Madagascar, ou la splendeur pillée

lundi 6 mars 2017.
 

Le village Potemkine, dressé à Antananarivo pour le sommet de la francophonie fin novembre, s’est effondré. Les attelages de zébus, les charrettes à bras, les pousse-pousse bannis des rues par les autorités malgaches, ont repris leur va-et-vient. Les enfants ont regagné le chemin des écoles et l’obligation de s’endimancher a fait long feu. Les « quatre-mis », les sans-abri, ont quitté le centre d’Isotry, où ils étaient parqués. Des centaines de milliers d’habitants de la capitale vont à nouveau pieds nus… de toute façon, ils ne pouvaient se chausser comme les en avait enjoints le gouvernement.

90 % des Malgaches vivent sous le seuil de pauvreté

Les cortèges officiels ont déserté les quelques rues refaites pour l’occasion et, dans le dédale des ruelles où s’imbriquent des abris misérables, la lutte pour la survie a repris son cours. 90 % des 23 millions de Malgaches vivent sous le seuil de pauvreté, moins de 1,25 dollar par jour. Dans ce pays – l’un des cinq plus pauvres au monde – la mortalité infantile atteint 4,1 %. Au sud de la Grande Île, 1,4 million de personnes sont touchées par la famine. Les agriculteurs, qui constituent 80 % de la population, en sont réduits à consommer leurs semences pour l’année prochaine, à vendre leur maigre bétail, à aliéner leurs terres. L’irrégularité des pluies est invoquée. « Les habitants enchaînent les cultures, notamment celles du maïs et du manioc. Mais la production reste faible, voire inexistante, rapporte Ambinintsoa Raveloharison, le coordonnateur de l’Office national de la nutrition. Les cultures se fanent aussitôt faute de pluies, lesquelles ne tombent que pendant deux ou trois jours. » Un appel à l’aide internationale de 22 millions de dollars a été lancé. Seules 20 % des sommes ont été abondées. Les chefs d’État de la francophonie étaient loin et sans doute distraits…

Mais les aléas climatiques ont bon dos. Leurs conséquences sont décuplées par l’absence de véritable réseau d’irrigation, le manque d’outils, l’électrification défaillante… Seuls 15 % de la population a accès à l’énergie et encore, au mieux quelques heures par jour. Le président Hery ­Rajaonarimampianina avait promis de régler le problème en trois mois lors de sa campagne présidentielle en 2013. Depuis, tout va de mal en pis. Les coupures d’électricité de plusieurs heures ont lieu en toutes saisons. Lorsqu’on est loin de la capitale, le délestage peut durer des semaines, voire des mois. Essentiellement thermique, la production de la société d’État Jirama connaît d’étranges tendances à l’évaporation, 35 % du total. « Cela s’explique essentiellement par les détournements de carburants ou des vols d’énergie à grande échelle », explique un juriste d’Antananarivo. Quand les populations protestent et manifestent, les forces de l’ordre interviennent rudement pour leur en passer l’envie.

Il faut de solides réseaux de corruption pour faire perdurer la situation. Ils sont établis dans de multiples domaines. « Nos produits, réalisés selon les normes de production et de conservation, sont concurrencés par une contrefaçon de mauvaise qualité, arrivée du Sud-Est asiatique en reproduisant nos étiquettes et nos emballages », explique David de la Fuente, le directeur de l’entreprise de produits laitiers Socolait. Elle débarque par containers entiers… Même phénomène à l’exportation où les exceptionnelles richesses minières – contrôlées à 70 % par l’étranger – quittent l’île sans contrôle, tandis que les précieuses essences forestières – le palissandre en premier lieu – continuent à être abattues et exportées. Le 29 octobre dernier, cinq kilos de précieux corail noir – une espèce protégée – ont été saisis par la police à Kotoala, dans la région d’Androy (au sud de l’île). Mais la presse malgache dénonce les pressions du proche d’un ministre pour étouffer l’affaire. Les malversations touchent aussi les grands marchés publics. Dans la capitale, le financement de la construction d’une rocade pour le sommet de la francophonie fait l’objet de multiples polémiques. Les comptes sont soigneusement cachés. « C’est une question qui regarde le gouvernement », répond le porte-parole de la China Road and Bridge Corporation, en charge des travaux. « Les détails et chiffres exacts ne sont pas entre nos mains », élude le ministre de l’Aménagement et de l’Équipement. L’opposition accuse le gouvernement d’avoir conclu un contrat « louche » avec les sociétés chinoises.

Le pillage du pays par les « élites » est parfois ouvert. Une majorité de députés à la chambre basse a décidé, le 27 novembre, d’affecter une partie du budget du ministère des Finances à l’achat d’un 4×4 de luxe pour chacun d’entre eux. Ce cadeau avait été initié par un précédent premier ministre pour échapper à une motion de censure… Avec une parfaite efficacité.

