Hommage à Tzvetan TODOROV, penseur humaniste

samedi 18 février 2017.
 

- A) Notre espèce – « Ne déshumanisons pas l’ennemi » (texte de Tzvetan TODOROV)

- B) « Une conception de l’être humain » – Disparition d’un humaniste : Tzvetan Todorov

- C) « Historien des idées » – Tzvetan Todorov, adieu au penseur humaniste

A) Notre espèce – « Ne déshumanisons pas l’ennemi » (texte de Tzvetan TODOROV)

C’est une erreur de qualifier de « monstres » nos agresseurs, qui restent des êtres humains comme nous, estime l’essayiste et historien des idées Tzvetan Todorov.

Au cours de mon enfance et adolescence en Bulgarie, pays qui appartenait alors au « camp communiste », soumis donc à un régime totalitaire, la notion d’« ennemi » était l’une des plus nécessaires et des plus usitées. Elle permettait d’expliquer l’énorme décalage entre la société idéale, où devaient régner la prospérité et le bonheur, et la terne réalité dans laquelle nous étions plongés.

Si les choses ne marchaient pas aussi bien que promis, c’était la faute des ennemis. Ceux-ci étaient de deux grandes espèces. Il y avait d’abord un ennemi lointain et collectif, ce que nous appelions « l’impérialisme anglo-américain » (une formule figée), responsable de ce qui n’allait pas bien dans le vaste monde. A côté de lui apparaissait un ennemi proche, pourvu d’un visage individuel et identifié au sein d’institutions familières : l’école où l’on étudiait, l’entreprise où l’on travaillait, les organisations dont on faisait partie. La personne désignée comme ennemi avait des raisons d’être inquiète : une fois que lui était collée cette étiquette infamante, elle pouvait perdre son emploi, son inscription scolaire, le droit d’habiter telle ville, autant de mesures qui pouvaient être suivies par l’enfermement en prison ou plutôt en camp de redressement, une institution dont la Bulgarie d’alors était généreusement pourvue.

En adoptant cette attitude, les représentants des autorités se comportaient en accord avec les préceptes laissés par les stratèges de la révolution, et notamment par Lénine, fondateur du régime totalitaire communiste, qui interprétait la vie sociale en termes militaires. Une telle situation de combat justifie toutes les mesures répressives. Une personne manquant d’enthousiasme pour la construction du communisme est perçue comme un adversaire, mais tout adversaire devient un ennemi, or les ennemis ne méritent qu’un sort : l’élimination. Lénine recommandait donc d’« exterminer sans merci les ennemis de la liberté », de mener « une guerre exterminatrice sanglante ». Le totalitarisme est un manichéisme qui divise la population terrestre en deux sous-espèces mutuellement exclusives, incarnant le bien et le mal, par conséquent aussi les amis et les ennemis.

On retrouve la même répartition rigide chez les théoriciens du fascisme nazi, et donc la même importance attachée à la notion d’ennemi. Le juriste et philosophe allemand Carl Schmitt (1888-1985) réduit la catégorie même du politique à « la discrimination de l’ami et de l’ennemi », assimilant à son tour la vie de la cité à la guerre. Il s’oppose à ce qu’il appelle les utopies pacifistes et libérales, qui entretiennent l’espoir d’une extinction progressive des guerres ; son rôle à lui, c’est d’être l’ennemi de ceux qui ne veulent plus se reconnaître d’ennemi…

La guerre n’est pas la manifestation la plus fréquente du politique, mais c’en est la manifestation la plus extrême, car la seule où l’individu met entièrement son existence entre les mains de l’Etat et la seule qui le conduit à accepter de mourir comme de tuer. Pour cette raison, elle en révèle la vérité. La conviction de Schmitt n’est pas appuyée sur une analyse historique ou anthropologique, mais sur le dogme chrétien du péché originel, auquel il adhère par un acte de foi.

