Le macronisme, entre Renzi et une « nouvelle Troisième Force »

mercredi 17 mai 2017.
 

Christophe Bouillaud est professeur en science politique à Sciences-Po Grenoble. Spécialiste de la vie politique italienne et des études européennes, il revient pour Mediapart sur l’élection d’Emmanuel Macron. Si le parallèle entre l’identité politique de ce dernier et celle de Matteo Renzi est éclairant, il comporte aussi des limites. Venu de la noblesse française d’État, Macron semble beaucoup moins prêt à renouveler réellement le personnel politique autour de lui.

Dans cet entretien, Bouillaud pointe également les fortes différences entre les fascismes historiques et les droites radicales contemporaines, dont relève le FN. Selon lui, ce parti souffre d’un handicap irrémédiable, à savoir l’absence de soutien significatif au sein des grandes entreprises et de la haute fonction publique. D’autres situations nationales illustrent cependant les risques courus par la démocratie, lorsque s’opère la connexion entre un discours d’exclusion et la défense d’intérêts économiques puissants.

Comment le situez-vous Emmanuel Macron parmi les présidents de la Ve République ? Dans un post sur votre blog, vous avez évoqué les réminiscences de « Troisième Force » soulevées par sa candidature. Ce type de coalition au centre, pratiquée durant la IVe République, avait pourtant été déjouée sous le régime suivant.

La bipolarité droite/gauche a effectivement structuré la vie politique française sous la Ve République, mais il faut rappeler que cela ne s’est fait ni instantanément, ni facilement. Il faut attendre le milieu des années 1970 pour voir fonctionner à plein l’opposition entre l’alliance des gaullistes, giscardiens, centristes, radicaux valoisiens, etc., et l’« Union de la gauche » (Parti socialiste, Parti communiste, Radicaux de gauche). Inversement, il y a tout de même plus d’une décennie que François Bayrou tient le discours de l’union des modérés de droite et de gauche pour sauver la France du déclin et de l’incapacité à réformer vraiment le pays, liée selon lui à cette bipolarité. La bipolarité droite/gauche n’est donc pas éternelle : elle a été construite au fil du temps et elle peut être remise en question, parce qu’elle ne correspondrait plus aux clivages présents dans le pays.

Bien sûr, tout dépendra désormais de l’issue des élections législatives à venir. Si « La République en marche » (LREM) réussit son pari de gagner seule l’élection législative, il y aura pour la première fois depuis des lustres un président centriste à l’Élysée, appuyé sur une majorité centriste au Palais-Bourbon, avec des oppositions au pluriel à droite et à gauche. En revanche, si la droite républicaine sous la direction de François Baroin réussit à regagner lors des législatives ce qu’elle a perdu en raison de l’entêtement de François Fillon lors de la présidentielle, et si elle conquiert une majorité parlementaire grâce à son implantation locale des années 2012-2016, on retomberait sans doute dans un affrontement gauche/droite classique, avec un Emmanuel Macron repoussé vers la gauche, vraiment devenu pour le coup l’héritier de François Hollande.

De fait, une alliance pré ou postélectorale LREM/PS ramènerait la situation à une bipolarisation classique, avec Les Républicains (LR) incarnant l’opposition de droite. Même hypothèse où, par un retournement inédit de scénario, le PS et La France insoumise (FI) seraient à eux deux majoritaires et rejoueraient l’Union de la gauche version 1978, avec Macron dans le rôle d’un Giscard battu. Mais, dernière hypothèse, sans doute la plus probable à ce stade des rapports de force enregistrés par les sondages, si ni LREM ni la droite républicaine ni le PS ne disposent à eux seuls d’une majorité parlementaire, il leur faudra bien s’allier pour gouverner. Si LR et LREM doivent s’allier, on aura vraiment la fin provisoire de la bipolarité gauche/droite.

C’est un scénario crédible selon vous ?

Cela peut très bien arriver. En effet, je vois mal ces deux forces se chamailler trop longuement devant toute l’Europe si justement l’absence de majorité de l’une de ces deux forces modérées tient à la présence, aux portes de « la République en danger », d’un fort contingent d’élus FN/DLF d’un côté ou d’élus liés à FI de l’autre. Dans ce cas-là, comme dans celui d’une victoire nette de LREM, il me semble que le « macronisme » tendra vers la reconstitution d’une situation semblable à celle de la IVe République, puisqu’il risque fort d’affronter deux oppositions, une à droite, incarnée par le FN, et une autre à gauche, incarnée par FI.

De manière sans doute moins anecdotique qu’on pourrait le croire, comme la « Troisième Force », le « macronisme » fera sien le choix de l’Europe contre deux « extrêmes » nationalistes chacun à leur manière. Cette double opposition, si elle se confirme dans les urnes, garantira la permanence au pouvoir du « macronisme ». Ce fut le cas lorsque la « Troisième Force » des socialistes, radicaux et démocrates-chrétiens, pris entre le RPF des gaullistes et le PCF de Maurice Thorez, n’avait rien d’autre à craindre qu’elle-même.

