Retour sur Ernst Nolte, fascisme et guerre civile européenne

vendredi 17 avril 2020.
 

par Denis Trierweiler, dans Cités 2007/1 (n° 29), pages 25 à 37

Dans l’introduction à son livre sur Heidegger, E. Nolte écrit que c’est une chose de faire une histoire des idées et autre chose de concevoir une histoire des idéologies – car, « l’histoire des idéologies traite d’une pensée qui est au plus près liée à des intérêts et à des aspirations de groupes entiers d’hommes, et qui néanmoins donne une articulation plus large, et au moins tendanciellement universalisante à ces intérêts et à ces aspirations. C’est pourquoi l’étude d’une telle pensée n’équivaut pas seulement à une histoire des idées mais est simultanément l’histoire politique et l’histoire d’organisations et de modes de comportement » .

Soit ! Mais qu ?est-ce que l’idéologie pour Ernst Nolte ? Quelle définition en donne-t-il, comment va-t-il l’approcher ? Il nous livre... une Weltanschauung. Ainsi, dans Les Allemands et leurs passés, il écrit (p. 213) : « Le noyau de ma conception de l’histoire que j’ai défendu depuis 1963 – à l’époque encore célébrée pour ainsi dire de toutes parts – consiste en la conception que l’histoire du XXe siècle avait été déterminée par une guerre civile idéologique tout d’abord européenne, puis mondiale, entre l’utopie marxiste-communiste, la contre-utopie fasciste-national-socialiste, et l’absence d ?utopie occidentale pluraliste. »

Le premier livre de Nolte, Le fascisme dans son époque, est suffisamment connu et commenté pour que je n’y revienne pas. J ?examinerai un petit texte de 15 pages paru en 1964 puis je conclurai sur le dernier livre important de Nolte paru en 1998. En 1964, donc, Nolte publiait dans une revue un texte intitulé « Conservatisme et national-socialisme ». L’article reprend une conférence…

Cet article contient déjà tous les thèmes noltiens qui vont faire florès.

« CONSERVATISME ET NATIONAL-SOCIALISME »

Concernant les relations entre conservatisme et national-socialisme, Nolte commence par recenser les interprétations qui ont cours. Il en dénombre quatre. Pour la théorie libérale, le national-socialisme serait un pur produit de la tradition allemande – plus particulièrement prussienne – qui, par son militarisme et son agressivité antilibérale, a contaminé l’histoire européenne depuis deux cents ans, quand ce n ?est pas, dit Nolte, depuis deux mille ans (sic !). À cette version s ?oppose tout naturellement l’explication conservatrice pour laquelle le national-socialisme est issu du libéralisme lui-même. Or l’alliance entre la vision libérale et la vision conservatrice a engendré la théorie du totalitarisme, laquelle, en englobant national-socialisme et bolchevisme, correspondait parfaitement aux attentes de l’immédiat après-guerre, elle arrangeait tout le monde (de ce côté-ci du Rideau de fer, en tout cas). Enfin, dernière interprétation, celle du socialisme ou du communisme qui considère le nazisme comme la phase ultime du capitalisme. Le vrai problème, dans ces conditions, dit Nolte, ne saurait être l’attitude des forces conservatrices, ni la relation de la théorie conservatrice au nazisme, mais avant tout le concept même de conservatisme. Nous sommes donc, en bonne tradition philosophique, conviés cette fois-ci à une définition de concept. Pas du concept d ?idéologie, certes, mais de celui de conservatisme néanmoins.

Voici : depuis qu ?il y a sur terre des riches et des pauvres, il y a le conservatisme. Il arrive souvent que l’on appelle aussi cela « la droite » ; mais c’est un usage abusif, car, à proprement parler, « la droite » n’existe qu ?à partir du moment où la classe dominante se trouve contrainte de se défendre contre une agression. C ?est pourquoi, à l’origine de toute droite, il y a « la gauche ». Pour que puissent exister une droite et une gauche, il doit exister un sol où elles peuvent cohabiter, et ce sol est celui de la société bourgeoise, société autorisant ne serait-ce qu’un minimum de liberté de pensée et de discussion. Cette liberté n’allant pas de soi, devant être conquise, elle est d’emblée, nécessairement, de gauche. Car ce qui distingue avant tout la gauche, c ?est qu’elle s’emploie à attaquer le passé et le présent, et elle promet un avenir meilleur. (Première apparition de l’utopie.) Il se trouve qu’en Europe elle a attaqué et ébranlé une structure étatique demeurée à peu près stable pendant près de mille ans. C’est seulement lorsque apparaissent de tels protagonistes d’une nouvelle forme de vie que peut émerger une droite. Pour toutes ces raisons, la droite n’est ni nationale ni « strictement politique ». Autrement dit, nous avons affaire ici à une critique classique des Lumières et de la Révolution française, à la façon d ?Edmund Burke.

