DE LA CENSURE ET DE L’INFORMATION À DESTINATION DU PEUPLE ( Denis Robert)

mardi 24 avril 2007.
 

Jamais je n’aurais imaginé en arriver à devoir me défendre comme je le fais. Mon métier, c’est d’écrire. J’en arrive parfois à être dégoûté de l’exercer. Ce n’est pas une lubie passagère, ni une panne d’inspiration, ni un sentiment irrémédiable. Je déborde de projets, mais ce matin, en descendant à mon bureau, un appel de mon avocat m’a tout à coup arrêté.

Il m’apprend que Clearstream envoie les huissiers pour une saisie sur mes comptes personnels. Environ huit mille euros me sont réclamés. Jusqu’à présent les huissiers m’amenaient des plaintes par paquet de dix mais c’est la première fois qu’ils menacent de bloquer mes comptes. C’est à la suite d’une énième plainte de Clearstream contre une interview tronquée publiée par VSD en juin dernier. De toutes les galères (et les bonheurs) que je vis depuis que je me suis intéressé au fonctionnement trouble de la multinationale luxembourgeoise, cette condamnation est ce que j’ai le plus de mal à accepter.

Tant elle est imméritée. Je suis condamné en première instance et pour diffamation alors que je ne me suis pas défendu sur le fond, ne reconnaissant pas mes mots dans la présentation faite par l’hebdomadaire. Cette décision est exécutoire. Ce qui est exceptionnel en matière de diffamation. Même si j’ai fait appel, je dois payer. Il y a généralement entre des parties opposées une sorte de gentlemen agreement pour attendre l’appel avant d’exécuter un jugement.

Là, l’huissier vient de recevoir l’ordre impératif de récupérer des fonds. Mes fonds.

Il y a volonté délibérée de me faire payer, au sens propre comme au figuré. Si la somme n’est pas anodine, je fais d’abord une question de principe de cette menace. Elle me permet d’expliquer comment s’exerce aujourd’hui la censure en France. Je rappellerai seulement que le chiffre d’affaires de la multinationale basée à Luxembourg, mais qui compte pour clients les plus grandes banques de la planète s’est élevée à près de vingt milliards d’euros l’an passé. Clearstream et son avocat ont appris à faire un amalgame entre l’affaire du corbeau qui occupe les journaux français depuis un an et celle des comptes non publiés qui permettent de dissimuler des transactions qui les fatigue par sa complexité supposée. Ma mise en examen en décembre dernier pour recel d’abus de vol et d’abus de confiance devant les juges d’Huy et Pons n’a rien arrangé. Je suis à tort présenté comme celui qui a initié la manipulation de listing, alors que ma contre-enquête publiée en juin dernier débloque l’instruction et dédouane Clearstream. Passons...

Le service juridique de la multinationale va maintenant pouvoir faire publier (en partie à mes frais, ça me mine) dans des journaux français et étrangers le fait que j’ai été condamné pour avoir dit (à VSD) qu’ils étaient « un poumon de la finance parallèle ». C’est le but de l’exécution de ce matin.

Il suffit de jeter un œil aux annexes de mes livres ou aux listings authentifiés par la firme et publiés dans la presse, de comptabiliser les comptes ouverts dans les 40 paradis fiscaux alimentés par des milliers de clients de Clearstream pour ne pas douter du rôle fondamental joué, au moins jusqu’en 2002, par ce poumon financier dans ce qu’on peut appeler « l’économie grise ». Doux euphémisme. Si ces clients peuvent ouvrir au sein de la chambre de compensation ces comptes (entre 6000 et 7000 selon mes calculs et les listes de 2001) dans ces lieux protégés des regards importuns et faciliter ainsi les transferts de milliards d’euros en les rendant inaccessibles à tout contrôle, ce n’est pas alimenter une finance parallèle, qu’est ce que c’est ?

Je rends publique cette question. Je ne devrais pas. Là, intervient la censure. Aujourd’hui, poser cette interrogation légitime et de bon sens (me) fait prendre un risque judiciaire et financier. Ce n’est pas une mais plusieurs dizaines de plaintes en diffamation qui courent en ce moment contre moi, mon éditeur ou la chaîne qui a eu le malheur (ou le courage, c’est selon) de diffuser mes films... J’ai tout gagné jusqu’à présent sauf ce foutu procès VSD et les deux procès contre mon premier livre et mon premier film où j’ai été condamné deux fois à un euro et où j’ai fait appel. Ceux qui en douteraient peuvent facilement le vérifier sur le Net (tapez Google ou http://www.ladominationdumonde/blogspot.com). Cette situation marque une régression démocratique. Un abus de position dominante. C’est un viol supplémentaire et intolérable à la liberté d’informer et d’écrire.

