1917-2017 : dernier retour sur l’Octobre russe

vendredi 5 janvier 2018.
 

Le centenaire de la révolution d’Octobre aura marqué l’année qui s’achève. Et pour cause ! Tout le siècle passé, qui restera celui de toutes les espérances comme de toutes les tragédies, en aura porté l’empreinte. Celles et ceux qui auront appartenu à ces successives « générations d’Octobre », si bien identifiées par Benjamin Stora (in La Dernière Génération d’Octobre, Fayard 2003), y auront nourri leurs engagements. Ayant moi-même appartenu à la dernière desdites « générations » marquées par l’irruption révolutionnaire de 1917, celle des Comités d’action lycéens des années 1967-1968, je me suis fait un devoir de participer aux débats provoqués par cette commémoration. D’abord, en préfaçant la réédition de l’ouvrage de Léo Figuères, Octobre 1917, la Révolution en débat (Le Temps des cerises). Puis, en participant à des conférences publiques sur la base de cette contribution (l’une de ces conférences se sera d’ailleurs tenue le 14 octobre, à Malakoff, ville si longtemps dirigée par Léo Figuères, sous la présidence de Catherine Margaté, maire honoraire, et en présence de Jacqueline Belhomme, maire en exercice, l’une et l’autre ayant succédé à Léo Figuères). J’avais promis à mes interlocuteurs de prolonger le texte donné au Temps des cerises d’une synthèse des réflexions formulées à l’occasion de ces rencontres. Hélas, pris par d’autres urgences, je n’avais pu achever ce travail. La trêve de cette fin d’année me permet d’honorer ma promesse. Pour en simplifier la lecture, j’ai divisé mon texte en deux parties : celle dont vous prenez présentement connaissance, qui revient sur la « grande lueur » qui éclaira l’Est voilà tout juste cent ans et sur sa finale extinction (je la complèterai, dans un post particulier, par la vidéo de la conférence du 14 octobre) ; et une seconde, à paraître en janvier, sur la question du communisme en ce début de XXI° siècle.

Avant d’en arriver au vif du sujet, je veux revenir sur le petit événement qu’aura constitué ma préface à l’ouvrage de Léo Figuères. Quoi de plus significatif, en effet, que la sollicitation m’ayant été faite, par l’association de ses « Amis » et l’éditeur d’un texte publié pour la première fois en 1998, soit quelques années après la désintégration de l’URSS et la disparition des pays du « socialisme réel » ? Rien ne prédestinait, a priori, nos chemins à se croiser. Ni nos expériences respectives : Léo Figuères avait fait ses classes militantes à la rude école du Front populaire et de la Résistance, avant de devenir député, maire trente années durant de Malakoff et figure de l’action anticolonialiste de l’après-guerre ; je me suis, quant à moi, totalement impliqué dans le tourbillon d’une radicalisation soixante-huitarde alimentée par la montée impétueuse des combats sociaux et anti-impérialistes de ces années-là, montée qui paraissait, à la jeunesse d’alors, attester de l’actualité renouvelée de la révolution… Ni nos parcours politiques : lui fut une figure de premier plan d’un Parti communiste s’étant longtemps voulu « indéfectiblement » attaché à l’Union soviétique, et il avait au détour des années 1970 écrit un petit pamphlet symptomatique d’un climat, qu’il avait intitulé Le Trotskysme, cet antiléninisme (Éditions sociales 1969) ; je fus longtemps, pour ma part, l’un des dirigeants d’une organisation dite trotskyste, c’est-à-dire se réclamant d’un communisme de rupture avec le stalinisme, avant d’opérer mon retour au PCF en 2015, le moment me semblant venu de réunir les forces se réclamant de la même ambition…

Comme quoi, ce XXI° siècle, tout juste débutant dans la fureur et les plus extrêmes incertitudes, aura déplacé les lignes de clivage. La brutalité de l’affrontement qui aura, des décennies durant, opposé les héritiers du bolchevisme des origines, « staliniens » contre « trotskystes », aura fini par laisser place au besoin de réinterroger tout un pan de l’histoire pour en transmettre aujourd’hui des données intelligibles. Léo Figuères l’avait d’ailleurs compris, qui écrivait peu avant sa disparition : « Est-il possible qu’un jour les militants se réclamant du communisme se retrouvent dans la même formation ? (…) Pour y parvenir, il faudrait d’abord que tous sachent tirer les leçons de l’histoire du communisme et comprennent que la première condition pour ouvrir la voie d’une remontée du mouvement révolutionnaire anticapitaliste, d’une nouvelle espérance, réside dans le rassemblement de ses forces éparses » (in De Trotsky aux trotskysmes, Le Temps des cerises 2012). On eût dit qu’il anticipait que j’aurais à conduire, quelques années plus tard, mes camarades de Gauche unitaire au regroupement avec le Parti communiste français, au sein de ce dernier…

Que reste-t-il, précisément, de l’Octobre russe ? En fait, l’acte révolutionnaire lui-même, par-delà ce qu’il devait en advenir par la suite. Car tel est bien ce qui aura caractérisé l’immense et vieille Russie entre février et octobre 1917 : la mise en branle d’une immensité humaine cherchant à échapper aux souffrances de la guerre, à la terrible condition d’un monde paysan tout juste sorti du servage, à l’étouffement des libertés sous le règne d’une autocratie parasitaire, au despotisme patronal devenu insupportable à un prolétariat ayant commencé à prendre conscience de sa place lors de la précédente révolution de 1905, à l’oppression des nationalités dont l’Empire tsariste était devenu la prison.

Dit autrement, si la Révolution russe aura connu un tel retentissement, dès son éclatement et sur la plus grande partie du siècle passé, c’est qu’elle aura témoigné du besoin de faire bifurquer radicalement le cours des choses, si l’on voulait ouvrir un chemin à l’émancipation humaine. C’est, également, qu’elle aura paru vérifier les conclusions de Karl Marx et Friedrich Engels, ainsi que des penseurs socialistes ayant pris leur sillage, pour lesquels son développement même créait les conditions du dépassement du capitalisme, le prolétariat s’érigeant en force motrice d’un avenir débarrassé de la guerre et des concurrences sauvages, de l’exploitation et des dominations de toute sorte.

OCTOBRE, AU FAÎTE D’UNE CRISE RÉVOLUTIONNAIRE

Il est de bon ton, depuis qu’un François Furet aura publié cette Bible de l’anticommunisme moderne intitulée Le Passé d’une illusion (Robert Laffont/Calmann-Lévy 1995), ou qu’une série d’historiens acquis aux théorèmes du néolibéralisme auront édité un Livre noir du communisme (Robert Laffont 1997) aux analyses plutôt bâclées, d’appréhender Octobre comme le coup d’État d’une phalange d’intellectuels pressés d’accomplir leur rêve d’un « Homme nouveau ». Un regard simplement équilibré sur l’enchevêtrement des faits démontre que la prise du Palais d’Hiver de Petrograd se sera, en réalité, inscrite dans un mouvement ascendant de remises en cause d’un ordre abhorré par les peuples de Russie, dans leur très grande diversité.

