jour la remise en cause de l’ordre existant – sans recettes, et non sans tragiques erreurs, en se confrontant aux guerres et violences sociales des dominants, à l’échelle nationale et internationale. Or, cent ans plus tard, bien que l’ « hypothèse communiste » semble écartée, bien des points communs nous rapprochent des enjeux d’Octobre.

L’hypothèse menchevique selon laquelle il fallait attendre d’un développement capitaliste les progrès sociaux et démocratique préparant l’avènement du socialisme n’est plus défendue par quiconque, la social-démocratie ayant préféré basculer vers l’ordre néo-libéral. Le capitalisme s’est à nouveau mondialisé d’une façon encore plus organique que jamais rendant impensable la « construction du socialisme dans un seul pays » – même si toutes les résistances doivent trouver un fort ancrage national. Une « troisième guerre mondiale » – sociale, et désastreuses pour l’environnement – se déploie depuis les années 1980, excluant tout choix démocratique, comme l’avait exprimé le slogan de Margaret Thatcher TINA « There Is No Alternative ».

Le mouvement de résistance né notamment au Chiapas et organisé depuis les années 1990 dans de multiples réseaux contre cette nouvelle mondialisation a pu espérer « changer le monde sans prendre le pouvoir » 1. Et il existe de multiples combats pour « fissurer » le capitalisme 2 : des réseaux s’emparant des logiciels libres à ceux reliant les « villes rebelles » 3 ; des résistances impulsées par Via Campesina 4, à la Commune de Rojava inspirée par les thèses de Murray Bookchin 5. On a aussi vu le retour de réponses étatistes ou « populistes de gauche » ainsi que l’appel de Hugo Chavez à penser un « socialisme du XXIè siècle » 6.

Il faut repenser comment changer ce monde-là, sans minimiser le danger des pseudos alternatives anti-système xénophobes, ni retomber dans les travers bureaucratiques du passé. Il faut donc tirer le bilan des avancées et des échecs du « siècle soviétique » en exploitant un atout : le recul qui permet d’englober de multiples expériences en mesurant non seulement les menaces bourgeoises internes et externes contre les projets de subversion de l’ordre capitaliste, mais les risques de cristallisation bureaucratiques et étatistes, intrinsèques au mouvement lui-même, s’ils ne sont pas combattus consciemment 7.

La révolution de 1917 8 a tiré son souffle d’une impressionnante puissance de mobilisation par « en bas » (dans les entreprises et sur les terres) et d’embryon de pouvoir populaire par « en haut », dès l’institution des soviets notamment dans l’armée où ne nouait l’alliance des travailleurs et des paysans. C’est sans appels abstraits à la « révolution » ou à un « socialisme » (au contenu controversé dans leurs propres rangs), que les bolcheviks sont devenus majoritaires dans les soviets et les comités d’usine ou qu’ils ont organisé et légitimé la prise de pouvoir insurrectionnelle ; mais parce qu’ils « présentaient le pouvoir des soviets comme la seule alternative à une contre-révolution », souligne David Mandel 9 ; et parce que cette analyse « correspondait à la réalité » vécue. « Tout le pouvoir aux soviets » signifiait alors concrètement, comme l’ont montré les premiers décrets d’Octobre, des droits sociaux, la légalisation du contrôle ouvrier dans les usines et de la terre pour ceux qui la travaillaient.

C’est pourquoi la révolution de Février n’était pas seulement anti-tsariste et « démocratique bourgeoise » : sans pour autant s’affirmer « socialiste », elle était profondément « démocratique anti-bourgeoise » 10 de par la mobilisation des ouvriers et paysans dont l’alliance se nouait dans les soviets de soldats. Le principal clivage entre bolcheviks et mencheviks, non sans rapport avec le positionnement sur la guerre, ne portait pas, dans cette phase, sur la conception du parti : la volonté d’un ancrage de masse était commune. La divergence, stratégique, concernait le choix des mencheviks d’une alliance avec les courants supposés « démocratiques bourgeois » contre le choix des bolcheviks d’appuyer les mobilisations et soviets des travailleurs et des paysans, en défense de leurs droits et contre les guerres impérialistes dans une perspective de remise en cause révolutionnaire de l’ordre mondial.

