Pierre Musso : «  Le politique va chercher des béquilles dans le champ entrepreneurial  »

samedi 1er juillet 2017.
 

Le professeur en sciences de l’information et de la communication poursuit sa lecture critique du capitalisme. Dans son dernier ouvrage sur la «  religion industrielle  », Pierre Musso décrypte les ressorts historiques et symboliques de l’entreprise et explique pourquoi les politiques de la mondialisation néolibérale louent son efficacité managériale.

La dernière période est de nouveau marquée par les menaces ou les drames de fermetures d’entreprises. Assiste-t-on à la fin d’un monde issu de la révolution industrielle du XIXe siècle  ?

Pierre Musso Si l’on réduit l’industrie à l’industrie manufacturière issue de la première révolution industrielle, c’est-à-dire à la mécanisation, elle est en voie de restriction, ne représentant plus en France que 12 % de l’activité économique. Ce phénomène s’est accentué avec les délocalisations d’entreprises vers l’Asie pour faire du dumping social, mais aussi profiter de la baisse des coûts du transport maritime mondial. Si l’on considère que toute l’activité économique, y compris l’agriculture et les services, et la société elle-même s’industrialisent avec l’informatisation généralisée, alors c’est l’inverse. Nous ne sommes nullement dans des sociétés «  postindustrielles  », mais au contraire «  hyperindustrielles  ».

Dans la Religion industrielle (1), vous soutenez que l’industrie est une vision occidentale du monde. Pourquoi portez-vous un tel regard anthropologique  ?

Pierre Musso Avant d’être un phénomène historique, celui de l’industrialisation qui marque une grande bifurcation de l’Europe vers 1800, l’industrie est une vision du monde que je nomme l’«  industriation  ». Elle s’est formée dès le XIIe siècle et a engendré une première révolution industrielle le siècle suivant, notamment grâce aux moulins à foulon et à la maîtrise de l’énergie hydraulique. Elle a été réalisée dans les monastères où le travail manuel est réévalué et combiné à la prière, selon la célèbre formule «  ora et labora  » (prier et travailler). La règle de saint Benoît fixe les temps de prière, de lecture et de travail. Cette norme inspire encore aujourd’hui la pensée managériale. L’industriation, c’est cette combinaison d’une rationalisation efficace du travail et d’une vision partagée par une communauté de travail.

Votre ouvrage associe deux termes, l’un d’ordre spirituel, l’autre issu de la rationalité, qui semblent contradictoires de prime abord. Pourquoi parlez-vous de «  religion industrielle  »  ?

Pierre Musso Le terme «  religion industrielle  » a été utilisé par Günther Anders, Erich Fromm ou Pierre Legendre. Charles Fourier parlait déjà, vers 1830, de «  religion de la fabrique  » pour définir l’industrialisme. Pour moi, cette religion est la structure fiduciaire, au sens de fides (foi), qui fait tenir toute l’architecture de la civilisation occidentale. C’est le «  clou  » auquel sont accrochées toutes nos croyances collectives depuis un millénaire. Étymologiquement, le mot  industrie  veut dire «  qui projette à l’extérieur le génie intérieur  »  : l’industrie consiste à construire dans le monde ce que l’on pense ou imagine. Elle nécessite une modélisation qui va s’incarner. C’est la main pensante ou la pensée agissante. La religion industrielle est un produit dérivé de la matrice chrétienne qui a instauré le plus grand mystère  : celui de l’Incarnation, avec des formes diverses de rationalité et de normativité. Comme toute religion, l’industriation répond à la double question du «  pourquoi vivre  ?  » et du «  comment vivre  ?  », en fixant une foi scientifique et industrialiste et une normativité de comportement efficace.

L’entreprise est selon vous une institution dont les formes antérieures ont été le monastère, la manufacture et l’usine. Comment établissez-vous cette généalogie  ?