La guerre mondiale, avec sa succession de défaites de l’armée tsariste dès septembre 1914 et les immenses difficultés endurées par les populations de l’Empire, sera venue disloquer les structures d’une société toujours marquée par le féodalisme et consacrer le délitement du régime monarchique de Nicolas II. La Révolution de 1905 avait, malgré sa mise en échec et comme l’avait alors analysé Léon Trotsky, constitué une « répétition générale » (in 1905, les Éditions de Minuit 1969), à laquelle ni une aristocratie épuisée, ni un courant libéral-bourgeois incapable d’incarner une relève crédible, n’avaient apporté de réponse.

C’est dans la brèche de cette crise généralisée du système, à la faveur des bouleversements provoqués par un conflit aussi mondialisé qu’abominable, que le mouvement populaire se sera engouffré. Parti, comme par surprise, d’une grève dans la plus grande entreprise de Petrograd et d’une manifestation de femmes dans la même ville… Voyant, par la suite, se multiplier grèves et manifestations d’un prolétariat faible en nombre mais à la puissance concentrée… Enchaînant mobilisations et révoltes paysannes… Entraînant l’abdication du tsar et la succession de gouvernements provisoires évoluant régulièrement vers la gauche, jusqu’à celui mené par le socialiste-révolutionnaire Alexandre Kerensky… Débouchant surtout, sur fond de tentatives contre-révolutionnaires avortées, à l’image du putsch de Lavr Kornilov en août, sur l’installation d’une dualité de pouvoir plaçant face-à-face les autorités installées à la tête d’un État déliquescent et la prolifération de soviets et comités de toute sorte, expressions de la politisation croissante des ouvriers, des paysans et des soldats... Avec un Parti bolchevik, très longtemps minoritaire mais voyant son influence grandir impétueusement, jusqu’à gagner la majorité dans les doumas des quartiers ouvriers des grandes villes, ainsi qu’au sein des soviets et des comités d’usine...

C’est Nicolas Werth, pourtant l’un de ceux qui contribuèrent à accréditer la thèse d’un putsch perpétré par le Parti bolchevik sans vrai soutien des masses, les 7 et 8 novembre (selon le calendrier grégorien), qui reconnaît à présent « une vaste révolution sociale, multiforme et autonome. Celle-ci s’exprime sous des formes très diverses : une grande jacquerie, mouvement ancré dans une longue histoire, marquée non seulement par la haine du paysan, libéré depuis deux générations à peine du servage, à l’encontre du propriétaire foncier, mais aussi par une profonde méfiance de la paysannerie envers la ville, et envers toute forme d’ingérence étatique ; une décomposition en profondeur de l’armée composée de millions de paysans-soldats épuisés par trois années de guerre ; un mouvement revendicatif ouvrier spécifique, autour de mots d’ordre révolutionnaires – contrôle ouvrier, ‘’pouvoir des soviets’’ ; une émancipation des nationalités et des peuples allogènes de l’ex-Empire russe. Chacun de ces mouvements a sa propre temporalité, sa dynamique interne, ses aspirations qui ne sauraient être réduites ni aux slogans bolcheviks ni à l’action politique de ce parti » (in Les Révolutions russes, Que sais-je ?/PUF 2017). Une analyse qui amène l’historien à reconnaître que, dans le décisif instant d’octobre 1917, « l’action des bolcheviks (…) va dans le sens des aspirations du plus grand nombre ».

De là auront été confirmées, chez un Lénine au départ plutôt isolé parmi ses camarades, une intuition, déjà ancienne puisque formulée plusieurs années auparavant par Karl Kautsky, le « pape » allemand de la social-démocratie européenne, et une compréhension. Intuition que « la chaîne du capitalisme » pouvait se rompre là où on ne l’avait pas imaginé, dans un pays économiquement peu développé, et que la prise du pouvoir par le prolétariat pouvait y devenir le signal de cette révolution mondiale que les dirigeants bolcheviks n’auront cessé d’attendre à partir d’Octobre. Compréhension, aussi, du moment politique crucial que traversait alors la tornade engendrée par les journées de Février : en cet automne 1917, alors que révolution et contre-révolution se livraient un combat acharné, le renversement du gouvernement Kerensky et le passage des leviers de commande aux soviets s’avéraient la condition même de la réalisation des revendications de l’immense majorité du peuple : la paix, la terre, la liberté.

D’UNE « GRANDE LUEUR » AU CAUCHEMAR ABSOLUTISTE

Avec le recul que nous offrent le temps et la connaissance précise des mécanismes s’étant mis en branle, il nous est aujourd’hui permis de dire, sans faux-fuyants, que si la Révolution russe aura commencé par dessiner ce chemin de libération, elle n’aura hélas pas mené où tant d’hommes et de femmes, sur la planète entière, l’avaient imaginé.

D’une espérance gigantesque, ayant mis en mouvement les forces vives du prolétariat industriel comme des classes dominées ou des peuples colonisés un peu partout, et ayant même donné naissance à des partis communistes de masse en diverses contrées, dont la France, il aura finalement découlé non une marche triomphale au socialisme et au communisme, mais leur exact contraire. Un système bureaucratique et meurtrier, pour ne pas dire totalitaire (non au sens où on pourrait le comparer au nazisme ou au fascisme, dont les menées exterminatrices et raciales, autant que la volonté d’éradiquer l’héritage des Lumières européennes, répondaient à de tout autres déterminations, mais dans la mesure où il aura prétendu régir l’ensemble de la société à partir de directives venues du sommet de l’État)… Un ordre concentrationnaire, qui aura probablement conduit un adulte sur cinq dans des camps entre les années 1920 et le début des années 1950… Un pouvoir qui, réduisant au silence ses opposants et étranglant les libertés fondamentales, sera allé jusqu’à supprimer tous ses contradicteurs au sein même du parti et de l’édifice étatique (l’essentiel du comité central en place du temps de Lénine disparaîtra en quelques années)… La résurgence des mécanismes de domination des nationalités opprimées de l’ancien Empire, qui aura fini par les replacer sous la férule du chauvinisme grand-russe… La formation, à l’Est du continent et au lendemain de la défaite des fascismes, d’un bloc d’États auquel il aura été interdit de contester le rôle dirigeant de Moscou, bloc au sein duquel se sera déployée une répression systématisée de toute forme de contestation démocratique ou de dissidence intellectuelle… Les interventions militaires de Berlin-Est (1953), Budapest (1956) ou Prague (1968), pour écraser le soulèvement d’ouvriers qui avaient pourtant, spontanément, retrouvé le chemin de leur organisation en conseils… La substitution, au nom de la théorie du « socialisme dans un seul pays », de l’horizon de la révolution mondiale à une soumission du mouvement communiste international aux vues internationales du Kremlin, avec les défaites sanglantes dont cela aura été le prix tout au long du XX° siècle, de la Chine en 1927 à la Grèce au sortir de l’occupation hitlérienne, du massacre des communistes indonésiens en 1965 à celui de leurs camarades soudanais quelques années plus tard…

