Corruption, fraudes : « L’opacité s’étend »

mercredi 29 mars 2017.
 

Entretien avec Éric Alt, magistrat, vice-président de l’association Anticor, co-auteur de l’Esprit de corruption (ed. Le Bord de l’eau)

L’affaire Fillon a ramené sur le devant de la scène le problème des « mauvaises pratiques » politiques. Peut-on parler de corruption ?

Le politologue américain Arnold Heidenheimer parlait de corruption grise, pour décrire des pratiques tolérées par les milieux dirigeants mais réprouvées par l’opinion.

Ainsi, il est probable que F. Fillon ne voyait pas de problème à faire l’usage que l’on sait de son enveloppe collaborateurs. Des sénateurs de droite ont perçu plus d’une dizaine de millions d’euros en détournant des fonds qui devaient servir à rémunérer les collaborateurs. Pour eux, il s’agissait juste « d’étrennes ».

De même, l’activité de consultant de F. Fillon fait partie de cette zone grise. Car il n’est pas souhaitable qu’un parlementaire gagne plus dans son activité annexe que dans sa fonction de législateur. De plus, F. Fillon a reçu 200 000€ d’Axa, avant de soutenir le projet de limiter le champ de la sécurité sociale. Cette activité était tolérée au Parlement, et même légale. Mais la représentation politique ne peut fonctionner ainsi.

S’agit-il, selon vous, d’un dérapage individuel ?

Peu de parlementaires ont une pareille addiction à l’argent. Mais beaucoup ont manqué de courage pour renoncer à leurs petits privilèges et accepter un contrôle. Plus généralement, la vie politique demeure malade de son financement. Aujourd’hui 461 partis sont officiellement déclarés. Un grand nombre sont des micro-partis, qui n’ont aucune activité politique et qui servent seulement au financement de personnalités. Une législation a été difficilement mise en place à partir de 1988, pour éviter que la politique soit sous l’emprise de l’argent. Mais elle manque d’effectivité. Pourtant, il est légitime d’être exigeant pour le contrôle des comptes des partis et des campagnes politiques, qui bénéficient d’argent public.

Les « affaires » sont la manifestation spectaculaire de dysfonctionnements collectifs, structurels. Lesquels ?

Une oligarchie s’approprie la réalité du pouvoir et les avantages financiers qu’il peut procurer, dans une légalité douteuse et une quasi impunité. Les frontières entre pouvoirs politiques, financiers, médiatiques sont brouillées. Les procureurs ne sont plus assujettis au gouvernement, comme ils l’étaient au temps de MM. Fillon et Sarkozy, mais la justice est un contre-pouvoir faible, notamment pour lutter contre la corruption.

Il y a plus grave. Le chercheur et commissaire de police J. F. Gayraud a fait le constat d’un nouveau capitalisme criminel : « Le capitalisme est aujourd’hui excessivement dérégulé, mondialisé et financiarisé. Ces trois caractéristiques font que ce capitalisme est désormais criminogène : il recèle des incitations et des opportunités aux fraudes d’une intensité nouvelle ».

Cette intensité menace la démocratie. Pour Roberto Scarpinato, procureur de Palerme, « la corruption est en train de détruire en Italie le service public, d’appauvrir la population et d’accélérer le déclin de la nation. (…) Mais l’Italie est en réalité un laboratoire national où est rendu visible un processus complexe et global de transformation et de restructuration du pouvoir qui est aussi en train de se réaliser dans d’autres pays européens, mais de façon invisible ».

Peut-on évaluer ce que coûtent la corruption et la fraude ?

La corruption et la fraude représentent un considérable transfert de richesses. Selon la Commission européenne, la corruption coûte 120 milliards d’euros par an et la fraude et l’évasion fiscales 1 000 milliards d’euros par an pour l’ensemble des pays de l’Union.

600 milliards appartenant à des personnes ou à des entreprises françaises seraient stérilisés dans des paradis fiscaux. Entre 60 et 80 milliards d’euros échapperaient chaque année à l’impôt dans notre pays (il faut comparer ce chiffre à l’impôt sur le revenu, qui devrait rapporter 78 milliards d’euros en 2017). Un slogan entendu dans une Nuit debout résume bien la situation : « la crise à un nom : évasion fiscale ! »

Enfin, corruption et fraude ont des effets économiques multiplicateurs. Aux États-Unis, la crise des subprimes est la conséquence d’une fraude gigantesque au crédit hypothécaire. Au départ de la crise grecque, on trouve un maquillage, qui résulte principalement de la levée de fonds hors bilan par le biais d’instruments financiers mis au point par la banque Goldman Sachs.

Diriez-vous que les choses s’améliorent ?

Dans les cinq dernières années, les scandales ont permis la création de la Haute Autorité de transparence de vie publique, du parquet financier, et l’adoption d’une législation correcte sur les lanceurs d’alerte. Mais aucune stratégie globale de lutte contre la corruption n’a été élaborée.

En même temps, le Conseil constitutionnel, a censuré les sanctions fiscales contre les pays refusant de conclure des accords de transparence fiscale avec la France. Il a aussi censuré le registre public des trusts, la transparence comptable pour les multinationales et même la possibilité pour le défenseur des droits d’accorder des aides financières aux lanceurs d’alerte.

La sphère d’opacité s’étend. Le secret devient la règle et la transparence l’exception : secret fiscal protégé par le verrou de Bercy, secret des affaires.

L’État est peu transparent. Anticor en a fait l’expérience récente : la communication des contrats de concession d’autoroute nous est toujours refusée malgré l’avis favorable de la Commission d’accès aux documents administratifs et du tribunal administratif. Et il est très regrettable que le législateur ait récemment autorisé la « compensation judiciaire d’intérêt public » qui permet aux personnes morales poursuivies d’échapper aux conséquences judiciaires de la corruption moyennant finances.

Sur le plan européen, c’est pire encore : la Commission publie des analyses pertinentes sur la fraude et l’évasion fiscales, mais les États tolèrent des paradis fiscaux au sein de l’Europe. Quant au projet de Parquet européen, qui devait faciliter la lutte contre la fraude et aussi contre la criminalité organisée à l’échelle de l’Union, il semble abandonné.

Comment faire aujourd’hui pour lutter contre la corruption ?

D’abord, nous ne devons pas oublier ces fondamentaux : l’égalité devant la loi, l’égalité devant l’impôt, la liberté d’expression, le droit pour les citoyens de demander compte aux agents publics de leur administration, l’égale admissibilité de tous aux emplois publics, la séparation des pouvoirs... Ensuite, nous pouvons rappeler ce thème dans la campagne politique : les candidats « insoumis » prendront les engagements figurant dans la Charte Anticor, mais ce serait dommage qu’ils soient les seuls... Quant à la Charte pour les présidentielles, elle propose un minimum éthique et démocratique en dix engagements.

Enfin, nous devons prendre conscience que les lois, les institutions et les hommes en charge de leur application reflètent un rapport de forces et nous pourrions modifier cette architecture du pouvoir. Une Constituante, ouvrant un champ des possibles pour changer le rapport des citoyens au pouvoir, pourrait aussi favoriser l’éthique dans la vie publique.

Propos recueillis par Antoine Prat


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