Contre le sabotage des patrons, « les ouvriers répliquèrent en appliquant à l’usine le modèle campagnard qui leur était familier » souligne Marc Ferro 11 : « l’assemblée générale des ouvriers correspondait à l’obchtchetstvo, la gestion collective était une forme de Mir ou d’Artel – cf. le Conseil des Anciens dont dérive le comité d’usine, et qui est une transcription des habitudes du village. Un collectif d’usine en appelait à un autre comme un village à un autre. Ces ouvriers voulaient devenir les maîtres de l’usine à la façon dont ils jugeaient que la terre devait appartenir à ceux qui la travaillent » .

Certes, ce « mouvement autogestionnaire » a été « d’autant plus vivace que l’usine était plus petite, car les modalités de prise en charge paraissaient à portée de main et la participation de tous assurée. Cela n’était pas le cas pour les usines géantes, qui, vu leur importance, prirent la tête du mouvement des comités d’usine sans être pour autant autogestionnaires ». Là, les ouvriers jugeaient l’autogestion « utopique » et privilégiaient « la notion de contrôle ouvrier comme un système de modalité dont ils seraient les gardiens. Ce contrôle les garantirait contre les abus, les protègerait contre le chômage sans doute plus encore, et ferait d’eux dans l’usine des participants dotés de droits » – non sans basculement vers la gestion ou l’exigence de nationalisation face aux lock-out patronaux.

Les bolcheviks étaient populaires dans les comités d’usine parce qu’ils mettaient l’accent sur ce « contrôle ouvrier » pour combattre le sabotage des patrons et l’orientation des mencheviks au sein des syndicats. Mais ils se défiaient de l’autogestion, voire du « contrôle ouvrier » s’il évoluait vers une gestion atomisée des usines perçue comme anarchiste, porteuse de chaos et de comportements « égoïstes » 12.

La dimension pragmatique rationnelle de ce point de vue se combinait avec des convictions théoriques (contestables) dominant alors chez Lénine et bien des marxistes pour qui la concentration capitaliste voire son « organisation scientifique du travail » préparait le « socialisme ». La nationalisation supprimerait l’anarchie de la propriété privée et du marché capitalistes permettant le « recensement » technique des ressources. En pratique, estime Marc Ferro « les bolcheviks jugeaient que la prise en charge des usines par un ‘Etat ouvrier’ était à elle seule une garantie contre un système d’exploitation ». Mais, dit-il, « tel était au fond, le sentiment de la plupart des militants, les anarchistes exceptés ». Et c’est dans cette logique que le « contrôle ouvrier » ancré dans les comités d’usine, devait de plus en plus laisser aux syndicats, organisés à une échelle de branche et nationale, la fonction de « gestion » après la prise de pouvoir bolchevik 13.

Il y eut pourtant échec de l’autogestion – mais ce n’est pas la défiance des bolcheviks qui en fut la cause : les propositions des anarchistes étaient largement minoritaires au sein des comités d’usine bien avant le « communisme de guerre », la « tragique erreur » de la répression de Cronstadt et l’interdiction des partis et tendances par le parti bolchevik 14. La logique d’autogestion atomisée des entreprises se heurta à l’ampleur du sabotage patronal puis au besoin objectif d’organisation nationale de la production notamment du ravitaillement en matières premières et des réseaux de transport. C’est pourquoi en 1917 beaucoup de libertaires ont rejoint les bolcheviks et – comme ces derniers – se sont divisés sur les difficultés du passage d’une logique « contre » à une logique de construction d’une autre société 15.