Pierre Musso L’entreprise, qui a pris diverses formes depuis les XIIe-XIIIe siècles, est une institution qui «  colle  » ensemble foi et loi  : c’est parce qu’une communauté partage la croyance dans un référent qu’elle accepte la loi ou la «  servitude volontaire  ». Tel est «  l’amour du censeur  ». Dans l’Occident chrétien, ce référent est un «  Grand Être  » qui porte le mystère de l’Incarnation et qui a pris diverses formes  : le Christ, la nature, puis l’humanité. La loi associée à cette foi est celle de la normativité juridique associée au christianisme (les lois de Dieu), celle de la rationalité scientifique (les lois de la Nature), puis celle de la rationalité historique (les lois de l’Histoire). Aujourd’hui, cette institution est l’entreprise qui combine la croyance dans le progrès technoscientifique et économique avec la normativité managériale qui fixe le dogme de l’efficacité.

Ainsi vous critiquez la thèse de Max Weber qui associe l’éthique protestante et l’esprit du capitalisme. Selon vous, les origines du capitalisme ne remontent pas à la Réforme mais aux monastères et à la révolution grégorienne des XI-XIIe siècles. Quel est l’enjeu de cette démonstration  ?

Pierre Musso Max Weber a insisté à juste titre, y compris en polémique avec le marxisme, sur l’importance des visions du monde et de la religion dans la naissance du capitalisme industriel. Son apport est majeur. Il associe le métier (beruf) et le salut qui anime les sectes calvinistes du XVIe siècle. Mais il a eu tort d’ignorer l’importance de ce qui s’est passé avant la Réforme.

L’industriation a été longuement élaborée en Europe par le catholicisme. Elle s’est forgée dans la rencontre entre les vestiges du droit romain (loi sans foi) rassemblés par le moine Gratien vers 1140 et la révolution papale ou grégorienne du XIe siècle (foi sans loi). Ainsi s’est opérée, selon le grand historien américain Harold Berman, la première révolution d’Occident qui en distingue six. Les cinq autres seront la Réforme, les révolutions anglaise, américaine, française et russe.

Vous citez Antonio Gramsci, qui écrivait dans les Cahiers de prison : «  L’hégémonie naît de l’usine.  » Avant lui, de grands philosophes comme Diderot ou Hume avaient défendu que l’industrie produit de la culture. Est-ce pour cela que vous en avez fait une lecture philosophique  ?

Pierre Musso En effet, les grandes philosophies d’Occident se sont souvent élaborées à partir de l’atelier ou de la manufacture, plus que de l’observation du politique, contrairement à l’idée de sécularisation qui met toujours en avant la dissociation des pouvoirs politique et théologique au nom de la « laïcisation ». Diderot, coauteur de la bible industrialiste qu’est l’Encyclopédie, a passé son enfance dans la coutellerie de son père et ne cesse d’interroger les artisans pour faire son grand ouvrage  : il dessine même leurs outils et machines. Toutes les réflexions des socialistes dits utopistes sont parties de l’usine. Ainsi Saint-Simon, Owen, Cabet, Fourier, puis Marx ou Gramsci qui fit l’expérience des conseils d’usine à Turin dans les années 1920. L’entreprise est un haut lieu de production matérielle et intellectuelle, sous-pensé et donc trop vite réduit à une lecture socio-économique et non philosophique.

Emmanuel Macron défend l’idée d’«  efficacité  ». Vous soutenez que l’entreprise devient plus puissante que l’État parce qu’elle produit un imaginaire qui prend le relais de l’affaiblissement symbolique du politique. Est-ce la fin du politique  ?

Pierre Musso Dans son discours de Bercy, Emmanuel Macron affirme que «  la véritable alternance, c’est l’efficacité  », notion qui est le référent majeur de la dogmatique managériale depuis la révolution taylorienne. L’efficacité tend à devenir ainsi une symbolique universelle à laquelle le politique en crise se rattache désespérément. Car le politique subit une double crise  : d’une part, sa technologisation-technocratisation et, d’autre part, la dilapidation de ses références symboliques. Dès lors, il va chercher des béquilles dans le champ entrepreneurial, d’où l’hommage aux start-up, «  l’amour de l’entreprise  » ou le dogme de l’efficacité. Mais à quoi sert l’efficacité, et peut-on fonder une société sur cette normativité  ?

Le management est, selon vous, la nouvelle normativité. La «  révolution managériale  » comme elle fut définie par Burnham, s’accomplit et prétend dépasser le capitalisme et le socialisme par le pouvoir des dirigeants d’entreprise  ?