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Une fois apparue, la droite évolue. Aux yeux de Nolte, dans la genèse de la droite, l’un des seuils décisifs est ce qu ?il appelle le passage du conservatisme naïf au conservatisme sentimental (p. 10). L ?emblème de ce seuil est Metternich. Son système de pouvoir est le premier exemple d ?un gouvernement de droite, car, en raison du caractère impitoyable de son combat contre la société bourgeoise, le chancelier reconnaissait implicitement l’existence de la gauche. La droite était née. Son représentant le plus éminent sera Bismarck. Lorsque naît et se développe une droite, il peut éventuellement arriver qu ?elle s ?allie avec le centre. D ?où l’irrémédiable scission future entre une droite modérée et une droite extrême. 1848 sera, pour la droite modérée, la grande occasion manquée. (Parce que l’unification aurait pu se faire à ce moment-là ; Nolte reprend ici les propres considérations de Bismarck [8] [8]Cf. par exemple Moritz Busch, Le comte de Bismarck, E. Dentu,… .)

6 Mais ce qui retient ici l’attention de Nolte, ce n ?est pas tant la révolution de 1848. C ?est un événement bien plus infime en apparence, mais auquel il attribue une portée incalculable : la fondation de la Kreuzzeitung, avec la collaboration de Gerlach et de Bismarck. C ?est qu ?avec la naissance de ce journal était constituée définitivement une droite non gouvernementale acceptant et utilisant en pleine connaissance de cause le médium de l’opinion publique (Öffentlichkeit, p. 11) ; mais celle-ci est originellement et en tant que telle... de gauche. (Nous avons déjà rencontré le thème de la discussion libérale qui est le passe-temps favori de l’opinion publique. Ce thème sera, à partir des années 1920, exploité par tous les anti-weimariens, sans doute avec le plus de force par Carl Schmitt, chez lequel la discussion sans fin est le signe d ?une vie qui manque de sérieux, et par Arnold Gehlen qui fustige la discussion qui n ?engage à rien...)

7 Reprenons : la droite intègre trois moments de gauche tout à fait caractéristiques. D ?abord, un penchant théorique pour le socialisme, une collaboration dans la pratique avec les travailleurs, une exacerbation inédite de l’antisémitisme. Alors apparaît l’un des paradoxes les plus remarquables de l’histoire allemande : c ?est le plus réactionnaire des « vieux-conservateurs », Bismarck, qui va amener les néoconservateurs à renoncer implicitement au principe de légitimité pour réaliser l’unification, en accordant le droit de vote.

8 Désormais, la droite ne saurait être plus à droite. Mais elle intègre aussi des moments de gauche si forts que son ressentiment plébéien à peine voilé contre l’aristocratie héréditaire et son inimitié potentielle envers la religion dominante ne peuvent qu ?exacerber le combat entre droite extrême et droite modérée. Bien entendu, les conservateurs allemands ne font tout d ?abord pas autre chose que les différentes puissances coloniales nationales et libérales de l’époque impériale ; chacune veut se faire sa « place au soleil ». (La théorie du Lebensraum élaborée en 1904 par le géographe Friedrich Ratzel était effectivement une tentative de légitimation scientifique, par les catégories du darwinisme social, d ?une pratique dont les impérialismes britannique et français étaient les modèles [9] [9]Cf. Enzo Traverso, Le totalitarisme. Le XXe siècle en débat,… . Depuis l’unification de 1989, elle fait un étrange retour – forcé par la nouvelle droite en général, plus particulièrement par A. de Benoist – sous les vocables de la géopolitique, de la Grossraumordnung en Allemagne. Il faudrait confronter cela avec les considérations de R. Koselleck sur la révolution européenne de 1848. Nolte se dit volontiers proche de la démarche de Koselleck, affirmation qui mériterait un examen plus poussé, dans la mesure précisément où les revendications de Koselleck sont toujours fédéralistes ; mais sa référence ultime étant le Saint Empire romain germanique comme modèle de fédéralisme, on retrouve une certaine volonté de réhabilitation du Reich – comme chez de Benoist cherchant à faire de l’empire le modèle de l’Europe future, volonté qui fait bien le lit de la nouvelle droite allemande [10] [10]Voir Andreas Koenen, « Visionen vom Reich », dans Metamorphosen… .)