Au fil des décennies, il n’aura pas manqué de tentatives d’éclairer les ressorts de ce retournement monstrueux. D’un Léon Trotsky, opposant de la première heure au stalinisme qui aura parlé dans d’innombrables textes d’une « caste bureaucratique parasitaire », à un Bruno Rizzi, issu lui-même des rangs « trotskystes », qui y aura vu un « collectivisme bureaucratique » (in L’URSS : collectivisme bureaucratique, la bureaucratisation du monde, éditions Champ libre 1979). D’un Moshe Lewin, plus près de nous, qui aura identifié un « absolutisme bureaucratique » (in Le Siècle soviétique, Fayard/Le Monde diplomatique 2003), à un Léo Figuères, dans l’ouvrage que j’aurai eu l’honneur de préfacer cette année, qui aura évoqué un « système despotique », sans parler d’un Rudolf Bahro concluant au surgissement inattendu d’une « voie non capitaliste pour l’industrialisation » (in L’Alternative, Payot 1979). Pour en arriver, de nos jours, à un Yvon Quiniou soulignant « tous les traits d’un système totalitaire » (in Retour à Marx, pour une société post-capitaliste, Buchet-Chastel 2013), ou à un Lucien Sève qui aura élargi ces différentes notions en y décelant un « mutant social » (in Octobre 1917, une lecture très critique de l’historiographie dominante, Éditions sociales 2017). Au fond, ce centenaire pourrait se révéler l’occasion de pousser ces réflexions, jusqu’à maintenant inachevées tant le phénomène défie toutes nos catégories analytiques.

Bien sûr, au moment où il s’impose de renouer les fils d’analyses aussi diverses, on ne saurait négliger les innombrables facteurs explicatifs de ce grand basculement : l’isolement très rapide de la révolution, dans un monde brutalisé par les convulsions d’un capitalisme qui ne sera sorti de sa crise d’un demi-siècle qu’à la faveur de deux boucheries internationalisées et sur les cadavres de dizaines de millions d’êtres humains ; la violence imposée à la Russie soviétique par les interventions des puissances impériales de l’époque (France en tête) ; une guerre civile dévastatrice pour les populations autant que pour l’économie du pays ; les famines et épidémies (dont on ne rappellera jamais assez qu’avant les purges staliniennes et prolongeant la mort répandu à partir des champs de bataille, elles auront décimé une large partie de l’encadrement le plus expérimenté du Parti bolchevik) ; une série d’erreurs, particulièrement lourdes, des dirigeants révolutionnaires, Lénine en tête, j’y reviendrai…

REPARTIR DE L’INTUITION DE MARX

Au-delà de ces facteurs qui auront évidemment joué un rôle déterminant, impossible cependant de ne pas s’interroger sur la contradiction fondamentale qu’aura dû affronter un processus surgi presque par surprise. Dans les débats qui se seront succédé au cours des dernières décennies et se seront posé la question de ce qu’il était advenu d’un événement aussi prometteur, on se sera de toute évidence trop peu arrêté sur une réflexion anticipatrice de Marx.

Dans son avant-propos à la Critique de l’économie politique, il écrivait ainsi : « Jamais une société n’expire avant que soient développées toutes les forces productives qu’elle est assez large pour contenir ; jamais des rapports supérieurs de production ne se mettent en place avant que les conditions matérielles de leur existence ne soient écloses dans le sein même de la vieille société. C’est pourquoi l’humanité ne se propose jamais que les tâches qu’elle peut remplir : à mieux considérer les choses, on verra toujours que la tâche surgit là où les conditions matérielles de sa réalisation sont déjà formées, ou sont en voie de se former » (in Œuvres, Économie I, La Pléiade 1977).

En 1917, c’est par les aléas de l’histoire, parce que la bourgeoisie se montrait inapte à l’accomplissement des objectifs démocratiques du soulèvement de Février, que les soviets se seront vus transmettre la responsabilité de prendre les affaires en main. Naturellement, ni Trotsky, qui avait si bien analysé ce trait particulier de la situation russe dès le lendemain de la révolution de 1905, ni Lénine beaucoup plus tard, dans ses renommées « Thèses » d’avril 1917, n’ignoraient l’appréciation marxienne. Ils avaient simplement relevé que, dans le passage cité, le vieux Karl avait lui-même paru nuancer son propos en pointant des conditions matérielles simplement « en voie de se former », ce qui pouvait s’appliquer à la Russie.

Ils pouvaient, à cet égard et non sans raison, relever les bouleversements de l’ordre planétaire provoqués par l’entrée du capitalisme dans une nouvelle époque, celle de l’impérialisme analysé par Lénine au printemps 1916 (L’Impérialisme, stade suprême du capitalisme aura été réédité par Le Temps des cerises en 2001, avec une préface du regretté Georges Labica). Il n’était pas, de leur part, incongru de constater par surcroît les tendances à l’unification du monde sous l’égide d’un capitalisme financier en pleine expansion dès ce moment, et noter que les crises apocalyptiques en découlant interdisaient une croissance « classique » aux pays de la « périphérie ». Ce dont ils déduisaient une « loi du développement inégal et combiné » autorisant les nations dominées à ne pas suivre la voie des métropoles dominantes. Ils n’en pensaient pas, pour autant, qu’un pays comme le leur pourrait initier une transition au socialisme de manière solitaire. Simplement, ils se montraient convaincus que le passage du pouvoir aux soviets russes engendrerait inévitablement une vague de révolutions au sein de la vieille Europe industrialisée. L’histoire en aura décidé autrement.

L’INATTENDUE CAPACITÉ DE RÉSISTANCE DU CAPITALISME

D’aucuns ne manquent jamais d’y voir la victoire posthume d’un Karl Kautsky. Celui-ci, dans un essai publié en 1930, ira jusqu’à parler de « dégénérescence fasciste du bolchevisme », condamnant Lénine et Trotsky pour n’avoir pas limité leurs ambitions à l’instauration d’une République démocratique parlementaire, et les accusant de n’être parvenus qu’à établir une forme dictatoriale de capitalisme d’État (in Le Bolchevisme dans l’impasse, Quadrige/PUF 1982). Reprendre, de nos jours, cette théorisation d’étapes qu’il eût fallu respecter scrupuleusement avant que puisse s’envisager une transition au socialisme est à peu près aussi absurde que refuser d’admettre l’abomination du régime qui se sera installé deux lustres après la révolution d’Octobre. Car on peut légitimement penser qu’un renoncement des soviets à assumer la responsabilité du pouvoir n’eût sans doute pas débouché sur une démocratie stabilisée, mais plutôt sur une terrible phase de réaction, dont nul ne peut dire ce qu’elle aurait provoqué dans une Europe voyant alors se développer un peu partout des bandes contre-révolutionnaires, enivrées de haine à l’encontre d’un prolétariat en pleine ascension.

Au demeurant, on ne saurait oublier que les grandes figures de la social-démocratie du début du XX° siècle rejoignaient elles-mêmes la direction bolchevique pour penser, suivant en cela Marx et Engels, que les conditions étaient réunies du passage au socialisme dans les pays développés du Vieux Continent. Or, l’échec des soulèvements ouvriers ayant suivi l’Octobre russe (en Allemagne, bien sûr, mais aussi en Hongrie, en Finlande et jusque dans la jeune classe ouvrière italienne qui expérimentera ses propres conseils d’usine) ne doit probablement pas à la seule violence dont usèrent les classes possédantes pour noyer dans le sang la vague révolutionnaire qui se formait. En ces quelques années cruciales, force est de constater que le capitalisme aura démontré une capacité inattendue de remodeler sa domination afin de s’adapter au formidable développement des forces productives qui s’amorçait, et d’absorber la montée en puissance du mouvement prolétarien.

