Macron, le spasme du système (par Frédéric Lordon)

mercredi 19 avril 2017.
 

« Je vais être très clair »… Probablement ignorant des logiques élémentaires du symptôme, Emmanuel Macron semble ne pas voir combien cette manière répétitive de commencer chacune de ses réponses trahit le désir profond de recouvrement qui anime toute sa campagne. « Entre le flou et le rien, continuez de baigner », voilà ce qu’il faut entendre en fait à chacune de ses promesses de clarté. À sa décharge, on admettra que déférer à l’obligation de parler quand on a surtout l’intention de ne rien dire est l’un de ces fléaux de la « démocratie » contre lequel on n’a pas encore trouvé d’antidote satisfaisant.

On objectera que la plupart des candidats finissent par s’accommoder de ce long et mauvais moment à passer, et que le mensonge de campagne est un genre bien établi qui ne devrait plus rien avoir pour surprendre quiconque. Le problème pour Emmanuel Macron prend cependant des proportions inédites car il ne s’agit plus simplement de faire passer en douce une ou deux énormités, fussent-elles du calibre de « la finance, mon ennemie » : c’est sa campagne dans son intégralité, et jusqu’à sa personne même comme candidat, qui constituent une entreprise essentiellement frauduleuse.

Fin de période

Sans doute est-ce toute l’époque qui parle par le candidat qui ne veut pas parler — et, pour cette raison même, n’en finit pas de se sentir obligé de prévenir qu’il va « être clair ». Car c’est très généralement le propre des événements saillants, comme une élection présidentielle, que d’exprimer leur conjoncture. Or, à l’évidence, la conjoncture est « spéciale » : elle sent la fin. On reconnaît qu’une époque entre en phase terminale à l’effondrement de toutes les régulations qui lui assuraient un minimum de viabilité : d’une part, comme exaspérées, ses tares les plus scandaleuses se laissent libre cours, définitivement affranchies de toute décence ; d’autre part ses lignes de fracture ne parviennent plus à être accommodées par les institutions en place et, toutes les failles tectoniques réactivées, les plaques se remettent en mouvement.

Soit : d’un côté Fillon qui ne voit rien pour l’empêcher de faire son coming out de sociopathe et, franchissant dans un parfait quant-à-soi toutes les bornes de l’obscénité des possédants, n’est plus qu’une insulte vivante à la société ; de l’autre la dislocation du PS au moment où il n’est plus possible de masquer combien cette formation nominalement de gauche s’est enfoncée loin à droite — à l’image de Manuel Valls dont on apprend maintenant qu’il considère sans le moindre embarras de conscience « des compromis avec la droite parlementaire » d’un éventuel président Fillon (1), ou de Pierre Bergé, actionnaire de la « presse de gauche », qui, comme jadis le Tea Party avec Obama, voit avec certitude que Benoît Hamon est un « communiste » (2).

C’est pourtant en Emmanuel Macron que s’expriment le mieux les affres d’une époque mourante mais qui ne veut pas mourir. Il était certain en effet qu’un monde pourtant condamné mais encore bien décidé à ne rien abandonner finirait par se trouver le porte-voix idoine, l’individu capable de toutes les ambivalences requises par la situation spéciale : parler et ne rien dire, ne rien dire mais sans cesser d’« y » penser, être à la fois parfaitement vide et dangereusement plein.

Le vide ou le plein ?

Il est vrai qu’on est d’abord frappé par ce sentiment vertigineux de vide intérieur, que le candidat devrait d’ailleurs renoncer à pathétiquement combler, soit en s’affublant de postures christiques gênantes — jouer les habités quand on est déserté, ou bien les inspirés quand on sort de l’ENA, compte parmi ces spectacles terriblement embarrassants —, soit dans un registre davantage profane en récitant (de travers) du IAM pour faire jeune, en invoquant les Tontons flingueurs pour faire proche, ou en se faisant passer pour philosophe pour faire intellectuel. Mais quelle idée de se donner autant de mal et de s’imposer autant de ridicules quand sa vacuité souriante demeure, à tout prendre, la surface idéale de projection pour tous les fantasmes de ses suiveurs, start-upers en attente d’un manager pour la start-up France, avant de devenir à leur tour les Mark Zuckerberg de demain.

