30 avril 1968 : Lycéen sur Rodez, je retrouve à la sortie des cours deux jeunes travailleurs de notre groupe Le Pavé : René Duran et Francis Jouve. Nous prenons aussitôt la direction de Toulouse afin de participer aux Six heures pour le Vietnam.
Nuit du 30 avril au 1er Mai : Il est un peu plus de minuit lorsque la salle entonne le Chant des martyrs en hommage au Che Guevara, mort quelques mois plus tôt. Je me trouve alors au fond de la salle avec le Service d’ordre gardant la grande porte d’entrée côté Place Dupuy. A mes côtés Garcia et Perez, tous deux du Tarn.
Nous avons donc commencé Mai 68 en chantant, pendant qu’un immense portrait du Che réalisé par notre copain aveyronnais Bertrand Gibert descendait majestueusement au dessus de la tribune :
"Vous êtes tombés pour tous ceux qui ont faim
Tous ceux qu’on méprise et opprime
De votre pitié pour vos frères humains
Martyrs et victimes sublimes.
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Mais l’heure a sonné et le peuple vainqueur
S’étire, respire, prospère
Adieu camarades, adieu nobles cœurs
Adieu les plus nobles des frères.
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Vers minuit et demi, nous repartons de Toulouse pour Rodez dans la Deux Chevaux de Francis. Trois heures plus tard, nous voici arrivés. Je dors chez des copains.
De bon matin, nous sommes à nouveau en route avec deux amis pour Capdenac où doit se dérouler une des manifestations prévues sur l’Aveyron en ce 1er mai 1968. A priori, c’est celle qui peut avoir besoin de renforts. Capdenac, 5000 habitants, une seule grande rue pour manifester, ce n’est pas Paris.
10 heures Nous allumons le "transistor", petite radio qui va nous rendre de grands services pendant deux mois.
A Madrid et Barcelone, pour la première fois depuis 30 ans de dictature franquiste, des jeunes commencent à manifester. Ils subissent aussitôt une répression sauvage des policiers et carabiniers.
A Prague, pour la première fois sous la dictature stalinienne, des tchèques défilent en toute liberté pour renouer le fil du "socialisme réel" à celui de l’idéal socialiste.
A Dong Ha, des Vietnamiens de notre âge, écrivent une nouvelle page héroïque du 1er mai. Face aux armes sophistiquées made in USA, face aux retranchements formidables, sous le feu terrible de l’aviation, ils montent à l’assaut des GI’s qui occupent leur pays. Serrant leur fusil, arme dérisoire, ils tombent l’un après l’autre. Jamais, ils n’accepteraient un tel sacrifice s’ils n’étaient persuadés de le faire pour libérer leur pays mais aussi pour contribuer à l’émancipation de tous les peuples opprimés, exploités et affamés du Tiers Monde.
Certains 1er mai sont gonflés par le souffle de l’histoire lorsqu’une jeune génération, sans poids des défaites, sans complexe, reprend et porte haut le drapeau de la liberté, de la justice sociale, de la fraternité universelle.
Mais nous ne sommes pas à Capdenac pour écouter le transistor. En arrivant au lieu de rassemblement, nous n’en croyons pas nos yeux : une foule nombreuse , dynamique, heureuse, chaleureuse emplit la salle des fêtes de minute en minute.
Dans ces occasions, un réflexe se déclenche dans la tête de tout militant : comment expliquer une telle affluence ? les traditions ouvrières locales (en particulier chez les cheminots), l’unité syndicale réalisée, l’unité politique locale de la gauche pour les dernières municipales, l’excellent groupe local du PSU, les nombreux tracts distribués à la porte des entreprises et dans les boîtes aux lettres. En fait, nous ignorions l’élément central : nous sommes le 1er mai d’une année qui fait encore baver la droite du monde entier 55 ans après, 1968.
A 10 h 20, Germes ouvre la séance en rappelant les sept revendications présentées en commun par les syndicats :
* augmentation des salaires
* semaine de 40 heures maximum de travail
* suppression des zones de salaire
* quatrième semaine de congés payés
* défense de la sécurité sociale
* garanties contre les licenciements et les emplois sans statut
* refus des compressions d’effectifs dans les services publics et entreprises nationalisées
Roche ( Force ouvrière) lui succède au micro pour lire la déclaration de son Union départementale.