9 Mais quand les Allemands commencent à vouloir combler leur prétendu manque d ?espace vital à l’est de l’Europe, poursuit Nolte, ils manifestent une volonté de changer le monde qui n ?est plus comparable à aucun des phénomènes parallèles contemporains (ici apparaît le thème de la singularité, elle-même... réactive). Car la droite néoféodale allemande ne peut mener cette lutte qu ?en proposant de faire des Allemands les maîtres de l’Europe, contre les Russes et les Anglais, contre les Français et les Italiens. Et voici qu ?à la rencontre de cette volonté de changement viennent les rêveries de quelques « social-aristocrates » qui sont prêts à tout pour endiguer les avancées de la civilisation moderne. Seulement voilà ! changement du monde, cela veut dire révolution.

10 Caractéristique fondamentale, essence même de la gauche. L ?intention la plus centrale de la gauche passe ainsi à droite, et par une ruse suprême de l’histoire, la notion impossible, contradictoire, pur oxymoron, de « révolution conservatrice » peut être forgée (mais tout aussi paradoxalement, pour Nolte, le conservatisme n ?est justifiable que dans la mesure où il s ?approprie des moments révolutionnaires). Cependant, « sans guerre, pas de révolution » [11] [11]R. Koselleck, Wie europäisch war die Revolution… . Il faudra la défaite de 1918 pour que les Allemands soient sommés de choisir entre la résignation et l’auto-affirmation (Selbstmächtigkeit) envisageant toute éventualité. (Ernst von Salomon par exemple, dans Les réprouvés, mais aussi de nombreux autres avaient déjà joué de ce thème anti-versaillais, qui devient chez Nolte une variante et un corollaire de la nécessité de se défendre contre une agression.) C ?est à ce moment-là que sonne l’heure de la droite extrême, qui maintenant va se recomposer en une nouvelle synthèse, latente depuis longtemps, mais qui n ?avait pu jusque-là prendre conscience d ?elle-même [12] [12]C ?est un autre cheval de bataille de certains historiens, que… . Comprendre cette synthèse, c ?est comprendre le national-socialisme, insiste Nolte (p. 16). Car les masses qui allaient, par centaines de milliers, acclamer Hitler le 30 janvier 1933 se croyaient « frères et sœurs dans la grande communauté du peuple – Gemeinschaft des Volkes ». Or : « Vérité et homogénéité de la nation – Einheit und Homogenität der Nation, commente notre auteur, c ?est très exactement ce qui avait été, en 1848, le cri de ralliement de la gauche. »

11 Hitler, bien sûr, est fondamentalement un conservateur. Sa doctrine de l’ennemi est celle du conservatisme le plus pur. (La conception de l’ennemi joue un grand rôle dans toute l’œuvre de Nolte, car, selon la manière dont elle se détermine, on se trouve ou non dans le champ de l’ « existence historique ».) Cependant, ni Metternich ni Bismarck ne se seraient reconnus en ce plébéien qui prétendait défendre la pensée guerrière, la visibilité des relations de domination et la réalité de la souveraineté. (Des notions que nous retrouverons bientôt sous la forme des existentiaux historiques.) Hitler n ?était possible que parce que la droite était née. Et à son origine, on le sait maintenant, il y a la gauche. L ?émotion fondamentale de Hitler était conservatrice, strates accumulées de ses ressentiments qu ?il allait, avec ses « capacités eidétiques infantiles » (sic !), retourner en haine contre les prétendus responsables : les Juifs. (L ?émotion fondamentale est bien conservatrice, donc antibolchevique, mais la prétendue faiblesse intellectuelle de Hitler le pousse à reporter sa haine sur le Juif. Sur ce point non plus Nolte ne variera plus, l’antisémitisme est dérivé.)

12 Et Nolte de tirer les conséquences de ces... analyses : à la théorie libérale, on accordera que le nazisme est né en relation étroite avec les forces conservatrices. Mais la théorie conservatrice a raison de mettre en évidence les moments de gauche du mouvement, car c ?est là que se forme la tension interne qui donnera naissance à la nouvelle synthèse. Le concept libéral-conservateur de totalitarisme est trop formel, donc insuffisant. Quant à l’interprétation communiste, elle se trompe en voyant dans le nazisme la phase ultime du capitalisme, alors qu ?il représente en fait la phase ultime du conservatisme, le dernier sursaut de l’ordre social féodal en dissolution qui tente une fois encore, serait-ce au prix de l’anéantissement, de reprendre le dessus.