Dit autrement, et pour reprendre la remarque de Marx, même dans les centres impérialistes, ne s’étaient sans doute pas « développées toutes les forces productives » que les anciennes formations sociales étaient « en mesure de contenir ». Lucien Sève peut, de ce point de vue et non sans pertinence, écrire que « si Lénine perçoit bien la prématurité historique du communisme en Russie, ne l’effleure pas l’idée qu’il en aille de même à l’échelle mondiale : nulle part en réalité n’est mûr, au XX° siècle, le passage au communisme » (op. cit.). La remarque en rejoint une autre, formulée cette fois par l’historien Marc Ferro, lorsqu’il constate que, même après la Deuxième Guerre mondiale, des révolutions auront porté aux manettes des forces se réclamant du communisme, « là où il n’y avait eu ni classe ouvrière importante, ni même partis socialistes puissants », en clair dans des pays à dominante agraire (in L’Aveuglement, Une autre histoire du monde, Tallandier 2015). Un rappel soulignant que, jusqu’aux dernières heures du siècle écoulé, seuls des pays dont les classes possédantes avaient failli dans l’accomplissement des grandes exigences démocratiques portées par des peuples soulevés auront vu s’installer des régimes se réclamant de la révolution socialiste.

N’est-ce donc pas, avant tout, cette contradiction fondamentale, celle d’un processus mis en demeure de relever un défi historique qu’il n’était pas en mesure d’appréhender, qui peut expliquer que la révolution ait, en Russie, fini par devenir « glacée » ? C’est intentionnellement que je me réfère ici à la célèbre formule de Saint-Just, dans ses « Fragments sur les institutions républicaines » (in Théorie politique, Seuil 1976), lorsqu’il observait la Grande Révolution se heurtant, elle aussi, à une gageure impossible, poussée qu’elle était par la pression populaire à dépasser ses objectifs bourgeois, ce qu’elle ne pouvait évidemment accomplir. C’est ce qui devait emporter le Comité de salut public dans la fuite en avant de la Terreur.

Avec le recul, il est frappant de relire ce qu’écrivait, en 1904, Trotsky à propos des jacobins luttant pour « garder plus longtemps leur position » : « Les jacobins enfonçaient entre eux et le modérantisme le couperet de la guillotine. La logique du mouvement de classe allait contre eux, et ils s’efforçaient de la décapiter. Folie : cette hydre avait toujours plus de têtes ; et les têtes dévouées aux idéaux de vertu et de vérité se faisaient tous les jours plus rares » (in Nos Tâches politiques, Pierre Belfond 1970). Il n’est pas déplacé, aujourd’hui, de rapporter à cet épisode les fautes commises par les bolcheviks dès les premières années de la révolution.

LA DÉMOCRATIE, POINT OBSCUR DE LA PENSÉE LÉNINIENNE

Car fautes, il y aura bien eues, en ces années décisives où le destin de la révolution se jouait. Fautes lourdes, dont aucun des dirigeants de l’État et du parti ne saurait être tenu pour quitte. À commencer par Lénine. Sur cet aspect des choses, on m’autorisera ici une parenthèse. Longtemps, dans toutes les familles se réclamant de la filiation communiste, il aura été de bon ton de parler d’une « direction bolchevique », présupposant la forte homogénéité de celle-ci. La réalité se sera révélée bien plus complexe.

Hormis quelques grandes figures capables de fulgurances intellectuelles ou de réflexions théoriques innovantes – au nombre desquelles on peut aisément identifier un Trotsky, un Boukharine, un Préobrajensky et quelques autres –, quelles qu’aient été par ailleurs leurs limites, c’est de Lénine que sera toujours venue, à chaque étape, l’impulsion des réorientations qui se révélaient indispensables. Cela se sera manifesté lorsqu’il faudra prendre le tournant de l’insurrection pour sauver la révolution ; lorsque le courage de signer la paix draconienne de Brest-Litovsk avec l’Allemagne, l’année suivante, deviendra le seul moyen d’épargner une débâcle militaire aux soviets ; lorsqu’il s’imposera de sortir de l’impasse du « communisme de guerre » et d’accepter une ouverture économique en 1921 ; ou encore lorsque le reflux de la vague révolutionnaire en Europe exigera, lors de ses III° et IV° Congrès, de convaincre la III° Internationale de changer de tactique pour s’attacher à la recherche de fronts uniques des organisations ouvrières. Ce n’est pas pour rien qu’un Victor Serge pourra écrire, deux ans après sa mort : « Lénine était unique, à l’égal de Beethoven » (in Le Tournant obscur, Éditions Albatros 1972). Ce qui a, naturellement, une incidence : c’est en premier lieu dans sa pensée qu’il faut rechercher ce qui aura pu favoriser l’involution de la dynamique révolutionnaire.

De toute évidence, c’est la relation de Lénine et, sous son influence, des bolcheviks à la démocratie qui aura constitué la faille fatale. Armés d’un logiciel formaté pour l’essentiel dans la clandestinité, et dans l’urgence ayant imprégné sa marque à toutes leurs décisions, ils auront totalement mésestimé l’importance de cette dimension pour pousser jusqu’au bout la transformation des rapports sociaux. Cela se sera traduit, dès 1918, par la mise hors-la-loi des autres partis soviétistes – jusqu’aux socialistes-révolutionnaires de gauche, bien que ces derniers aient, dès octobre, œuvré à l’instauration du pouvoir des soviets –, et par la dispersion de l’Assemblée constituante (dont la convocation figurait pourtant au programme du Parti bolchevik en 1917), avant que ne soit écrasé, en 1921, le soulèvement des ouvriers et des marins de Cronstadt – lesquels avaient pourtant été aux avant-postes de l’insurrection d’Octobre.

Alors que, dans ses 25 thèses où il s’efforçait de définir les « Principes du communisme » (in Marx-Engels, Œuvres choisies, tome 1, Éditions du progrès 1970), Engels avait écrit que la révolution se devait d’établir « tout d’abord un régime démocratique et, par là-même, directement ou indirectement, la domination politique du prolétariat » (tous les termes ont, ici, leur importance, et il n’est pas anodin que le compagnon de Marx assigne au prolétariat la mission d’instaurer « tout d’abord » la démocratie), le discours constant d’un Lénine, confronté il est vrai aux terribles menaces pesant sur la jeune République soviétique, se situera dans un tout autre registre.

