La haine de 68 (par Daniel BENSAID et Alain KRIVINE, LCR)

mercredi 18 juin 2008.
 

« Dans cette élection, il s’agit de savoir si l’héritage de Mai 68 doit être perpétué ou s’il doit être liquidé une fois pour toutes. Je veux tourner la page de Mai 68. »

Il a donc fallu attendre la dernière semaine de campagne pour apprendre de la bouche de Sarkozy le véritable enjeu de cette élection. En finir avec l’esprit et l’héritage de Mai 68, ce pelé, ce galeux d’où nous vient tout le mal, responsable de toutes les décadences françaises. La voilà enfin, la rupture, mais moins « tranquille » qu’elle n’était annoncée.

S’il s’agit d’en finir avec l’espérance de Mai, il y a bien longtemps que, de commémorations en oraisons funèbres, de Mitterrand en Cohn-Bendit, d’autres s’en sont chargés. Narcissisme générationnel aidant, les cérémonies du 20e anniversaire, en 1988, furent déjà une sorte d’enterrement spectaculaire préfigurant les festivités funèbres du bicentenaire. De 68 il ne restait déjà plus, dans la mémoire de certains acteurs, qu’un grand monôme étudiant, un gigantesque libertinage et une entrée tardive dans la modernité hédoniste. Toutes choses qui se sont produites dans nos sociétés de marché occidentales sans qu’il fût besoin pour cela de la grève générale la plus massive et la plus longue de l’histoire.

L’héritage n’est pas un bien que l’on possède et que l’on garde. Mais quelque chose que les héritiers se disputent, et ce qu’ils en font. Il y a leur Mai et le nôtre. Celui de la légende dorée du style « heureux, riches et célèbres » ou « amour, gloire et beauté ». Et celui des usines et des facs occupées, celui de « si on arrêtait tout », pour que tout devienne possible.

Or c’est bien ce Mai 68 de la grève générale dont le candidat Sarkozy promet de tourner la page, en commençant par s’attaquer au droit de grève et au code du travail. « De tous les malheureux que la vie a brisés, que la vie a usés, je veux être le porte-parole. Tous ces sans-grade, tous ces anonymes, tous ces gens ordinaires, c’est pour eux que je veux parler. » Ils ne lui en demandent pas tant. Ils préféreraient parler pour eux-mêmes plutôt que de confier le monopole de leur parole à la voix de ses maîtres, Bouygues, Lagardère, Dassault et consorts.

« Je veux redonner au travailleur la première place dans la société. » Au travail plutôt qu’au travailleur, qui devra la mériter, cette première place, en travaillant plus pour gagner moins, et qui recevra en échange non plus un dû, mais une généreuse « récompense » (sic !), consentie par un bon maître.

Coupable, Mai 68. Et de quoi ?

D’avoir imposé « le relativisme intellectuel et moral » pour lequel tout se vaut et s’équivaut ? Comme si ce n’était pas l’esprit du capitalisme qui inculquait que tout s’achète et tout se vend. Comme si c’était Mai 68, et non la boulimie de profit, qui était responsable du scandale du Crédit lyonnais, des parachutes dorés, des frégates de Taiwan, des orgies de la mairie de Paris, des délits d’initiés, des combines immobilières et des trafics boursiers.

D’avoir « liquidé l’école de Jules Ferry » et fait « détester la laïcité » ? Comme si la liquidation de l’école pour tous n’était pas d’abord le fait des discriminations sociales et des ségrégations spatiales ! Comme si la laïcité n’était pas davantage menacée par la décentralisation et la privatisation rampante de l’éducation publique et par le transfert, exigé par le Medef, de la mission éducative à l’entreprise !

D’avoir « introduit le cynisme dans la société et dans la politique » et favorisé le culte de l’argent roi, du projet à court terme, des dérives du capitalisme financier ? Comme si le cynisme n’était pas chez les patrons du CAC 40, qui empochent les subventions, les allégements de charges, et délocalisent pour gagner plus, en exigeant 15 % de retour sur investissement pour une croissance de 2 % ! Et comme si le chef-d’oeuvre du cynisme n’était pas dans ce discours de Bercy qui invoque Jeanne d’Arc et la misère qu’il y avait alors au royaume de France, pour en appeler à un sursaut moral, sans un mot sur les politiques qui ont produit cette détresse sociale et sur le rôle de l’orateur lui-même.