13 Aux « paradoxes » du nazisme, c ?est la synthèse européenne qu ?il faut opposer ; la thèse restera toujours spéculative que le nazisme n ?a pu apparaître qu ?en Allemagne. La question à poser n ?aurait pas dû être : « Qu ?est-ce que le national-socialisme ? », mais : « Qu ?est-ce que la gauche et la droite ? » C ?est bel et bien cette question qui a occupé Nolte sa vie durant. Et qui l’a conduit au comparatisme historique, car il ne fallait pas entériner le Sonderweg. À l’origine du conservatisme allemand, il y a la gauche internationaliste et éternelle.

14 Dirk Blasius, dans un livre récent [13] [13]Dirk Blasius, Weimars Ende. Bürgerkrieg und Politik, 1930-1933,… , faisait remarquer que la conception floue et fumeuse de la guerre civile européenne de Nolte, et du révisionnisme en général, a surtout pour fonction de masquer les guerres civiles qui ont réellement eu lieu dans les années 1920, et tout particulièrement en Allemagne. Après, il ne reste plus, comme par un tour de passe-passe, qu ?à fonder de la sorte la naissance d ?une nouvelle nation allemande, qui représenterait une droite non fasciste.

15 Au terme de son article qui se proposait explicitement pourtant de clarifier le concept de conservatisme, nous trouvons, bien sûr, tout ce qui faisait l’essentiel du Fascisme dans son époque. Mais nous avons davantage encore : nous avons la mise en place pour ainsi dire définitive de tous les grands thèmes de Nolte : le schéma réactif ou nœud causal, issu de la nécessité de se défendre contre une agression, perpétrée par la pensée utopique, laquelle ne peut prendre du champ que sur le sol du libéralisme, le grand ennemi, celui qui encourage la discussion sans fin qui n ?engage à rien. Le lecteur se dit : voilà un conservateur, un nationaliste allemand. Mais il peut, à juste titre, estimer qu ?il y a là de vraies questions ; la comparaison historique n ?est pas une pratique répréhensible ni coupable ; les Allemands ont parfaitement le droit de s ?interroger sur ce qui fait leur unité. La Querelle des historiens, en 1986, avait d ?ailleurs représenté une première cristallisation de ces questions, lorsque Habermas opposait le « patriotisme constitutionnel » à ce qu ?il estimait être en passe de devenir une nouvelle famille de pensée, s ?autoproclamant « droite démocratique » et se disant préoccupée de « pédagogie populaire ». Nolte et ses émules cherchent-ils vraiment – comme le pensait Habermas – à distinguer les pratiques abominables du nazisme de ses intentions, prétendument pures ? Existence historique

16 Pour répondre, il faut se pencher sur ce que Nolte donne comme son opus magnum, paru en 1998, soit trente-quatre ans après « Conservatisme et national-socialisme ». Dans Existence historique, un livre de 765 pages, qui porte le sous-titre : Entre le commencement et la fin de l’histoire ?, l’auteur s ?explique sur sa méthode et ses travaux antérieurs ; il veut fonder une théorie de l’historialité (Geschichtlichkeit) nourrie de philosophie (inspirée de Heidegger) et surplombant la discipline historiographique restreinte. Nolte entend créer des existentiaux historiques. Pour Heidegger – rappelons le –, dans Sein und Zeit (1927), un existential était une manière a priori et nécessaire pour la conscience de se saisir elle-même : en l’occurrence, c ?était le souci ! Les existentiaux de Nolte – il s ?agit de trouver des sortes d ?invariants historico-anthropologiques – sont donc une manière a priori, pour un « peuple », de devenir conscient de son existence : ce sont la noblesse, la guerre, la ville, la gauche, l’émotion fondamentale, la guerre civile, etc. Mais son ambition n ?est pas de faire une histoire universelle, projet qu ?il estime désormais irréalisable, mais ce qu ?il appelle une « anthropologie historique ». L ?inspirateur de Nolte est ici Arnold Gehlen [14] [14]De cet auteur très important, les ouvrages essentiels, Der… , dont la « philosophie des institutions » jouera son rôle le moment venu. Heidegger, donc, pour les existentiaux, Gehlen pour l’anthropologie. Mais la place surdimensionnée réservée par Nolte, dans son « anthropologie », à la guerre et à la doctrine de l’ennemi est problématique. L ?inimitié et l’hostilité sont des catégories politiques, c ?est l’amitié qui est une catégorie anthropologique [15] [15]Cf. par exemple les longs commentaires que consacre Jacques… .