« La dictature révolutionnaire du prolétariat, tiendra-t-il à souligner avec force, est un pouvoir conquis et maintenu par la violence, que le prolétariat exerce sur la bourgeoisie, pouvoir qui n’est lié par aucune loi » (in Œuvres complètes, tome 28, Éditions sociales/Éditions du progrès 1962). Il n’aura pas été le seul, et il n’est pas inutile de se souvenir qu’un Trotsky, qui devait ultérieurement être la première victime des méthodes expéditives du stalinisme, sera allé encore plus loin, théorisant en pleine guerre civile un « communisme de guerre », la terreur rouge, les exécutions sommaires et la militarisation des usines comme des syndicats : « La dictature prolétarienne considérait la démocratie comme un instrument au service de la société bourgeoise, entièrement adapté d’ailleurs aux besoins et aux buts des classes dominantes » (in Terrorisme et communisme, 10/18 1963).

Lorsque j’aurai été amené à souligner ce « point obscur », à l’occasion de l’une ou l’autre des conférences traitant du centenaire d’Octobre, il n’aura pas manqué d’interlocuteurs pour m’objecter qu’à ses débuts, le pouvoir révolutionnaire n’avait pu encore se doter d’un « État de droit » se substituant aux mécanismes de l’Ancien Régime. Ce qui est parfaitement exact. Comme il est non moins vrai que Lénine, prenant conscience de la dérive autoritaire du nouvel État, s’emploiera dans les derniers moments de sa vie à offrir aux nouvelles institutions un début de socle juridique. Il n’est pas davantage contestable qu’il s’en prendra crûment à « cette merde que sont les administrations, nous en avons beaucoup » (in OC tome 45). Ni qu’il s’attaquera à plus d’une reprise aux mœurs des membres de la Tchéka, cette commission « extraordinaire » instituée en pleine guerre civile et qui s’affranchissait de toute séparation des pouvoirs pour enquêter, juger et éventuellement exécuter celles et ceux qu’elle accusait de menées contre-révolutionnaires. Il n’empêche !

C’est une conceptualisation qui pose souci, celle d’une machine étatique se réduisant à « un pouvoir spécial de répression » que les classes dominantes passées avaient utilisé « contre la classe opprimée » (« L’État et la révolution », in OC tome 25). Dans cette brochure fondamentale de la figure tutélaire du bolchevisme, rédigée alors qu’il se préparait à présider aux destinées du Conseil des commissaires du peuple, et que d’aucuns considèrent à tort comme son ouvrage le plus « libertaire », se trouve significativement effacé tout ce que peuvent être les fonctions régulatrices d’un État, pour n’en retenir… que les missions coercitives.

Tout cela aura amené l’intéressé à des formules plus lapidaires les unes que les autres, qui encourageront aux premiers temps de la révolution les comportements arbitraires de la Tchéka et forgeront, ce faisant, une certaine culture pour le parti, telle celle-ci : « Il n’y a pas de révolution et d’époque de guerre sans fusillés » (in OC, tome 27). Une incontestable fascination pour l’organisation de la grande industrie capitaliste d’alors et la discipline qu’elle imposait à la classe ouvrière aura, probablement, joué un rôle important dans l’évolution de la pensée léninienne. « Le socialisme, indiquera-t-il au printemps 1918, est impossible sans la technique du grand capitalisme, conçue d’après le dernier mot de la science la plus moderne, sans organisation d’un État méthodique qui ordonne des dizaines de millions d’hommes à l’observation la plus rigoureuse d’une norme unique dans la production et la répartition des produits » (in OC, tome 27).

DU PARTI D’AVANT-GARDE AU PARTI-ÉTAT…

Notons, à cet égard, qu’il n’aura pas manqué de voix pour alerter Lénine et ses compagnons sur les dangers de leur approche. Peu après la dissolution de l’Assemblée constituante, Rosa Luxemburg se montrait prophétique : « Certes, toute institution démocratique a ses limites et ses lacunes. (…) Mais le remède qu’ont trouvé Lénine et Trotsky – supprimer carrément la démocratie – est encore pire que le mal qu’il est censé guérir : il obstrue la source vivante d’où auraient pu jaillir les correctifs aux imperfections congénitales des institutions sociales. Sans élections générales, sans liberté illimitée de la presse et de réunion, sans lutte libre entre les opinions, la vie se meurt dans toutes les institutions publiques, elle devient une vie apparente, où la bureaucratie est le seul élément qui reste actif. La vie publique s’endort progressivement ; quelques dizaines de chefs de parti, arrimés d’une énergie inépuisable et d’un idéalisme sans bornes, dirigent et gouvernent ; le pouvoir réel se trouve aux mains d’une dizaine d’entre eux doués d’une intelligence éminente ; et l’élite ouvrière est invitée de temps en temps à des réunions pour applaudir aux discours des dirigeants et voter à l’unanimité les résolutions proposées ; au fond donc, un gouvernement de coterie – une dictature certes, pas la dictature du prolétariat mais la dictature d’une poignée de politiciens, c’est-à-dire une dictature dans le sens bourgeois… » (« La Révolution russe », in Œuvres II, Maspero 1969).

Notons aussi que Trotsky, lorsqu’il sera devenu, bien plus tard, l’opposant irréductible de la dictature de Staline, se verra implicitement amené à tirer les leçons de ses propres erreurs des premières années de la révolution : « L’arbitraire bureaucratique devra céder la place à la démocratie soviétique. Le rétablissement du droit de critique et d’une liberté électorale véritable sont des conditions nécessaires au développement du pays. Le rétablissement de la liberté des partis soviétiques, à commencer par le Parti bolchevik, et la renaissance des syndicats y sont impliqués. La démocratie entraînera, dans l’économie, la révision radicale des plans dans l’intérêt des travailleurs. La libre discussion des questions économiques diminuera les frais généraux imposés par les erreurs et les zig-zags de la bureaucratie » (in La Révolution trahie, 10/18 1969).

Ce passage de La Révolution trahie, lorsqu’il y est fait allusion au « rétablissement de la liberté des partis soviétiques à commencer par le Parti bolchevik », pointe un problème essentiel : celui du rôle assigné à un parti révolutionnaire. Élaborée, on l’a vu, dans le contexte de la lutte illégale contre l’autocratie, au surplus dans un pays n’ayant connu aucune véritable expérience démocratique (le moment révolutionnaire de 1905 se révélera très bref), la conception que Lénine aura fait triompher auprès de ses camarades en 1902, celle d’un parti d’avant-garde, tendait à induire une relation de substitution au mouvement autonome des masses.

Certes, lorsque se levait la tempête révolutionnaire, le leader de l’organisation bolchevique aura, bien plus vite que la plupart des autres dirigeants, saisi la nouveauté que représentait l’auto-organisation des ouvriers, des paysans ou des soldats à travers les soviets. Bien sûr, jusqu’au tout début début des années 1920, les confrontations publiques seront restées nombreuses avec d’autres courants soviétistes ou personnalités intellectuelles comme Maxime Gorki. Incontestablement, jusqu’à la mort de Lénine, le parti aura été le théâtre de vigoureux débats tranchés par des votes, ceux-ci faisant surgir des visions très différentes, pour ne pas dire opposées, du cours qu’il convenait d’imprimer au processus de transformation de l’immense et vieille Russie.