" Le 1er mai, c’est avant tout une journée de recueillement à la mémoire des militants ouvriers tombés pour que les travailleurs vivent mieux...
" Pour fêter le travail, il faudrait que ce dernier soit comme le clamait Jaurès "une fonction et une joie". Or, le travail, c’est présentement une servitude...
" Pour l’ouvrier, l’initiative est morte dans son travail, pour le paysan l’espérance est morte en sa besogne, pour le fonctionnaire l’intellectuel meurt. Quel est donc l’immonde crétin qui oserait fêter le travail en ces régimes capitalistes où pour vivre, les hommes se battent entre eux, se disputent les degrés de la hiérarchie par la ruse, l’âpreté au gain, par l’oppression des travailleurs.
" Non, le premier mai n’est pas un jour de fête.
" Tant que l’exploitation de l’homme subsiste, tant que la société est divisée en classes et les classes en castes, le premier mai n’est pas et ne peut être une fête.
" Même le jour de la révolution sociale où par la disparition du profit et par l’abolition du salariat, le travail sera libéré de l’exploitation, ce jour de mai rougi du sang des prolétaires ne saurait être sans insulter les Martyrs de Chicago, les enfants, les femmes, les hommes tombés lâchement assassinés par l’ennemi de classe à Fourmies et ailleurs, considéré comme un jour de fête légale".
Après une telle introduction du syndicat considéré comme le plus modéré, le ton est donné. Les orateurs suivants vont poursuivre sur la même lancée : Denne pour le Syndicat National des Instituteurs, Lieutard pour la Confédération Française et Démocratique du Travail, Poux de la Confédération Générale des Travailleurs, enfin Ferrié, maire de Capdenac.
Le président de séance met aux voix une "motion unitaire" reprenant les sept grandes revendications de la journée. Elle est votée à mains levées, dans l’enthousiasme.
Que se passe-t-il ? ou plutôt : que va-t-il se passer en ce mois de mai 1968 ?
Capdenac, joli site touristique au fin fond de la France, voit défiler une grande et belle manifestation du premier mai.
Midi et demi : la manifestation est terminée. Nous retournons vite à la voiture pour allumer à nouveau le transistor. Nous sommes inquiets de la situation en Espagne ; Franco a interdit toute manifestation pour ce premier mai et nous connaissons la dureté de sa police pour réprimer les républicains et les syndicalistes.
" Pour la première fois depuis la guerre civile, les ouvriers de Madrid ont manifesté pour ce premier mai. Des manifestations nombreuses mais limitées se sont déroulées aux cris de "Liberté" et "A bas Franco". Devant la brutalité policière, certains manifestants, notamment une centaine de femmes, ont lancé des pierres sur la police. Des "commandos" de jeunes ouvriers et étudiants ont ensuite organisé des opérations "éclair".
" A Atocha, principale gare ferroviaire du pays, la police a chargé à plusieurs reprises des rassemblements ouvriers atteignant parfois 500 personnes qui criaient "Liberté" et "Dictature, NON" " Démocratie, OUI"
" C’est aussi la première fois que des manifestations ont lieu dans un aussi grand nombre de villes espagnoles.
" A La Cruz de Los Caïdos, plusieurs colonnes dont une de 600 ouvriers ont été dispersées à coup de matraque
" A Barcelone, 500 jeunes ouvriers ont manifesté sur la place de Catalogne avant d’être dispersés à coups de matraque avec une extrême violence" (compte rendu a posteriori d’après les journaux).
La façon dont nous vivions émotionnellement ces nouvelles d’Espagne peut difficilement être comprise quarante ans plus tard, alors que le franquisme est tombé. A l’époque, nous portions tous au coeur la blessure de la guerre civile, en particulier les républicains espagnols et leurs enfants si nombreux parmi les militants des comités d’action lycéens qui grossissaient de jour en jour.
Derniers souvenirs du 1er mai 68 :
* notre joie lorsque la radio a annoncé 1 740 000 manifestants (d’après la police) à Tokyo, contre la vie chère et contre la guerre du Vietnam.
* notre effarement lorsque nous avons vu à la télé l’immense défilé des jeunes du Zengakuren, casques, grandes barres de bambou, drapeaux rouges en carré.
Jacques Serieys
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