A trop laisser faire, on ne finira pas tous au paradis mais à l’ANPE. C’est de cela qu’il s’agit. L’argent ainsi subtilisé par les champions de la Forbes academy ne naît pas de rien, n’est pas virtuel. L’argent qui fuit est celui des hommes qui travaillent. Passons...

Je reçois ces derniers jours, suite aux remous récents suscités par l’affaire du corbeau, des appels de journalistes. Tous me racontent le couplet servi par l’oiseau de mauvaise augure chargé de la communication de la Clearstream Company. Il passe ses journées à faire la tournée des rédactions et mettre en avant « ma » condamnation (elle finira en légion d’honneur...). Il prévient que je ne suis « pas fiable », que je suis « seul et de plus en plus isolé », que j’ai « perdu tous mes procès », que je suis « quémandeur d’un accord »... Il envoie complaisamment par fax les pages du dernier jugement (merci pour les copies). Ces journalistes à qui j’ai parlé rendent compte qu’un « cordon de sécurité » serait tendu autour de mon travail. Ce n’est pas une découverte. Je sens le souffre et la sueur altermondialiste. Denis Robert est excessif. C’est un poète. Un Jules Verne de la finance. Il a pété les plombs. Je les ennuie, je le comprends. Il préfèreraient que je n’existe pas. Je les comprends moins.

Je suis utile les gars... Et résistant. Plus vous m’enverrez d’huissier. Moins je serais gentil. C’est une règle philosophique. Je sais ce que j’ai fait ; et tout le monde peut se tromper. Surtout vous et les magistrats de la 17ième chambre du TGI de Paris.

Les huissiers qui débarquent ce matin et la publication imminente dans la presse du jugement VSD pourront être interprétées de deux manières. Ceux qui ne connaissent rien à ce dossier vont penser à une défaite me concernant. Les autres auront compris que c’est le signe d’un énervement manifeste de la part de la multinationale Clearstream qui aimerait étouffer les vérités que nous avons publiées. Les gommer. Les pulvériser à coups de menaces. La censure, par la peur des procès, joue à fond. J’ai une petite idée sur les raisons de cette rapacité soudaine de la part de Clearstream Banking à mon égard. Elle tient aux démarches que nous avons entreprises auprès des candidats à l’élection présidentielle pour mettre en cause le rôle de Clearstream dans les évasions de capitaux. Une lettre ouverte vient en effet d’être envoyée à chacun d’entre eux (http://lesoutien.blogspot.com/). Elle tient encore plus à la sortie simultanée cette semaine de deux livres écrits par les principaux protagonistes de l’affaire des listings trafiqués.

Si le premier, celui de l’informaticien Imad Lahoud (un coupable idéal, Privé) s’en prend trop prudemment à Clearstream et accumule tellement de mensonges et de contre-vérités qu’il a perdu toute crédibilité, le second co-écrit par Jean Louis Gergorin, ex numéro deux d’Eads, (Rapacités, Fayard) est accablant pour la firme. Gergorin raconte comment il a découvert cet « instrument extraordinaire de la finance internationale aux capacités pour le moins inquiétantes ». Il cite un ancien directeur du Trésor qui explique « Clearstream facilite la réintégration dans le système financier de fonds dont il vaut mieux ne pas connaître l’origine ». Il développe, avec précision, les moyens utilisés par la multinationale pour fabriquer de l’opacité et la vendre à ses clients.