Macron est le spasme d’un système qui repousse son trépas, sa dernière solution, l’unique moyen de déguiser une continuité devenue intolérable au reste de la société

Chez Macron, cependant, le vide n’est pas contradictoire avec un plein dont, pour le coup, on comprend que, s’il faut montrer quelque chose au dehors, le vide lui soit hautement préférable. Car c’est le plein de l’oligarchie, le plein du projet de persévérance d’une classe, au moment précis où tout la condamne, comme en témoigne une époque qu’on sent rendue en son point de bascule. Dans ces conditions, pour que le plein oligarchique se maintienne envers et contre tout, il fallait en effet impérativement un candidat du vide, un candidat qui ne dise rien car ce qu’il y a aurait à dire vraiment serait d’une obscénité imprésentable : les riches veulent rester riches et les puissants puissants. C’est le seul projet de cette classe, et c’est la seule raison d’être de son Macron. En ce sens, il est le spasme d’un système qui repousse son trépas, sa dernière solution, l’unique moyen de déguiser une continuité devenue intolérable au reste de la société sous les apparences de la discontinuité la plus factice, enrobée de modernité compétitive à l’usage des éditorialistes demeurés.

« En marche » ou « En tas » ?

De là ce paradoxe, qui n’en est un que pour cette dernière catégorie : Macron, auto-proclamé « anti-système » est le point de ralliement où se précipitent, indifférenciés, tous les rebuts du système, tous les disqualifiés qui se voyaient sur le point d’être lessivés et n’en reviennent pas d’une telle faveur de la providence : la possibilité d’un tour supplémentaire de manège. Macron est, par agrégation du pire, la personnification même du système, livrant par-là d’ailleurs sa vérité ultime : l’ensemble des différences coutumières dont les fausses alternances tiraient leur dernier argument et les éditorialistes leur fourrage — « gauche » et « droite », « PS » et « LR », « Hollande » et « Sarkozy » —, n’était qu’une comédie. Preuve en est la rapidité déconcertante avec laquelle le bloc réel en consent l’aveu au moment où, menacé pour de bon, l’urgence vitale lui commande de se fondre d’un seul tenant — et l’on se demande si le rassemblement, plutôt qu’« En marche », ne devrait pas s’appeler « En tas ». Formidable déchirement du voile en tout cas, dont on fait les boulevards du Front national : « toutes nos oppositions surjouées, nos séparations artificielles, nos éclats à grand spectacle, tout ça c’était du flan. Pauvres naïfs qui croyiez “alterner”, on ne vous a jamais fait enfiler que la même guenille réversible ».

Quoiqu’on en ait maintenant pris l’habitude, la liste invraisemblable des soutiens d’Emmanuel Macron qui va des communistes passés à droite aux ultra-libéraux restés à droite en passant par la moitié des gouvernements Chirac en exil et toute la (vaste) fraction du PS vendue au capital, ne laisse toujours pas d’impressionner. Mais plus impressionnant encore le fait que cet aberrant rassemblement dont le pouvoir de révélation devrait être dévastateur, semble ne rien révéler du tout, en tout cas tant qu’il est abandonné au commentaire médiatique, spécialement celui de la presse de gauche de droite, dont certes la vocation a été dès l’origine de masquer combien cette gauche était devenue de droite, mais à qui même une partouze de la gauche et de la droite — en réalité on n’en est pas loin — ne ferait toujours pas venir la moindre lueur. Il est vrai qu’elle aussi est « en marche », sans d’ailleurs que les actionnaires aient à lever le petit doigt, la lieutenance éditoriale se chargeant d’elle-même de faire prendre la bonne direction aux opérations. Entre Challenges qui crie son bonheur et L’Obs qui a poussé la rationalisation au point qu’une maquette unique de « une » lui permet de passer sur toute la campagne, on sait à peu près à quoi s’en tenir, même si le zèle humide des dévots réserve toujours des occasions d’étonnement qu’on n’aurait pas envisagées.