Madagascar est loin de l’affirmation de l’indépendance à l’égard des puissances coloniales et de la primauté donnée au service public qui avait marqué l’avènement en 1975 de Didier Ratsiraka à la tête du pays, avant que le capitaine de corvette ne sombre dans l’autoritarisme, la bureaucratie, le libéralisme sauvage, la répression politique et l’enrichissement personnel. L’État va à vau-l’eau. L’essentiel du réseau routier se résume à des pistes plus ou moins praticables. Antsirabe, une ville coquette des hauts plateaux, compte 200 000 habitants et un seul véhicule de pompier… appartenant à la Socota, la grande entreprise de textile de la ville. Propriété d’un fonds mauricien et pour 25 % de l’État – reste d’une nationalisation passée –, diversifiée aussi dans l’agriculture et la pêche de crevettes, elle aligne 3 000 salariés dans son immense atelier de confection qui fournit Decathlon, Zara, Camaïeu… Une autre équipe de même importance prendra le relais la nuit pour tailler les cotons produits et imprimés par ses soins. « Des textiles haut de gamme et des modèles que nous créons », s’enorgueillit sa directrice générale, Véronique Auger. Les conditions de travail sont rudes mais on y gagne mieux sa vie qu’ailleurs, jusqu’à deux fois le Smic local, si on remplit les cadences. Mais alors que la population ne dispose que de revenus aléatoires, les jeunes cherchent à se faire embaucher. Cantine gratuite, 18 clubs de foot et 8 de basket, une école d’ingénieurs, des cours de français (dispensés par l’Alliance française) ou d’informatique pour les enfants des employés, un centre médical gratuit financé par le groupe et 27 autres entreprises… On croirait une entreprise textile du nord de la France, au début du siècle dernier. Paternaliste  ? « Il faut bien pallier les carences des pouvoirs publics… », répond Véronique Auger.

La croissance ne profite pas à la population

Et en effet, l’éducation publique régresse  : les instituteurs ne sont payés que par des dons des parents. Si la croissance économique dépasse 4 %, elle ne profite pas à la population. L’aliénation des richesses nationales se poursuit à grande vitesse. 70 % des sociétés minières – la Grande Île est un véritable filon – sont dans les mains de capitaux étrangers et de nouveaux permis d’exploitation vont être attribués. Le cobalt, le nickel, l’ilménite se partagent entre des sociétés canadiennes, australiennes, anglaises, japonaises, coréennes ou chinoises. Les bois précieux sont exploités par une multinationale norvégienne…

Un processus d’accaparement des riches terres arables – de cendres volcaniques – est à l’œuvre et menace des centaines de milliers de familles paysannes, riches tout au plus d’un ou deux zébus. À la ruine s’ajoute le viol de l’attachement à la terre des ancêtres, leur tanindrazana, où est édifié le tombeau familial. Une affaire avait fait grand bruit en 2008, la location par la société coréenne Daewo Logistics de 1,3 million d’hectares pour y produire de l’huile de palme et du maïs. Le tollé fut si fort qu’il contribua à la chute du pouvoir en 2009 et que le projet fut abandonné. Mais des projets existent et sont en cours sur des surfaces d’un total de 3 millions d’hectares, afin notamment de produire des agrocarburants. Les baux portent sur 99 ans et les communautés locales n’en sont généralement averties que par l’expulsion des agriculteurs. Seul 1/10 des terres de l’île sont munies d’un titre foncier et le droit coutumier n’est pas reconnu par le gouvernement. « Les familles rurales se trouvent en compétition directe avec les firmes transnationales sur les terres, et même lorsqu’un paysan possède un document officiel, le rapport de forces est tel qu’il sort rarement gagnant lors d’un conflit foncier », explique Mamy Rakotondrainibe, présidente du Collectif pour la défense des terres malgaches. Alors, les agriculteurs en sont réduits à se louer comme ouvriers agricoles ou saisonniers.

Des révoltes se produisent dans les communautés touchées. Elles sont rapidement et impitoyablement réprimées  : leurs animateurs sont emprisonnés et traînés devant une justice expéditive. Ainsi, cinq des leaders du mouvement de contestation de l’exploitation aurifère de Soamahamanina ont-ils été arrêtés le 29 septembre dernier. Les détenus ont été accusés d’atteinte à l’ordre public, alors que la manifestation était pacifique. Le droit est souvent tordu à Madagascar. « Mais ces mouvements n’ont pas une coordination nationale qui en ferait une force susceptible de faire reculer le processus, juge Jean, journaliste à Antananarivo, pour l’instant, ils parviennent seulement à en entraver quelques-uns. »

La beauté de Madagascar est aussi un capital très désiré. L’île de Nosy Be, réputée pour ses rivages paradisiaques, se partage entre des intérêts français, italiens et indiens, qui se moquent des lois de protection du littoral et construisent des implantations hôtelières qui empiètent sur le bord de mer. Sans susciter de réactions des autorités. Les atouts touristiques sont nombreux  : les parcs naturels abritent une exceptionnelle faune à 90 % endémique, connue d’abord pour ses célèbres lémuriens  ; les paysages au long des 1 500 km de l’île sont d’une incroyable variété  ; la population est généralement accueillante malgré les séquelles d’un colonialisme meurtrier (1). Mais la montée de l’insécurité a freiné les flux touristiques. L’assassinat de quelques touristes a certes été monté en épingle par les médias internationaux. Mais les violences sociales dont est victime la population ne sont pas sans conséquences. À Antananarivo, mieux vaut ne pas promener à pied dans les rues après 17 heures. Un phénomène a pris une inquiétante ampleur ces dernières années, les vols de zébus. Des bandes se sont spécialisées. Le 21 novembre, un lieutenant de police a été tué dans le district de Betafo alors que sa patrouille poursuivait 17 voleurs de bœufs, les dahalos, sérieusement armés. Depuis 2012, 69 policiers ont perdu la vie dans ces poursuites. Dans les zones rurales, les braquages sur les routes et les vols de bétail – indispensable pour le lait, le trait et le labour – font régner un climat d’inquiétude. La douceur malgache se refroidit dans les eaux glacées du calcul égoïste…

(1) La répression de la révolte anticoloniale de 1947 a fait entre 80 000 et 100 000 morts, massacrés par les troupes françaises.

Patrick Apel-Muller directeur de la rédaction, L’Humanité


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