17 Dès la page 14 de Historische Existenz, on lit que le national-socialisme est ce phénomène « grâce auquel l’existence historique authentique, en tant qu ?elle était menacée, a pu devenir consciente d ?elle-même, et a dès lors entrepris de livrer un combat politique ultime qui incluait précisément une autodestruction ». Qui a eu la patience de nous suivre dans la première partie sera déjà moins perplexe devant ce genre de déclaration, mais il n ?en reste pas moins que ce raisonnement ne va pas de soi. Dans un entretien au Spiegel à l’automne 1994, on demande à Nolte ce qu ?il entend par « légitimité historique du national-socialisme ». Il répond que, « vu de l’intérieur de la situation existante, c ?était porteur d ?avenir ». Il se trouve que j ?ai donné, en 2002, à la revue Le Débat, no 122, un article intitulé « Un spectre hante Ernst Nolte », où je mentionnais déjà cet entretien. Or il s ?agissait d ?un dossier (E. Husson, Charles S. Maier et moi-même avons donné un article et Ernst Nolte a répondu aux trois ; cf. p. 140-186) et Ernst Nolte m ?a répondu sur ce point précis. Il écrit (p. 177-178) : « Il ne s ?agissait pas de la légitimité historique, qui implique toujours aussi une forme de droit moral, mais du droit historique, et j ?ai toujours beaucoup insisté sur la distinction entre droit historique et droit moral. Le droit historique est celui de tout phénomène politique qui réussit à s ?imposer et perdure un moment, mais ce phénomène peut être moralement mauvais, et son droit historique peut s ?éteindre au bout de quelques années. »

18 Cette distinction entre droit moral et droit historique est tout bonnement sophistique, car, pour être à même de la décrypter, le téléspectateur aurait pour le moins eu besoin de sous-titres. Mais passons, et venons-en au fait majeur qui étonne le lecteur de Nolte. C ?est sa façon de se mouvoir constamment sur le fil du rasoir, toujours à la limite. Apparemment. Car il y a indéniablement, dans ses textes, quelque chose comme des prouesses d ?équilibriste sur une pointe acérée. Cette pointe est celle où le discours « rationnel » menace à chaque instant de s ?inverser. Ainsi, dans le dossier du Débat toujours, Nolte répond à Charles S. Maier comme suit (p. 183) : « Même Raul Hilberg traite beaucoup plus de la préhistoire de l’extermination des Juifs d ?Europe que des processus d ?extermination eux-mêmes, et le seul qui – sous l’égide de la Fondation Klarsfeld – a rédigé une monographie exhaustive sur les fours crématoires et les chambres à gaz, Jean-Claude Pressac, estime devoir réduire de trois quarts les chiffres donnés par les authentiques témoins oculaires, les Nyiszli, Bendel, Filip Müller. (...) Vous semblez avoir oublié que [la réduction du nombre des morts à 1 million] correspond à une réduction tout à fait officielle du chiffre de 4 millions à 1 million à 1 million et demi de victimes. » [16] [16]Et Nolte enchaîne aussitôt : « Je ne sais si l’affaire… Le pas ne serait-il pas ici franchi entre révisionnisme et négationnisme ?

19 Retenons pour le moment que, à la page 50 d ?Existence historique, Nolte livre ses sources d ?inspiration. Il y a certes, dit-il, des penseurs de l’histoire, « Geschichtsdenker », qui ont approché son intuition à lui ; malheureusement, « à tous, il manque cet optimisme fondamental qui caractérisait Hegel ; ils se voient en premier lieu confrontés à un présent effrayant et opaque (...). » Ces penseurs de l’histoire, cités pêle-mêle et dans cet ordre, sont : « Éric Voegelin, Alexander Rüstow, Hans Freyer, Raymond Aron et bien d ?autres. » L ?énumération est surprenante et je ne puis ici la prendre exhaustivement en considération. Un mot cependant s ?impose sur Hans Freyer, qui est l’auteur d ?une Weltgeschichte Europas, une Histoire universelle de l’Europe (et qui eut pour assistant en 1933 à Leipzig... Arnold Gehlen). Ce ne sont pas des noms très évocateurs pour le lecteur français, hormis Aron, bien sûr, que l’on est assez surpris de trouver là. Avec Freyer, en revanche, nous sommes de plain-pied dans la constellation spirituelle dont se nourrit Nolte, et dont il semble bien qu ?il ne veuille ou ne puisse rien savoir. Ainsi le nom de Carl Schmitt n ?apparaît-il qu ?une seule fois dans Existence historique, p. 218, parce que, « avec et contre Schmitt, nous devons considérer que la guerre représente la situation sérieuse [Ernstfall] collective (...) tandis que la vie quotidienne ordinaire (...) n ?est qu ?une vie déficiente ». Cette évocation de Schmitt en dit certes long sur l’obsession de l’authenticité et sur l’ennemi, mais dans la suite du livre tout se passe comme s ?il fallait faire oublier que, depuis les années 1920 à tout le moins, lorsqu ?il s ?agit de réflexion théorique sur l’État et sur le politique, en Allemagne et au-delà, Carl Schmitt est toujours présent à la table des négociations...