Il n’en reste pas moins vrai que, à la veille des journées d’Octobre, après avoir un temps espéré une transmission pacifique du pouvoir, du gouvernement provisoire aux soviets, le même Lénine en sera venu à théoriser la nécessité que le Parti bolchevik précipite la dynamique insurrectionnelle. Quitte à doubler de son propre centre opérationnel le Comité militaire révolutionnaire mis en place par le soviet de Petrograd, et quitte à mettre le II° Congrès des soviets de toute la Russie, qui devait s’ouvrir quelques heures plus tard, devant le fait accompli d’une prise du pouvoir effectuée en son nom. Impossible, dès lors, de se dérober à ce constat : exacerbée par les circonstances très difficiles qu’aura dû affronter le pouvoir révolutionnaire à partir de novembre 1917, la théorisation exposée dans Que faire ? se sera très vite traduite par la construction d’un parti-État.

Tant Rosa Luxembourg, une fois encore, que Léon Trotsky avaient d’ailleurs, à l’occasion des vifs affrontements fracturant la social-démocratie russe au tout début du siècle, lancé une mise en garde, le futur bâtisseur de l’Armée rouge allant jusqu’à parler, en 1904, d’un risque que « l’organisation du parti remplace le parti, le comité central remplace l’organisation du parti et, finalement qu’un dictateur remplace le comité central ». Il allait même jusqu’à écrire : « Le comité central créé par le II° Congrès (du Parti ouvrier social-démocrate de Russie, c’est moi qui précise) n’est rien d’autre qu’une agence, placée sous l’administration du Conseil qui, à son tour, n’est que la deuxième hypostase de la révolution. Évidemment, un tel comité central ne risque pas de devenir une direction politique. Il ne faut pas attendre de lui qu’il se mette à agir et à penser de manière indépendante. Le travail créateur suppose la libre initiative, celle-ci peut mener à l’insoumission. Le rôle du comité central, selon Lénine, est totalement différent. Il doit être le garde-chiourme du centralisme. Il dissout les oppositions et ferme les portes du parti » (in Nos Tâches politiques, op.cit.). Devenu bolchevik à l’été 1917, il oubliera ce pressentiment pour assumer pleinement que « la dictature des soviets n’a été possible que grâce à la dictature du parti » (in Terrorisme et communisme, op.cit.).

À l’aune de l’expérience pratique, les conséquences auront été considérables. De l’objectif avancé, dans le cours de la lutte contre le despotisme tsariste, d’une libre confrontation des programmes et de la liberté d’organisation des partis, avec pour juge le suffrage universel, il ne sera bientôt rien resté. Appelés à être la colonne vertébrale du nouvel État, les soviets seront, dès l’insurrection, entrés dans une relation de subordination au Parti bolchevik. À la faveur de la lutte pour la survie de la révolution, et au gré de la disparition de nombre de ses leaders les plus aguerris, ils se seront en quelques années dévitalisés, pour finalement s’intégrer aux rouages de la machine administrative dont ils étaient supposés devenir la direction politique. Les syndicats, après avoir échappé à la militarisation durant la période du « communisme de guerre », n’auront jamais recouvré le rôle qui eût dû être le leur : instrument de défense des travailleurs, y compris contre l’État prolétarien ou son organisation gouvernante, et contre-pouvoir portant les revendications comme les propositions émanant des usines. Se dressant, à l’époque de la NEP, contre les dirigeants de « l’Opposition ouvrière », la tendance du bolchevique dirigée par Alexandra Kollontaï et Alexandre Chliapnikov, qui en appelait à une plus large autonomie du prolétariat, Lénine utilisera la formule, devenue célèbre par la suite, de la « courroie de transmission ». Il décrivait par là ce qu’il considérait comme une nécessité absolue : relier le comité central à la « volonté commune » des membres du parti et aux unions professionnelles, afin de les « diriger comme un seul homme » (in OC, tome 30). Le parti, quant à lui, bien qu’il fût décrété force motrice de la révolution, y perdra tout à la fois son autonomie envers l’exécutif, sa liberté d’élaboration et sa mission de relais des attentes que ses membres pouvaient exprimer au contact du pays réel. Une évolution que sera venue consacrer l’interdiction des fractions en son sein, à partir de 1921.

Cette contradiction, entre l’objectif affiché d’une démocratie prolétarienne surclassant les procédures « formelles » des « vieux » régimes parlementaires bourgeois et un parti entendant incarner le cours de l’histoire parce qu’en possédant la science, parti dont la vie courante allait cependant vite se concentrer entre les mains de sa couche dirigeante, allait se révéler explosive. Et c’est Léo Figuères, dans l’ouvrage qu’il m’aura été donné de préfacer, qui l’aura le plus clairement synthétisée : « Le Parti bolchevik n’était certes pas une secte, son organisation était solide, son influence réelle et grandissante dans les milieux ouvriers des grandes villes. Mais il n’en représentait pas moins une minorité au sein de la classe ouvrière et, à plus forte raison, dans un pays essentiellement paysan. » Une donnée corroborée par Lénine lui-même : alors qu’il défendait la nécessité d’une alliance avec la petite paysannerie contre les gros propriétaires spéculant sur les récoltes, il évaluait, en 1920, autour de quatre millions le nombre des ouvriers, à 600 000 le nombre des adhérents du parti, pour une population soviétique totale de 150 millions de personnes (in OC, tome 30). Autant dire que l’avant-gardisme léninien n’aura pas été pour rien dans l’impasse où le bolchevisme se sera finalement enfermé.

LE RENDEZ-VOUS MANQUÉ DE L’ALLIANCE OUVRIERS-PAYSANS

De là, découleront encore les hésitations ayant caractérisé l’attitude des bolcheviks à propos des alliances de classes à nouer afin de doter le nouveau régime d’une assise majoritaire. Dans la Russie post-tsariste, cela se sera confondu avec la question paysanne. Lénine, on le sait, y aura apporté une attention constante, d’évidence conscient que « l’édification du socialisme », proclamée par les résolutions bolcheviques comme par les déclarations des commissaires du peuple demanderait du temps. Il n’aura, de ce fait, pas hésité à reprendre à son compte l’exigence d’une jouissance égalitaire de la terre plutôt que celle de son passage immédiat en propriété collective, à pousser au tournant que constitua la « Nouvelle Politique économique » quoique cela impliquât de consentir à des formes d’économie mixte, à préconiser un système de coopératives agricoles permettant aux paysans de commercialiser leur production en commun.

De 1921 à sa mort, il insistera sur le problème vital que posait, à la révolution, l’affaiblissement d’une classe ouvrière qui, non seulement avait été saignée par les épreuves des années précédentes, mais se retrouvait déclassée, privée d’usines en état de marche, reléguée dans des villages où ses membres se voyaient souvent amenés à vivre d’expédients (in OC, tome 33). La paysannerie elle-même sortait de la tourmente guerrière largement éparpillée et appauvrie, mais son basculement du côté de ses adversaires pouvait sceller le sort du pari d’Octobre. Pour ce motif, la NEP lui apparaissait comme le moyen de développer la grande industrie et de reconstituer du même coup un prolétariat à la hauteur de ses responsabilités, dans le cadre d’une alliance avec les paysans pauvres et moyens que l’ouverture à des mécanismes marchands était destinée à refonder.