Pierre Musso James Burnham, ex-dirigeant trotskiste, rédige en 1941 un livre majeur titré la Révolution managériale. Ce livre a été publié en France par Raymond Aron sous le titre l’Ère des organisateurs et préfacé par Léon Blum. L’auteur défend que le socialisme et le capitalisme sont dépassés par le pouvoir des managers et des entreprises. La révolution managériale affirme la supériorité de l’entreprise sur l’État et sur le politique qui ont failli pendant les deux guerres mondiales. Il faut donc remplacer le pouvoir des dirigeants d’État par celui des directeurs de l’entreprise. Cette vision était déjà présente chez les anarchistes comme William Godwin dès 1793 ou chez Proudhon. Saint-Simon affirmait que «  la vérité du politique est la science de la production  ». Marginaliser l’État est un but des philosophies anarcho-socialistes que le management reprendra à son compte. Même Lénine avait introduit le taylorisme en 1918 dans la jeune Union soviétique au nom de «  l’efficacité  », afin de libérer du temps pour gérer les affaires publiques et contribuer ainsi à l’extinction de l’État.

La cybernétique, philosophie construite en même temps que l’informatique, repose aussi sur une doctrine de l’efficacité. Vous parlez du «  cybermanagement  »  ?

Pierre Musso La cybernétique s’est associée après la Seconde Guerre mondiale au management pour se présenter comme une doctrine scientifique de l’efficacité, grâce à l’aide de l’ordinateur dans la décision  : c’est le «  cybermanagement  ». La cybernétique est la philosophie associée à la troisième révolution industrielle, celle de l’informatique, après celle de la mécanisation, puis celle de l’électricité. Cette doctrine est formulée par Norbert Wiener et se définit comme une théorie de l’action efficace, apportant au management un outil puissant, l’ordinateur, supercalculateur et superhorloge. La cybernétique est devenue un paradigme contemporain qui compare les hommes et les machines, le cerveau et l’ordinateur. Elle vise un gouvernement des hommes par le pilotage automatique, les nombres et les algorithmes, comme l’illustrent déjà les marchés financiers. Le politique ayant failli, le cybermanagement prétend apporter enfin la rationalité dans les décisions. Le dogme managérial et le paradigme cybernétique visent l’administration scientifique des hommes et le gouvernement des choses.

L’idée de progrès est en crise. Cela met-il fin pour autant à la religion industrielle  ?

Pierre Musso L’idée de progrès construite au début du XVIIe siècle notamment par Francis Bacon, qui lui donne son sens temporel, est associée à la révolution scientifique moderne. Elle devient un grand mythe au siècle des Lumières avec Turgot et Condorcet, mais Rousseau s’en méfie et la critique déjà. Elle fait partie de l’architecture fiduciaire occidentale pour définir le progrès technique et scientifique, et porter la promesse du bonheur à venir pour l’humanité. Mais qu’en est-il des progrès culturels, sociaux et humains  ? La religion industrielle contemporaine est animée par la foi dans le progrès technico-scientifique et la loi managériale de l’efficacité. Mais la mondialisation montre que cette religion n’est que celle de l’Occident, et que d’autres civilisations ont d’autres images du monde. C’est bien pourquoi il est utile de distinguer l’industrialisation comme phénomène de l’industriation comme vision. La mondialisation est ainsi une opportunité pour montrer, comme le disait Jean-Pierre Vernant, que «  l’Occident ne peut plus aujourd’hui prendre sa pensée pour la pensée  ».

(1) La Religion industrielle. Monastère, manufacture, usine. Une généalogie de l’entreprise. Éditions Fayard, 800 pages, 28 euros.

Une philosophie critique des imaginaires contemporains

Philosophe de formation, spécialiste de Gramsci et de Saint-Simon, Pierre Musso a créé la chaire d’enseignement et de recherche «  modélisations des imaginaires, innovation et création  ». Après avoir critiqué l’idéologie du réseau et le système politico-médiatique, notamment sous l’Italie de Berlusconi, le professeur en sciences de l’information et de la communication à l’université de Rennes-II traite des relations entre les imaginaires politique et techno-industrialiste.

Entretien réalisé par Pierre Chaillan, L’Humanité


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