« Renzi, lui, a vraiment pratiqué la table rase dans son propre parti »

Vous êtes spécialiste de l’Italie. N’y a-t-il pas un peu de Renzi chez Macron, au sens d’une volonté « décisionniste » de briser les blocages et les rentes d’un capitalisme national à la traîne, et de « mettre à la casse » le vieux personnel politique ?

Bien sûr, la ressemblance est frappante : ce sont deux leaders de centre-gauche très déportés à droite. Ils sont d’évidence bien plus appréciés des syndicats patronaux que des syndicats ouvriers. Ils se définissent entièrement au départ par leur volonté de faire table rase du passé partisan de leur pays respectif. Ils promettent tous les deux de faire enfin les « réformes structurelles » dont leur pays a censément besoin, de prendre enfin les grandes décisions qui s’imposent. Les deux aspirants leaders remontent très loin dans les années 1980 pour expliquer que ce qui aurait dû être fait ne l’a pas été et que cela explique l’état présent du pays.

Tous deux sont de fait entièrement acquis à la vision de l’économie et de la société portée par la Commission européenne. Ils se présentent donc logiquement comme de fervents européistes. Du point de vue idéologique, ce sont des « sociaux-libéraux » ou, comme ils se nomment eux-mêmes, des « progressistes ». Lutte contre les rentes et contre les discriminations sont leurs mots d’ordre communs.

Matteo Renzi © Reuters Matteo Renzi © Reuters

Les différences existent cependant. Le « Florentin » est en réalité un vrai professionnel de la politique qui n’a cessé d’être en politique depuis son adolescence. Il va pourtant bâtir sa carrière nationale sur la dénonciation populiste des politiciens. Emmanuel Macron appartient quant à lui d’évidence à la « noblesse d’État » à la française. Il s’enorgueillit même de ne jamais avoir été élu avant de candidater à la présidence de la République – alors que Matteo Renzi a été président de la province de Florence, puis maire de Florence, avant d’accéder à la présidence du Conseil en Italie. La dénonciation des politiciens par Emmanuel Macron correspond donc mieux à son propre parcours même si, bien sûr, c’est par la grâce d’un François Hollande, le politicien par excellence, qu’il est sorti de l’anonymat de la haute fonction publique, en obtenant un poste de conseiller à l’Élysée, puis un ministère de première importance.

Autre différence : Matteo Renzi, lorsqu’il prend le pouvoir au sein du Parti démocrate en 2013-2014, met vraiment sur la touche l’ancienne classe politique de son propre parti. Cette ancienne classe dirigeante, totalement mise à l’écart, vient d’ailleurs de quitter le Parti démocrate à la fin de l’année 2016 pour fonder une autre organisation. Après ce grand ménage des dernières reliques d’un glorieux passé, Renzi a été réélu sans problème il y a quelques jours, par un vote ouvert aux sympathisants, à la tête du PD. Comme l’a dit Ilvo Diamanti, le grand politiste italien, le PD, pourtant issu de l’alliance de deux partis historiques (la majorité du Parti communiste italien et la gauche démocrate-chrétienne), est devenu depuis 2013 le « PdR », le « Parti de Renzi ».

La situation d’Emmanuel Macron est différente. Il n’a pas pris d’assaut de l’intérieur un grand parti historique. Il en a créé un nouveau de toutes pièces. Mais paradoxalement, il s’appuie sur des vieux briscards de la politique. Le plus connu est bien sûr le maire de Lyon, Gérard Collomb, élu socialiste depuis 1977, grand notable s’il en est encore en France. Avec Renzi au contraire, je le répète, c’est vraiment la table rase, l’éradication, l’ostracisme. Tous ceux qui sont entrés en politique par un mouvement de jeunesse communiste ou démocrate-chrétien dans les années 1960-70 sont priés de dégager. Renzi ne s’est entouré que de proches, toujours jeunes, qui lui devaient tout.

Dernière différence et non des moindres : Matteo Renzi est vraiment un excellent communicant de sa propre cause. Pour s’imposer en 2013-14, il a été bien meilleur dans l’utilisation de Twitter qu’Emmanuel Macron. Toute sa personne, c’est le message. Et surtout, à la télévision, Matteo Renzi est un débatteur redoutable, d’une mauvaise foi à toute épreuve. Il est vrai, si j’ose dire, que le niveau de ce point de vue est bien meilleur en Italie grâce à la multiplication depuis 25 ans de talk-shows politiques sur les chaînes italiennes. À l’inverse, on sent qu’Emmanuel Macron sait s’entourer et se faire conseiller en matière de communication politique, mais qu’il n’a pas lui-même tout le côté créatif du « Florentin ».

Par Fabien Escalona


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