La garantie des archives offrant seule la promesse d’être cru d’un lecteur du futur, on peut bien maintenant citer cet éditorial de Serge Raffy dont la lecture demande quand même d’être sanglé pour ne pas tomber à la renverse : « Le candidat “fraîcheur de vivre” a fait sa mue. Désormais il cogne et prend tous les risques. Et ça plaît… (3) ». Voilà ce qu’on lisait dans la presse libre en 2017.

Purification de la situation

La facticité de la candidature Macron, imposture démocratique comme on n’en aura rarement vue, est donc le procédé extrême requis par une situation extrême, plus exactement requis par tous ceux dont les intérêts matériels n’ont plus que cette unique solution présentable — bien sûr, s’il le faut, on se contentera de Fillon, mais celui-là annonce trop brutalement la couleur et le populo est déjà un peu à cran.

En tout cas, et l’on y verra un autre symptôme de crise, la situation n’en finit plus de se simplifier, on devrait même dire de se purifier, jusqu’à rejoindre son essence. Fut un temps où il fallait déployer tout un arsenal théorique sophistiqué pour reconstituer, au travers de complexes médiations-écrans, la domination du capital à l’œuvre au sein des institutions, politiques ou médiatiques. Tout s’est désormais tellement accusé que même un marxisme campagnard passe à l’aise sur les événements en cours et décroche sans effort la timbale de la meilleure explication : des milliardaires possèdent la presse et entreprennent de porter un banquier d’affaire à la présidence de la République. Voilà.

La situation est donc devenue si grossière que même des instruments de pensée rudimentaires suffisent à en rendre compte haut la main : d’un côté la classe mobilisée des oligarques, de l’autre le gros de la société. Entre les deux, c’est vrai, la tranche du fantasme, c’est-à-dire le groupe de ceux qui, en songe et à des degrés variés d’irréalisme, se racontent qu’ils ont une chance sinon de rejoindre le premier bloc du moins de s’y affilier de suffisamment près, fut-ce en simple imagination, pour avoir l’impression d’en être. Tranche décisive en réalité, qui permet d’estomper la violence de l’antagonisme de base et de donner à la domination réelle de l’oligarchie d’indispensables oripeaux de légitimité démocratique. Par conséquent tranche vers laquelle sont dirigés tous les efforts du candidat du vide, toutes ses évacuations du plein, toute l’écœurante comédie de la « rupture », de l’« anti-système » et de la « fraîcheur de vivre » nécessaire à recouvrir la ligne réelle, dont le slogan véritable devrait être « Davantage du même » — il est vrai qu’on ne peut pas accuser « En marche » d’être par soi mensonger puisqu’il omet prudemment de dire vers quoi…

« Réalisme » et réalité

Il faudra bien en effet toute cette entreprise de falsification à grande échelle sous stéroïdes médiatiques pour recouvrir comme il faut l’énormité de ce qu’il y a à faire passer en douce : politiquement le pur service de la classe, « techniquement » l’intensification de tout ce qui a échoué depuis trois décennies. Ironie caractéristique de l’hégémonie au sens de Gramsci, le parti de ceux qui se gargarisent du « réalisme » se reconnaît précisément à ceci que son rapport avec la réalité s’est presque totalement rompu, alors même qu’il parvient encore invoquer la « réalité » comme son meilleur argument.

À l’époque du néolibéralisme, « réalisme » nomme la transfiguration continuée de l’échec patent en succès toujours incessamment à venir. Ce que la réalité condamne sans appel depuis belle lurette, le « réalisme » commande non seulement de le poursuivre mais de l’approfondir, donnant pour explication de ses déconvenues qu’elles ne sont que « transitoires », qu’on « n’est pas allé assez loin », qu’on s’est contenté de « demi-mesures » et que la « vraie rupture » est toujours encore à faire – et ça fait trente ans que ça dure. La parfaite identité argumentative dans ce registre entre Fillon et Macron devrait suffire à indiquer où le second se situe réellement et, de son « de droite / de gauche », quel est le terme surnuméraire.


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