20 Or, dans un article de 1957, paru pour le 70e anniversaire de Hans Freyer [17] [17]21 Carl Schmitt, « Die andere Hegel-Linie – Hans Freyer zum… , Carl Schmitt l’avait placé très haut pour avoir évoqué le katéchon de saint Paul. Le passage de Schmitt vaut d ?être traduit : « Dans un accès de rage, Nietzsche a déclaré : Hegel est le grand retardateur dans la voie de l’Allemagne vers l’athéisme. Mais tous ceux qui sont sur cette voie des accélérateurs seront unis contre un homme comme Hans Freyer, qui parle dans ses livres du katéchon de la IIe épître aux Thessaloniciens – à savoir, de la force qui retient pour un temps la puissance du mal, et se dresse contre les pires des accélérateurs sur la voie vers l’abîme. Tout ce qui est appelé conservateur – et s ?appelle soi-même ainsi – depuis le XIXe siècle est dépassé et surclassé par ce concept : ?celui qui retient ?, que nous trouvons dans l’histoire universelle de Freyer. »

21 Dans le livre de Freyer, dans le second volume, le chapitre 3 est en effet intitulé « Les forces qui retiennent ». Et l’on ne tarde pas à apprendre que ces forces, ce sont les Germains. Et l’on trouve aussi, p. 654 du même ouvrage de Freyer, ce passage énigmatique, mais qui désormais ne nous surprend plus guère : « Ceux-là qui détruisent conservent en même temps ; ceux qui brisent retiennent. » Bref, chez Freyer, le katéchon n ?est plus un concept unidimensionnel qui ne ferait que retenir et conserver, il brise la statique et devient dynamique. C ?est ce qui intéresse aussi Schmitt – et Nolte sans doute – pour lequel la dynamique obsessionnelle sera celle de la gauche et de la droite – mais il ne nous donne pas de détails. Dommage ! car il y va de ceci : ce qui distingue de la manière la plus caractéristique l’Empire romain chrétien antique et médiéval de l’imperium romanum païen, c ?est qu ?il est conscient de sa finitude. D ?un combat ultime qui inclut l’autodestruction ? Vérifions ! Page 562 : « Les Juifs sont le plus intéressant de tous les peuples » en même temps qu ?ils sont « le paradigme de l’existence historique » (p. 178). En d ?autres termes, ils sont « la quintessence de cette constellation spirituelle qui a pris conscience d ?elle-même, qui s ?est saisie elle-même dans le nazisme ». Reste à établir l’origine de cette constellation. Nolte lit dans Josué que le dieu des Juifs était un « dieu de l’anéantissement, un dieu du génocide » (p. 169). Les chefs de ce peuple avaient développé « un programme de conquête » qui était un « programme d ?extermination (Ausrottung) », et ils avaient conquis le pays de Canaan en « anges de la mort » (p. 168). (Ne seraient-ce pas là d ?autres « histoires immorales de l’Ancien Testament » qui font retour ?) Parvenue à son apogée, continue d ?argumenter Nolte (p. 168), la religion jahviste a dû se sentir menacée de l’intérieur, ce qui a engendré cette relation très spécifique, singulière, entre fanatisme à l’intérieur et hostilité généralisée vers l’extérieur, entre anéantissement conquérant et peur de l’anéantissement ; relation qui sera transposée au national-socialisme. Mais nous avons déjà vu le schéma se mettre en place en 1964. Dans le nazisme aussi, la volonté d ?anéantissement n ?était qu ?une résultante de la peur de l’anéantissement. Nous savons déjà qu ?à l’origine il y a cette « gauche d ?avant la gauche » qui, à travers le christianisme, a rejailli sur la culture de l’Occident tout entier, en même temps qu ?une attitude égalitaire et utopiste (voir les Bogomiles et les Anabaptistes) qui devint idéal-typique, pour engendrer... la gauche éternelle. Or la gauche était en contradiction avec l’existence historique authentique de l’humanité, exactement comme l’utopisme des prophètes était en contradiction avec la véritable existence historique du judaïsme.