Pour comprendre son raisonnement, il faut relire avec soin son rapport au XI° Congrès du Parti communiste : « Il faut montrer cette alliance, afin qu’on la voie clairement, afin que le peuple tout entier la voie, afin que toute la masse paysanne voie qu’il existe une liaison entre sa vie pénible d’aujourd’hui, vie incroyablement désorganisée, incroyablement misérable, douloureuse, et le travail qui se fait au nom des lointains idéaux socialistes. On doit faire en sorte que le simple travailleur, le travailleur du rang, comprenne que sa situation a été quelque peu améliorée, et qu’il a obtenu cette amélioration autrement que ne l’obtenaient les paysans peu nombreux à l’époque où le pouvoir appartenait aux grands propriétaires fonciers et aux capitalistes, où chaque amélioration (car il y a eu des améliorations incontestables et même très importantes) impliquait des humiliations, des brimades, des vexations infligées au moujik, des violences exercées contre la masse, et qu’aucun paysan de Russie n’a oubliées et n’oubliera pendant des dizaines d’années. Notre but, c’est de rétablir l’alliance, c’est de prouver au paysan par nos actes que nous commençons par ce qui lui est compréhensible, familier et accessible aujourd’hui, en dépit de toute sa misère, et non par quelque chose de lointain, de fantastique, du point de vue du paysan ; c’est de prouver que nous savons l’aider ; que dans cette situation pénible pour le petit paysan ruiné, plongé dans la misère et torturé par la faim, les communistes lui apportent un secours réel et immédiat. Ou bien nous le prouverons, ou bien il nous enverra promener à tous les diables. Cela est absolument certain » (in OC, tome 33).

Reste que, pour gagner durablement les campagnes arriérées et souvent miséreuses à la direction de la classe ouvrière, cette lucidité eût supposé d’aller au bout de l’aspiration à la démocratie, qui avait été à la base du ralliement initial d’un très grand nombre de paysans à Octobre. À partir du moment où les leviers de commande n’auront plus été détenus que par une seule formation, où les soviets auront fini par se confondre avec l’administration, laquelle aura de plus en plus tendu à se superposer à l’organisation bolchevique, la révolution sera entrée dans une courbe descendante et le bloc social sur lequel elle était supposée reposer se sera irréversiblement affaibli. Au prix d’allers-retours incessants entre compromis économique et renforcement de la coercition, tandis que s’accentuait une conception ultracentraliste de la gestion des affaires publiques, très loin de la fédération des communes au nom de laquelle l’Ancien Régime avait été renversé...

UNE CONTRE-RÉVOLUTION SURGIE DU PARTI ET DE L’ÉTAT

Je l’ai déjà évoqué, l’historiographie dominante ne manque jamais de s’en prendre au « tyran » Lénine, voire de le dépeindre en précurseur du « totalitarisme » contemporain, bref d’en faire l’inspirateur de Joseph Staline. C’est, en particulier, une thèse récurrente de Stéphane Courtois, qui vient de la reprendre dans son dernier ouvrage (Lénine, l’inventeur du totalitarisme, Perrin 2017), et va, lorsqu’il répond aux questions de journalistes, jusqu’à résumer sans la moindre nuance son point de vue : « Durant trente années de radicalisation, Vladimir Illitch Oulianov a théorisé et préparé un totalitarisme inédit dans l’histoire » (Les Échos, 3 et 4 novembre 2017).

Chez ce personnage, qui se veut le grand spécialiste du « communisme » mais doit surtout sa réputation à la hargne idéologique avec laquelle il s’en prend à l’idée même de révolution, l’analyse frise toujours le révisionnisme historique. Si l’apport de Lénine se résume à « un totalitarisme inédit dans l’histoire », il faut bien se résoudre à reconsidérer toutes les conclusions des historiens les plus sérieux sur ce qu’a représenté le nazisme au XX° siècle. D’ailleurs, dans le même entretien, Monsieur Courtois n’hésite pas à affirmer : « Cela va inspirer Mussolini puis Hitler, qui mettent toutefois des années à parvenir à une intensité équivalente de terreur. » Ainsi, les hauts dirigeants du fascisme se seraient-ils mis à l’école de Lénine, quoique leurs dictatures aient été infiniment plus douces, du moins au départ, que le régime des soviets. La gauche et le mouvement ouvrier détruits en Italie et en Allemagne, les opposants démocrates systématiquement emprisonnés ou assassinés à moins qu’ils ne fassent l’expérience des premiers camps de concentration, les persécutions raciales du III° Reich dès l’avènement du Führer, l’organisation méthodique de la Shoah dans la foulée de la Nuit de cristal, la barbarie s’abattant sur toute l’Europe à l’occasion du deuxième conflit mondial : tout cela doit relever, pour cet auteur, d’un « détail » de l’histoire, comme dirait un certain Jean-Marie…

Passons, car rien n’est plus contraire à la réalité, quelles qu’aient pu être les fautes commises entre 1917 et 1924. Non seulement, sous la direction de Viadimir Illitch, si les confrontations politiques se seront révélées d’une violence verbale parfois extrême, elles n’auront pas conduit ses protagonistes dans les camps ou devant les pelotons d’exécution. Adversaires, selon les moments, du numéro un bolchevik, les Trotsky, Boukharine, Zinoviev, Kamenev, Kollontaï et consorts demeureront des dirigeants de premier plan du parti et de l’État. Il n’en ira pas de même par la suite. Et je ne parle pas de ce qu’il adviendra des rivaux de Hitler à la tête de l’Allemagne nazie, le sort réservé aux Sections d’assaut du capitaine Röhm parle de lui-même…

La victoire de Staline, en Russie, à la fin des années 1920, et l’installation de ses épigones à la tête du parti-État soviétique aura, à cet égard, marqué une rupture avec les années au cours desquelles Lénine exerçait son magistère. Elle aura, plus précisément, été la résultante d’un double phénomène. En premier lieu, l’insidieux mouvement de bureaucratisation qui aura frappé un processus luttant, de si longues années durant, pour sa survie. Et, corollaire de cet engrenage, l’arrivée aux postes directionnels clés, de personnages qui se seront caractérisés par la médiocrité de leurs réflexions et la brutalité de leurs comportements. Lénine, encore une fois, en aura d’ailleurs manifesté très tôt l’intuition. Au XI° Congrès du parti, déjà évoqué,il constatait : « Si nous considérons la machine bureaucratique, qui donc mène et qui est mené ? Je doute fort qu’on puisse dire que les communistes mènent. Ce sont eux qui sont menés » (in OC, tome 33). Cela devait, jusqu’à sa mort et dans son célèbre « Testament », l’amener à formuler une critique féroce de la personnalité et des méthodes de Staline, jusqu’à préconiser de le relever de ses fonctions de secrétaire général du comité central. Il était néanmoins trop tard, la tentaculaire machinerie bureaucratique ayant acquis les capacités d’ignorer cet appel…

