Séguy, Mai 68, l’étincelle et le baril de poudre…

lundi 8 janvier 2018.
 

Secrétaire général de la CGT en mai 1968, Georges Séguy joua un rôle essentiel dans le mouvement social. Le 6 mai 1998, il s’en entretenait avec Jean-Paul Monferran pour l’Humanité. Morceaux choisis.

Vous avez mis l’accent sur le fait que le mouvement de mai 1968 a permis, pour le monde du travail, des avancées sociales qui n’avaient pas eu de précédents dans l’histoire. Par quels processus cela a-t-il été possible  ?

Georges Séguy Toute l’année 1967 a été marquée par une intervention sociale assez forte, impulsée par un accord d’unité d’action entre la CGT et la CFDT, avec notamment deux grèves nationales de vingt-quatre heures et une journée nationale avec des arrêts de travail en fin d’année  : contre les ordonnances qui frappaient la Sécurité sociale, et pour d’autres revendications qui se heurtaient toutes à un mur d’intransigeance de la part du patronat et du gouvernement, privant les syndicats de toute possibilité de négociation. Voilà pourquoi, progressivement, l’idée de s’y mettre « tous ensemble » s’est emparée des esprits. Petit à petit, la tension est montée  : elle s’est trouvée confirmée par la grande manifestation du 1er mai à Paris, à l’appel de la CGT qui bravait ainsi une interdiction vieille de quatorze ans, et à laquelle le gouvernement n’avait pas osé s’opposer. Il existait une accumulation de mécontentements de caractère revendicatif qui a fait mûrir un climat de tensions sociales fortes et qui a pris, en mai, la dimension que l’on sait. C’est là un enseignement important  : des revendications déposées depuis cinq, dix ou quinze ans, parfois, dans les bureaux des ministères et au siège du CNPF – et réputées impossibles à satisfaire – ont été résolues en quelques heures de négociations à Grenelle. Sous la pression de 10 millions de grévistes, la force de persuasion est plus grande qu’avec les meilleurs arguments développés par les syndicalistes…

Vous n’aviez pourtant pas tout prévu…

Georges Séguy Nous ne pouvions pas imaginer en effet que la grève générale – ce mythe dont on avait débattu depuis la naissance de la CGT et qui devait renverser le capitalisme – allait se produire. Pour une fois, il y avait grève générale, le capitalisme a subsisté, mais les salariés ont obtenu, au total, des acquis plus importants et dans des domaines plus diversifiés qu’en 1936. Ne perdons pas de vue qu’il n’y a pas eu seulement le « constat » de Grenelle, avec l’augmentation de 35 % du Smig, celle de 55 % du salaire minimal agricole, la légalisation du droit syndical dans l’entreprise. Les négociations par branche professionnelle qui prolongèrent celles de Grenelle durant la première semaine de juin complétèrent de manière substantielle le « constat » général  : reclassifications, déroulements de carrière, temps et conditions de travail, améliorations des conventions collectives, etc.

Au-delà de ce succès, quelles images fortes gardez-vous de ce mouvement, de l’état d’esprit qui l’animait  ?

Georges Séguy Une volonté de changement des mentalités dans la société, qui s’est traduite, dans un premier temps, par l’explosion de la parole  : nous avons vu des personnes n’ayant jamais osé exprimer un avis publiquement trouver des ressources d’éloquence pour participer à la discussion sur les sujets les plus divers. Tout le monde avait envie de parler, de s’exprimer, de critiquer, de proposer… Cela a bousculé bien des habitudes. Beaucoup de tabous ont volé en éclats. De toutes les évolutions d’alors, c’est celles touchant au respect de la dignité des femmes, à la question de leurs droits – dans l’entreprise comme dans la société – qui m’apparaissent les plus significatives. Mai 68 a constitué, dans les mentalités et dans la culture, le grand tournant d’une évolution qui a continué, par la suite, de produire des effets positifs, progressistes, émancipateurs. Si le mouvement n’a pas abouti à une transformation de la société dans le sens où beaucoup l’auraient souhaité, il a laissé subsister une flamme qui ne s’est jamais éteinte, et qui, dans certaines circonstances, s’est rallumée fortement – en 1995, par exemple, avec la reprise de l’idée du « tous ensemble ». Quand on évoque aussi, aujourd’hui, la volonté d’évoluer vers une société plus citoyenne, on reprend un peu de ce qui émergeait à l’état d’utopie chez certains il y a trente ans, qui aspiraient à ce que les individus puissent avoir leur mot à dire et à ce qu’ils soient consultés sur toutes les questions les concernant, dans tous les domaines.

