Turquie : 91 opposants à l’offensive militaire à Afrin interpellés pour « propagande terroriste »

dimanche 28 janvier 2018.
 

Les enquêtes de police visent responsables politiques, journalistes et écrivains ayant critiqué l’opération « Rameau d’olivier », menée dans le nord de la Syrie.

Pour avoir critiqué sur les réseaux sociaux l’offensive de l’armée turque sur le canton d’Afrin (nord-ouest de la Syrie), 91 personnes ont été interpellées dans plusieurs villes de Turquie – Istanbul, Ankara, Izmir, Mersin, Van, Igdir, Diyarbakir – et près d’une centaine de mandats d’arrêts ont été émis ces quatre derniers jours, notamment pour « propagande terroriste ».

Responsables politiques, journalistes, écrivains et autres se retrouvent sous les fourches caudines du parquet pour leurs Tweet ou leurs commentaires sur Facebook émettant des réserves ou des critiques sur « Rameau d’olivier », le nom officiel de l’opération militaire menée par l’armée turque et ses alliés dans le nord de la Syrie.

L’offensive à Afrin vise les Unités de protection du peuple (YPG), une milice kurde « terroriste » selon Ankara, qui lui reproche son affiliation au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), en guerre contre l’Etat turc depuis 1984.

Interpellations, gardes à vue, perquisitions ont eu lieu dans plusieurs provinces du pays. Mardi, vingt-trois personnes ont été interpellées à Izmir (ouest), dont Çerkez Aydemir, qui dirige la branche locale du Parti de la démocratie des peuples (HDP, prokurde), le deuxième parti d’opposition.

« Occupation »

L’écrivaine et journaliste Nurcan Baysal a été interpellée lundi 22 janvier par les forces antiterroristes à Diyarbakir, la plus grosse ville du Sud-Est, majoritairement peuplée de Kurdes. Quelques Tweet critiques de l’opération militaire auront suffi à ordonner sa garde à vue.

« Aucun des Tweet de Mme Baysal n’incite à la violence », s’est émue Emma Sinclair-Webb, la représentante en Turquie de l’organisation Human Rights Watch (HRW), précisant que la jeune femme défendait avant tout la voie du dialogue pacifique entre le gouvernement turc et la rébellion kurde menée par le PKK.

Quatre journalistes au moins – Hayri Demir, Sibel Hürtas, Ishak Karakas et Nurcan Baysal – ont été détenus ces dernières quarante-huit heures pour leurs réactions à l’opération militaire sur les réseaux sociaux. Lundi, la police a perquisitionné les domiciles stambouliotes de l’écrivain Aziz Tunç et du journaliste Ismail Eskin, sans pouvoir trouver les intéressés qui vivent à l’étranger. A défaut d’avoir pu les interpeller, les policiers ont saisi des notes manuscrites et des livres.

Des enquêtes ont également été ouvertes lundi contre quatre députés du HDP, accusés d’avoir appelé sur Twitter à manifester contre l’offensive en Syrie. Deux manifestations prévues par le HDP contre l’opération, l’une à Istanbul, l’autre devant la mairie de Diyarbakir, ont été empêchées samedi par un vaste dispositif policier. Le président, Recep Tayyip Erdogan, a prévenu dimanche que quiconque se risquerait à manifester devrait payer « un prix très élevé ».

Encore plus inquiétant, la rédaction du journal chypriote turc Afrika à Lefkosa – la partie turque de Nicosie – a été attaquée lundi à coup de pierres et de projectiles par plusieurs centaines de « patriotes », qui agitaient des drapeaux turcs. La police n’a guère réagi.

Auparavant, le journal avait qualifié d’« occupation » l’offensive d’Afrin, la comparant à l’incursion de l’armée turque dans le nord de l’île en 1974. Mustafa Akinci, le chef de la République turque du nord de Chypre (RTCN, reconnue par Ankara seulement) a condamné les exactions tout en désapprouvant la comparaison avancée par le journal, « fausse » selon lui.

Sener Levent, le rédacteur en chef d’Afrika, a pointé la responsabilité du président Erdogan dans les agressions contre le quotidien, rappelant comment, dans un discours prononcé dimanche à Bursa, le chef de l’Etat avait incité « les frères et les sœurs » (c’est ainsi qu’il appelle ses partisans) à ne pas rester indifférents aux allégations de ce journal « minable et insolent ».

« Délabrement du pluralisme en Turquie »

Ce nouveau tour de vis illustre « le degré de délabrement du pluralisme en Turquie », a expliqué dans un communiqué Johann Bihr, le responsable du bureau Europe de l’Est et Asie centrale de Reporters sans frontières (RSF). Classée 155e (sur 180) au classement de la liberté de la presse établi par RSF, la Turquie détient un record en matière de détention de journalistes. A la faveur de l’état d’urgence – imposé le 20 juillet 2016 et reconduit pour la sixième fois le 19 janvier –, toutes les voix critiques du gouvernement sont désormais des cibles.

Les réseaux sociaux sont sous la loupe des autorités. Selon un rapport publié en septembre 2017 par Twitter, la Turquie est leadeuse en matière de demandes de retrait des contenus, bien avant la Russie, la France et l’Allemagne.

Entre le 1er janvier et le 30 juin 2017, Ankara a formulé 2 710 demandes, soit 45 % des requêtes mondiales. Pour la plupart, elles émanaient du gouvernement (1 995 demandes). Ce qui n’a pas empêché, malgré tout, l’ouverture de nouveaux comptes en Turquie en 2017, « 10 % de plus » qu’en 2016, selon Twitter.

Marie Jégo (Istanbul, correspondante)


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