22 Selon Nolte, les Lumières engendrent à terme la guerre civile mondiale du XXe siècle [18] [18]La guerre civile européenne, 1917-1945, trad. franç.,… . (L ?idée de la guerre civile européenne n ?est pas de Nolte, elle avait déjà été développée en 1942 par Sigmund Neumann dans une étude sur le nazisme intitulée Permanent Revolution. The Total State in a World at War.) Traduisons : les forces anhistoriques, utopistes du « bolchevisme et de l’américanisme » incarnent l’héritage des prophètes, tandis que les nazis, par leur lutte à mort contre le judaïsme, sont du côté de l’existence historique authentique, consciente de sa contingence, c ?est-à-dire aussi de son inéluctable anéantissement. D ?un côté, la lutte pour la post-histoire des bolcheviks ; de l’autre côté, le combat justifié pour la sauvegarde de l’existence historique authentique (p. 562) : les nazis. Il y avait un peuple ennemi dont il fallait se protéger. En outre : « Les émotions fondamentales démesurées de Hitler avaient pour fondement des réalités incontestables – à savoir, la forte proportion de Juifs, c ?est-à-dire de gens d ?origine juive [sic !] parmi les bolcheviks » (p. 555). Churchill et Th. Mann, dit Nolte, étaient du même avis. Voilà donc « revalorisées » les « capacités eidétiques infantiles » du Führer ? Ne devient-il pas dès lors possible de voir dans la solution finale une tentative majeure et courageuse pour arrêter et inverser le processus historique conçu comme une décadence, en anéantissant la base biologique, c ?est-à-dire un petit groupe d ?hommes qui étaient les fautifs de ce processus, les Juifs, personnification par excellence de ce monde moderne que Hitler haïssait plus que tout ? De là découle nécessairement la possibilité d ?émettre un jugement nuancé sur les abominations nazies. En effet, au vu de l’hostilité des Juifs contre l’Allemagne national-socialiste, « il ne serait tout simplement pas permis de dénier aux exactions national-socialistes un caractère réactif ». (Cet argument se trouve également dans La guerre civile, p. 548, à propos de la déclaration de Chaïm Weizmann en septembre 1939.)

23 Du coup, il devient clair que « Hitler avait de très bonnes raisons de considérer les Juifs comme un peuple ennemi et de prendre les mesures adéquates à leur encontre, comme l’avaient fait les Anglais avec les émigrés allemands, ou les Américains avec leurs concitoyens d ?origine japonaise ».

24 Cependant, nous l’avons vu dans l’article de 1964, la gauche continue de faire problème. « Certains groupements religieux, comme les Bogomiles ou les Anabaptistes, peuvent être considérés comme des pré-formations [de la gauche], et dans le sens le plus large, une gauche radicale, ou égalitaire, qui cherche à restaurer ou à conquérir une égalité originelle, doit être distinguée d ?une gauche modérée, laquelle, dans le cadre du contexte historique existant, plaide pour l’atténuation des inégalités, et en particulier pour que soient surmontées des différenciations obsolètes et qui ne sont plus conformes à l’époque » (p. 623-624). Deux pages plus haut, on pouvait lire : « Ce qui est requis, c ?est que l’Occident se conçoive, dans une intention défensive, comme une ?droite ?, comme la ?nouvelle droite universelle ?, ou bien qu ?à l’intérieur de l’Occident se constitue une ?droite occidentale ?. » Qu ?est-ce donc au juste que cette droite est appelée à défendre et à conserver ? Le néoconservatisme ?

25 Au bout du compte, les conceptions de Nolte ne sont possibles que parce qu ?elles se basent fondamentalement sur une simplification outrancière et idéologique de la complexité historique. Ses travaux, contrairement à ce que voudraient nous faire croire certains, n ?élargissent pas le champ du problème à un comparatisme effectivement nécessaire et souhaitable, ils rétrécissent l’horizon, ils n ?apportent rien de nouveau. Ni présentation de nouvelles sources ni de nouveaux faits, mais seulement une réinterprétation de faits et de contextes déjà connus. L ?alibi est celui de l’historicisation du national-socialisme que l’on chercherait prétendument à interdire. Mais bien des historiens se sont depuis longtemps attelés à cette tâche, sans côtoyer le pire comme le fait Nolte. En réalité, il ne s ?agit pas d ?un apport théorique de quelque ordre que ce soit, mais bel et bien de visées politiques directes. Notes