Souvent, lorsque vous évoquez le mouvement étudiant, vous utilisez l’image du « baril de poudre », auquel il aurait été apporté une « étincelle ». Pourtant, à côté de l’évolution de la situation sociale en France que vous avez évoquée, on est frappé par la montée en puissance de mouvements étudiants dans le monde entier, dès la fin de l’année 1967  : en Italie, au Mexique, au Brésil, mais aussi en Tchécoslovaquie…

Georges Séguy Toute cette période a été caractérisée en effet, au plan mondial, par la volonté de ne pas accepter l’évolution de la société humaine, telle qu’elle était dominée, d’une part, par les grands groupes monopolistes en train de se mettre en place dans les pays capitalistes et, d’autre part, par un système social qui n’était pas du tout en correspondance avec les aspirations des êtres humains. Au fond, quelles qu’aient été les conditions dans lesquelles les réactions dont vous avez parlé se sont exprimées – surtout dans la jeunesse – à l’Est comme à l’Ouest, l’aspiration était semblable  : éviter que la vie ne s’enferme dans un carcan, qu’il soit celui du centralisme totalitaire, ou celui de la rentabilité absolue du capital. Il existait une communauté de volontés, qui, d’ailleurs, subsiste aujourd’hui d’une autre manière et par d’autres aspects. Mai 68 apparaît comme une sorte d’anticipation de l’aspiration à une autre mondialisation. La différence est que, de nos jours, l’idée de faire face aux dangers qui menacent les peuples est de plus en plus planétaire, et de moins et moins cernée dans le corset de chaque pays, voire de chaque continent. S’il est juste de dire qu’alors, en France, les étudiants furent l’étincelle qui mit le feu aux poudres – ce qui s’est passé au début du mois de mai au quartier Latin a effectivement tout précipité –, encore fallait-il qu’il y ait un stock de poudre suffisant pour que l’explosion ait le retentissement qu’elle a eu au plan national, mais aussi international…

(…)

En ce moment, vous participez à de nombreux débats sur le trentième anniversaire de Mai. Qu’en retenez-vous  ?

Georges Séguy Ce qui me frappe surtout, c’est la volonté de la nouvelle génération – celle qui est née dix ans après 1968 – de savoir ce qui s’est passé alors. Mai 68 est perçu par elle comme une grande explosion sociale, empreinte de progrès, de générosité, de volonté de changer la société. Que cette génération se passionne pour Mai 68, comme elle se passionne pour la Résistance, est plutôt bon signe. D’autant qu’il ne s’agit pas seulement du plaisir de connaître l’histoire, mais peut-être aussi de s’en inspirer pour tenter d’apporter des réponses aux questions d’aujourd’hui. À mon sens, beaucoup d’enseignements de Mai restent valables. Par exemple, la manière dont se déroula une grève générale qui ne fit l’objet d’aucun mot d’ordre national, dans laquelle n’existait pas de structure nationale d’action avec les autres syndicats, mais qui fut en quelque sorte autogérée par les travailleurs eux-mêmes, sur la base d’une information quotidienne, d’une proposition délibérée entre les organisations syndicales, soumise à l’appréciation des travailleurs réunis en assemblée générale, discutée et votée… On a retrouvé cette forme d’autogestion démocratique de la grève en 1995 chez les cheminots. Je pense que c’est cette qualité de la gestion de la grève qui a permis d’aboutir à des résultats aussi probants en matière sociale…


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