L’échec de l’autogestion, évoqué par Marc Ferro accompagnait l’effondrement de l’économie : « nolens volens, les travailleurs se rallièrent à la formule de la nationalisation avec contrôle ouvrier. Elle semblait mieux adaptée à une lutte contre le Capital et comme elle fut accompagnée de mesures immédiates contre le patronat et de multiples dispositions en faveur des travailleurs, elle fut ressentie comme une victoire de la révolution. En ce sens, elle l’était ». Mais ajoute-il, il s’opéra un basculement du pouvoir non vers la classe ouvrière en tant que telle mais vers « ceux qui, ayant bénéficié de sa confiance, allaient parler en son nom ».

Comme l’avait pressenti Rosa Luxembourg tout en soutenant Octobre, l’étouffement de la démocratie, supposée défendre la révolution contre ses adversaires allait se retourner contre elle, avec une logique « substitutiste » de ceux qui parlaient au nom de… 16. De pareils glissements verticalistes peuvent se constater y compris dans des « mouvements », réseaux ou associations qui critiquent les « partis » mais où des noyaux dirigeant de fait, imposent leurs normes et choix, « au nom de »…

Les erreurs, faux et vrais dilemmes peuvent être mutualisés et dépassés. La crise yougoslave ouverte à la fin des années 1960 (que l’on ne peut traiter ici 17) a mis à l’ordre du jour une critique de l’aliénation de l’autogestion à la fois par le marché et par un plan établi par le parti-Etat. Ses propositions, à mutualiser aujourd’hui, visaient à réconcilier la démocratie autogestionnaire avec les nécessités égalitaires d’une planification respectant les droits sociaux et nationaux : élaboration par les autogestionnaires eux-mêmes des grands choix de priorités planifiées, « Chambres de l’autogestion » à différents niveaux territoriaux pour en assurer l’application, « communautés d’intérêt autogestionnaires » d’usagers et producteurs gérant ensemble des biens ou services spécifiés (hôpitaux, transports, etc) à divers niveaux territoriaux.

L’important est de définir les droits d’autogestion non pas (seulement) au niveau de l’unité de production (donc d’un emploi), mais sur tout l’espace territorial où s’organise « le travail associé » et « l’appropriation sociale » des ressources, exigeant des critères solidaires. La coordination et centralisation ne seraient alors pas étatistes (au-dessus des autogestionnaires) mais sous leur contrôle. Et c’est dans un tel espace qu’une « économie politique des travailleurs » 18 en tant que producteurs et usagers, citoyens, hommes et femmes de diverses nations éventuellement librement associées, peut déterminer « le travail socialement nécessaire » pour satisfaire les besoins jugés essentiels.

Derrière les dualités de pouvoir, en 1917, gisait une dualité de droits – ceux, légaux des possédants, et ceux, légitimes défendus dans les luttes, avec d’autres critères implicites « d’efficacité ». Il en va de même aujourd’hui : « l’économie politique des travailleurs » qui se cherche, s’exprime de façon embryonnaire dans l’exigence de droits et de critères sociaux et écologiques non respectés par les dominants.

Une des façons de faire apparaître cette dualité de droits et critères potentiels est le mot d’ordre et l’organisation pratique d’un « contrôle social (comme en 1917 le « contrôle ouvrier ») sur les comptes des entreprises qui licencient ou ferment ; ou encore sur les dettes des budgets municipaux et nationaux au nom desquels les dominants suppriment les emplois et les droits. Et, comme en 1917 face aux crises, aux licenciements, à la fuite des capitaux, des formes d’autogestion défensives ou d’exigences de nationalisations sous contrôle social peuvent naître de luttes pour la survie. Elles seront instables et menacées dans un environnement marchand capitaliste dominant et face à la guerre sociale que nous connaissons.

Pour se consolider et trouver leur cohérence les alternatives embryonnaires auront donc besoin de se coordonner pour peser ensemble, en luttant à toutes les échelles où le Capital impose ses règles, en défense d’autres droits et critères visant à la protection de l’environnement et à la remise en cause de tous les rapports d’exploitation et d’oppression croisés.


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