En 1926, un Victor Serge, qui vivait à cet instant ses derniers moments de cadre de l’appareil bolchevik et du Komintern, relatera en des termes saisissants l’atmosphère qui étouffait la vie du parti, à Léningrad, peu avant la défaite de la plate-forme commune que Trotsky, Zinoviev et Kamenev avaient tenté d’opposer à la mainmise de Staline sur le parti : « Le mécanisme des abandons fut simple. D’une part, il se trouva auprès de chaque comité des malins qui comprirent que se prononcer pour le comité central, c’était vraisemblablement commencer une carrière. D’autre part, le respect du comité central désarmait les meilleurs. Le CC envoya Goussev et Stesky pour installer de nouveaux comités. (…) Goussev parlait devant de grandes assemblées. Je l’écoutai. Inintellectuel, habile et grossièrement déloyal, il déformait tout avec une violence systématique. Gros, un peu chauve, mal rasé, il venait à bout de l’auditoire par un bas hypnotisme fondé sur l’autorité. On sortait de là avec une pointe de désespoir au cœur. Pas une parole ne sonnait vrai, pas une n’emportait l’adhésion, mais les vaincus s’étaient mis dans un mauvais cas, il ne restait qu’à suivre le parti, il ne restait qu’à voter les résolutions du comité central » (in Le Tournant obscur, op.cit.). Le même nous aura d’ailleurs laissé une indication de ce qu’était devenu le Parti communiste : « Le parti ne comptait plus qu’un tiers d’ouvriers en usine : 430 000, contre 462 000 fonctionnaires, 203 000 paysans, dont plus de la moitié de fonctionnaires ruraux, 15 700 journaliers agricoles (statistiques au 1° janvier 1927) » (op. cit.)

Aucun doute possible, par conséquent, le stalinisme aura bien été cette contre-révolution surgie du parti et de l’État (Trotsky sera allé jusqu’à établir un parallèle avec l’exemple français, en évoquant un « Thermidor »), faisant basculer une dynamique transformatrice vivante, quelles qu’aient été ses déformations, en un régime répressif et oppressif, qui aura fini par emprisonner la Russie dans une impitoyable dictature, par éliminer tout ce qu’il subsistait de la « vieille garde » bolchevique, et même, à la veille de l’offensive nazie, emporté par sa paranoïa, mis le peuple en très grand danger en décapitant l’état-major de l’Armée rouge.

L’ÉPUISEMENT IRRÉVERSIBLE DU « MODÈLE » D’OCTOBRE

Naturellement, nul ne saurait présentement nier que ce pouvoir de terreur institutionnalisé aura, y compris par des moyens violents, favorisé la modernisation et l’industrialisation du pays, engendré des progrès humains incontestables, augmenté l’espérance de vie, développé les infrastructures de santé, permis l’accès du plus grand nombre à l’éducation et à des services publics gratuits. Sans parler de la contribution décisive de l’URSS au sauvetage de l’Europe du joug hitlérien. Ce qui n’est pas rien, mais ne saurait nous dispenser, avec la distance dont nous pouvons faire preuve de nos jours, de porter un regard lucide sur les leçons contradictoires d’Octobre et, plus généralement, sur le bilan de ce « court XX° siècle », entamé dans les charniers de la barbarie mondialisée de 1914 pour s’achever avec la dissolution de l’URSS en 1991, pour parler à la manière d’Eric Hobsbawm (in L’Âge des extrêmes, Éditions Complexe/Le Monde diplomatique 1999).

Parlons sans détours. Le dévoiement d’une immense espérance par un système s’écartant, au fil du temps, de son inspiration originelle pour devenir totalitaire n’aura pas été pour rien dans les défaites enregistrées par les mouvements révolutionnaires et progressistes sur les quatre dernières décennies. Très longtemps, le souffle d’Octobre avait dynamisé les combats émancipateurs à l’échelle de la planète. Il avait permis aux classes travailleuses de profiter d’un rapport de force favorable face aux possédants et cela s’en était ressenti à travers les « compromis sociaux » de la seconde moitié du XX° siècle. Il avait amené des millions d’hommes et de femmes à s’engager dans les partis se réclamant du communisme. Il avait même fait éclore de nouvelles tentatives révolutionnaires, tant dans les métropoles capitalistes développées que du côté des peuples cherchant à se dégager du joug colonial, tandis que la bipolarisation du monde contrariait fortement les desseins impérialistes des puissances occidentales et les dissuadaient, très probablement, de se lancer dans une guerre nucléaire. Tout cela ne s’en sera pas moins achevé sur une large déconsidération de la visée communiste, à mesure qu’aura été dévoilé aux opinions le système du grand mensonge mis en place à l’Est de notre continent par des pouvoirs s’en réclamant abusivement. Octobre aura, de ce fait, définitivement cessé de pouvoir être considéré comme un « modèle ».

En fin de compte, la stagnation des dernières années d’existence de l’Union soviétique, accentuée par les crises successives de l’économie capitaliste mondiale et conjuguée au lent mais régulier pourrissement des mécanismes de pouvoir installés dans tout l’Est européen, auront amené à ce que Léo Figuères aura appelé la « crise finale » des années 1989-1991. Force est ici de constater que ni les espoirs de bien des communistes en une régénérescence démocratique des pays du « socialisme réel », ni l’attente des trotskystes d’une « révolution politique » qui viendrait redonner de l’élan à la transformation socialiste des sociétés concernées, ne se seront concrétisés. Au contraire, ce sont dans les plus hautes sphères étatiques que se seront formés, de Boris Eltsine à Vladimir Poutine, les dirigeants impulsant les politiques de restauration du capitalisme.

Preuve, sans doute, que l’ossification du système avait fini par atteindre son point de non-retour. Et, surtout, que l’initiative populaire, qui eût seule permis d’inverser le cours des choses, ne trouvait plus à se frayer le moindre chemin. Si ce n’est pour précipiter, à partir de 1989, la fin de nomenklaturas honnies et chercher un salut dans le retour à l’économie de marché. Marché… de dupes, puisque les populations l’auront chèrement payé, d’une tornade néolibérale balayant les acquis sociaux qui, malgré tout, caractérisaient les systèmes aujourd’hui abattu

De la disparition de l’URSS et des pays satellites, combinée à l’échec de tous les projets ayant animé l’espérance émancipatrice sur un siècle et demi, le capitalisme aura trouvé les ressorts d’une nouvelle révolution de l’ordre productif et d’une réorganisation planétaire des mécanismes de sa domination politique. Sans pour autant, bien au contraire, que cette « globalisation » marchande et financière, en dépit des impressionnantes mutations technologiques et scientifiques qu’elle aura encouragées, n’apporte de réponse à l’aspiration universelle au mieux-vivre, à l’épanouissement, à la souveraineté ou à la paix.

La révolution, cette « locomotive de l’histoire » que dépeignait Marx, ne tardera pas à redevenir d’actualité, pourvu que la perspective en fût complètement refondée et conçue comme un processus de conquêtes politiques et sociales successives, en permanence placé sous le contrôle démocratique des peuples. Le communisme, selon la définition qu’en donnait le célèbre Manifeste de 1848, comme « mouvement spontané de l’immense majorité au profit de l’immense majorité » (in Marx-Engels, Œuvres choisies, tome 1, op .cit.), retrouvera alors une nouvelle jeunesse. Ce sera l’objet de la seconde partie de cette note, que je publierai au début de 2018.


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