Devenu par sa fonction de responsable de la stratégie d’Eads un abonné aux services Internet et Intranet de Clearstream, il peut montrer comment ouvrir des comptes dit « additionnels » qui servent de « véhicules financiers » aux transactions douteuses. « Aux véhicules financiers immatriculés -les comptes principaux- peuvent se voir attelées des remorques sans plaque d’identification visible, puisque les comptes additionnels ne sont pas forcément publiés ». Il ajoute que les ayant droit économiques de ces comptes ne sont pas connus de Clearstream, que ces derniers peuvent être « des particuliers ». Et transférer à leur guise et en toute discrétion « des liquidités ». Ce qu’a toujours et d’une manière forcenée nié la multinationale. Gergorin décrit pourquoi ces transactions parallèles ne laissent pas de traces dans la comptabilité. Il dénombre 11296 comptes additionnels (non publiés) : « Ce n’est pas une mince affaire... Après 5 mois d’analyse, j’ai acquis la conviction qu’il existe chez Clearstream jusqu’en 2001 et probablement jusqu’en 2004, une catégorie extraordinaire de comptes qu’on pourrait appeler les comptes morts-vivants »

Onze mille deux cent quatre vingt seize comptes.

Toute l’explication de Gergorin, et c’est sûrement le fait le plus remarquable, repose sur des textes récupérés légalement de l’intérieur de la firme qu’il publie en annexes. Difficile d’en nier l’existence.

C’est la première fois depuis six années que l’affaire est sortie qu’un travail de réflexion et d’enquête est réalisé dans la continuité du nôtre. Ce n’est pas un journaliste qui le fait (encore qu’il se soit adjoint la collaboration de l’excellente Sophie Coignard). C’est un polytechnicien, un vendeur d’armes et d’Airbus. Un haut fonctionnaire qui petit-déjeune avec Kissinger, déjeune avec Dominique de Villepin et dîne avec tous les banquiers de la planète.

J’ignore qui a manipulé qui dans l’affaire de corbeau, même si le tableau se fait plus précis ces derniers temps, mais je ne vois pas l’intérêt pour Jean Louis Gergorin, du fait de ses casseroles médiatiques, de sa mise en examen et des risques encourus, de commettre pareil livre aujourd’hui. C’est le signe d’une sincérité. D’un retour à l’humain. Gergorin, après s’en être bien servi, se rend compte de la voracité du système financier international. De sa dérive organique... Ce qui peut paraître paradoxal compte tenu de tout ce qu’on a écrit sur lui. C’est trop facile aujourd’hui de le renvoyer à son hypothétique folie comme le font les mauvais journalistes ou les témoins peu fiables genre Lahoud. Ceux qui ne réfléchissent pas plus loin que le bout de leur nez ou sont instrumentalisés pour fabriquer des écrans de fumée.

Relevons ce paradoxe : plus une affaire est médiatisée, moins le public est informé. Aujourd’hui que la pression judiciaire est temporairement retombée et que ces livres sortent, on pourrait plus facilement trouver la clé et dire les rôles joués par les uns et les autres. Y compris revenir sur le fonctionnement dangereux de la chambre de compensation luxembourgeoise. Mais tout le monde semble s’en moquer. Trop sulfureux, dit-on. Trop compliqué, répète-t-on. La campagne électorale annihile toutes velléités d’information. Nous sommes entrés insidieusement dans la censure. On se prive d’informations de peur de...

Le parti socialiste devrait pourtant se saisir de cette affaire et de ces nouvelles révélations. Bayrou aussi. Et pourquoi pas Sarkozy ? Surtout s’ils n’ont rien à se reprocher. Clearstream met en exergue plusieurs fléaux : la restriction de la liberté d’écrire et d’informer, les combines de la droite au pouvoir et l’absence de contrôle sur les outils financiers transnationaux. Jamais les paradis fiscaux ne se sont si bien portés. Jamais les journalistes n’ont été aussi impuissants. Jamais les juteuses rétrocommissions des frégates ne se sont si bien cachées... Le peuple, puisque Ségolène Royal s’y réfère aujourd’hui... « Je n’ai de compte à rendre qu’au peuple » dit-elle, après que Sarkozy cite Jaurès et son attachement au « monde ouvrier »... Le peuple donc... est passionné par ces affaires. Bien plus que par les anecdotiques révélations sur des bidouillages d’impôts ou des appartements sous-payés... Le peuple a envie qu’on l’informe et qu’on le défende sur le terrain de l’hyper-finance. Je le connais le peuple, c’est mon copain. Il a horreur qu’on se moque de lui et qu’on parle en son nom. Surtout qu’il dormait tranquillement depuis si longtemps. Le peuple a de la mémoire, une capacité d’encaissement limitée. Et une sorte de colère qui dort et qu’il ne faudrait pas trop chercher à réveiller.

Texte paru dans COURRIEL D’INFORMATION ATTAC (n°568)


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message