Chaque passage de ce discours laisse un profond malaise. C’est un discours de revanche et de vengeance. Un discours versaillais, qui fait frissonner d’aise la brochette des ministres et des ministrables. Pourquoi tant de haine ? Sans doute est-elle proportionnelle à une grande peur. A la grande peur d’hier, la vieille peur recuite des possédants, des momies rassemblées bras dessus bras dessous pour chasser leurs cauchemars, un certain 30 mai devant l’Arc de triomphe. Car le parti de l’ordre est toujours, quelque part, l’envers et la doublure d’un parti de la peur. Peur de demain, aussi : s’agit-il vraiment, de tourner la page, ou de conjurer le spectre d’un nouveau mois de mai ? Silence aux pauvres ! Il faut défendre « la famille, la société, l’Etat, la nation, la République ». Et le travail. Contre la canaille, la chienlit ou la racaille, la ritournelle n’est pas nouvelle. La devise de l’Etat français peut toujours servir.

Il y a trente ans, à la veille des élections législatives de 1978, Gilles Deleuze avait lu juste dans le jeu des ­ alors ­ nouveaux philosophes. « Les conditions particulières des élections aujourd’hui font que le niveau de connerie monte. » Le niveau ne se contente plus de monter. Il déborde. « C’est sur cette grille, ajoutait Deleuze, que les nouveaux philosophes se sont inscrits dès le début. Il importe peu que certains d’entre eux aient été immédiatement contre l’union de la gauche, tandis que d’autres auraient souhaité fournir un brain trust de plus à Mitterrand.

Une homogénéisation des deux tendances s’est produite, plutôt contre la gauche mais surtout à partir d’un thème qui était présent déjà dans leurs premiers livres : la haine de 68. C’était à qui cracherait le mieux sur Mai 68. C’est en fonction de cette haine qu’ils ont construit leur sujet d’énonciation : "Nous, en tant que nous, avons fait Mai 68, nous pouvons vous dire que c’était bête et que nous ne le referons plus." Une rancoeur de 68, ils n’ont que ça à vendre. » Cette haine de 68, le candidat Sarko en a fait, André Glucksmann et Luc Ferry aidant, sa philosophie électorale.

Complément

Sarkozy a Mai 68 en travers de la gorge

Communiqué de la Ligue communiste révolutionnaire.

En affirmant qu’il veut « tourner la page de Mai 68 », Sarkozy a jeté une lumière crue sur sa conception de la rupture qui n’est rien d’autre qu’une tentative pour ramener la société plusieurs dizaines d’années en arrière. Celui qui s’affuble d’un casque sur la tête pour « aller au peuple » n’est qu’un politicien réactionnaire fidèle aux intérêts fondamentaux de la grande bourgeoisie et du MEDEF. Encore un petit effort et il finira par dire qu’il faut jeter aux oubliettes le Front populaire et juin 36 car les congés payés et les 40 heures ce n’était qu’encouragement à la paresse au détriment de la compétitivité de l’économie.

Pour la LCR, Mai 68 a représenté une formidable mobilisation des salariés, des jeunes, des femmes qui a débouché sur des augmentations de salaires conséquentes, des droits syndicaux nouveaux dans l’entreprise, sur une aspiration à construire une société libérée des oppressions et de l’exploitation. De Mai 68, date un mouvement de libération des femmes qui a joué un rôle important pour la reconnaissance de l’égalité des droits entre les hommes et les femmes, pour la reconnaissance du droit à l’avortement et à la contraception. Avec Sarkozy, la bourgeoisie et le MEDEF tiennent leur candidat de la trouille, la trouille des mouvements populaires qui, un jour, décident de ne plus respecter la règle du jeu capitaliste. Sarkozy est bien le candidat à battre le 6 mai.

Le 30 avril 2007.


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