[1] Carl Schmitt, Glossarium, 11 janvier 1948, réponse à Pierre Linn, en français dans le texte, p. 80, Berlin, Duncker & Humblot, 1991 ; la suite dit : « Vous connaissez ma théorie du katéchon, elle date de 1932. Je crois qu ?il y a en chaque siècle un porteur concret de cette force et qu ?il s ?agit de le trouver. » [2] Ernst Nolte, Heidegger, Verlag Ullstein, 1992, p. 8. Le livre sur Heidegger est donné par Nolte comme le troisième de ce qu ?il appelle sa « trilogie philosophique » (les deux précédents étant l’ouvrage sur Nietzsche paru chez Propyläen en 1990 [trad. franç. par Fanny Husson sous le titre Nietzsche. Le champ de Bataille, Bartillat, 2000], et celui sur la pensée de l’histoire au XXe siècle paru chez le même éditeur), et qu ?il oppose à sa « tétralogie historique ». La trilogie philosophique se veut le versant interne – die Innenseite (p. 8) – de l’histoire exposée dans la tétralogie historique. [3] P. 8. [4] E. Nolte, Die Deutschen und ihre Vergangenheiten, Erinnerung und Vergessen von der Reichsgründung Bismarcks bis heute, Propyläen, 1995. [5] Dont j ?ai déjà traité dans Le Débat, no 122, 2002. Et auquel Nolte a répondu dans ce même dossier du Débat. Voir plus bas, p. 33, ici même. [6] Zeitschrift für Politik, 1964. L ?article reprend une conférence donnée à la Hochschuhle für Politische Wissenschaften. Je suis extrêmement reconnaissant à Jean-Luc Évard de m ?avoir fait connaître ce texte. [7] C ?est ici moi qui souligne comme dans tous les passages à venir en italiques. [8] Cf. par exemple Moritz Busch, Le comte de Bismarck, E. Dentu, 1879. [9] Cf. Enzo Traverso, Le totalitarisme. Le XXe siècle en débat, Paris, Le Seuil, 2001. [10] Voir Andreas Koenen, « Visionen vom Reich », dans Metamorphosen des Politischen, Akademie Verlag, 1995, p. 73. L ?article de Koselleck in Transit, cahier 7, 1994 : « Strukturen des Nationalstaats. Föderale Strukturen der Deutschen Geschichte. » [11] R. Koselleck, Wie europäisch war die Revolution von 1848-1849 ?, Heidelberg, Manutius Verlag, 1999, p. 29. [12] C ?est un autre cheval de bataille de certains historiens, que celui de la « Selbstbewusste Nation », la nation consciente d ?elle-même, depuis 1989. Dans ce même esprit, l’Allemagne est considérée comme paradigmatique du développement de l’État. Voir Heimo Schwilk et Ulrich Schacht (dir.), Die Selbstbewusste Nation, Berlin-Francfort, 1994. [13] Dirk Blasius, Weimars Ende. Bürgerkrieg und Politik, 1930-1933, Vandenhoek & Ruprecht, 2005. [14] De cet auteur très important, les ouvrages essentiels, Der Mensch (1939) et Urmensch und Spätkultur (1956), ne sont toujours pas traduits en français, bien que souvent exploités ; il existe cependant une traduction de certains articles sous le titre Anthropologie et psychologie sociale, trad. de l’allemand par Jean-Louis Bandet, Paris, PUF, 1990. [15] Cf. par exemple les longs commentaires que consacre Jacques Derrida, dans Politiques de l’amitié, Paris, Galilée, 1994, au fameux « Ô mes amis, il n ?y a nul amy » de Montaigne, « mot qu ?Aristote avoit tres-familier » ; peut-être n ?est-ce que de l’inimitié qu ?il peut y avoir politique – assurément en tout cas, si l’on suit Carl Schmitt. [16] Et Nolte enchaîne aussitôt : « Je ne sais si l’affaire Wilkomirski a été connue aux États-Unis (...). » À ce sujet, on lira avec profit Claude Arnaud, Qui dit je en nous ?, Paris, Grasset, 2006, ici p. 287, où Arnaud remarque que cette affaire risquait d ?« encourager le courant révisionniste à contester l’ampleur, sinon la réalité de la Shoah ». Nolte avait justifié ses craintes par avance. [17] 21 Carl Schmitt, « Die andere Hegel-Linie – Hans Freyer zum 70. Geburtstag », in Christ und Welt, 10e année, W 30, 26 juillet 1957. [18] La guerre civile européenne, 1917-1945, trad. franç., Jean-Marie Argelès, Éd. des Syrtes, 2000.


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