Infléchir le sens

Consubstantielle aux conceptions totalitaires de l’histoire, la notion d’ennemi ne joue pas un rôle de premier plan dans la vie des pays démocratiques, mais elle est utilisée sporadiquement dans le même sens. En temps de guerre, ce vocable désigne, par convention, le pays ou l’organisation que l’on combat. Au moment de la guerre froide, l’ennemi était le communisme dans sa version soviétique, et ceux qui, chez soi, lui réservaient leur sympathie.

L’ennemi est invoqué aussi dans le discours populiste démagogique, qui aime désigner à la vindicte populaire un personnage coupable de tous les maux qui nous accablent. On identifie parfois l’ennemi avec une population spécifique : les immigrés des pays pauvres, les musulmans. L’effet de ces propos est d’instiller dans la population le sentiment de peur et donc d’inciter un nombre important d’électeurs de voter pour le parti formulant cette accusation et promettant de faire disparaître cet ennemi. Nous touchons là aux marges du cadre démocratique.

Faudrait-il alors, fuyant le voisinage de ses précédents utilisateurs compromettants, renoncer à se servir de ce terme ? Une telle conclusion paraît inacceptable, surtout dans un contexte comme celui que nous traversons, où nous n’avons aucun mal à identifier l’ennemi, puisque celui-ci nous menace de mort. L’observation candide du monde autour de nous n’incite pas à penser que toute hostilité ait disparu de la surface de la terre, pas plus entre les peuples qu’entre les individus : nos sociétés ne sont pas habitées par des tribus d’anges.

Pour maintenir l’usage de la notion d’ennemi en régime démocratique, il conviendrait cependant d’en infléchir le sens. On ne peut adhérer aux postulats de base de la pensée totalitaire, qu’expriment des formules du genre « la guerre dit la vérité de la vie », ou invoquer le caractère déterminant du « péché originel ». Un certain consensus s’est établi aujourd’hui parmi ceux qui s’interrogent sur la spécificité de l’espèce humaine : il est devenu impossible d’affirmer que le combat, la violence, la guerre représentent la caractéristique dominante de notre espèce. S’il fallait réserver cette place à une activité unique, ce serait bien plus la coopération que la lutte à mort. Et cette caractéristique touche toutes les populations du globe.

LE TOTALITARISME EST UN MANICHÉISME QUI DIVISE LA POPULATION TERRESTRE EN DEUX SOUS-ESPÈCES MUTUELLEMENT EXCLUSIVES, INCARNANT LE BIEN ET LE MAL

On se trouve alors amené non à identifier l’ennemi à un groupe humain mais à traquer son origine dans une idéologie ou un dogme, dans une émotion ou une passion. Les individus ne deviennent « ennemis » que partiellement et provisoirement. Dans tous les cas que j’ai évoqués, l’ennemi était identifié à un ensemble de personnes occupant une place fixe dans le temps et dans l’espace : à un moment donné, les Américains pour les Soviétiques, et inversement, à un autre moment, les immigrés de certains pays pour les autochtones, à un troisième tels terroristes aux yeux de tels pouvoirs légaux.

Si l’on renonçait à faire de l’ennemi une substance à part, on pourrait y voir plutôt un attribut, un état ponctuel et passager, qui se retrouve en tout un chacun. Plutôt que d’éliminer les ennemis, on se donnera comme tâche d’empêcher les actes hostiles. Telle est la leçon que nous enseigne le parcours de ce combattant exemplaire qu’a été Nelson Mandela : il réussit à terrasser un ennemi de taille, le système de l’apartheid, sans verser une goutte de sang, ayant découvert chez ses ennemis potentiels une« lueur d’humanité », ayant compris les raisons de leur hostilité et parvenant ainsi à les transformer en amis.

Or les pays occidentaux qui ont souffert d’agressions « terroristes », tels les Etats-Unis ou d’autres à leur suite, ne se sont pas engagés dans cette voie. Leurs dirigeants ont préféré adopter la maxime de Lénine, selon laquelle on doit « exterminer sans merci les ennemis de la liberté ».

Au lendemain du 11 septembre 2001, le président Bush avait donné pour tâche à son pays d’assurer, par tous les moyens possibles, le triomphe de la liberté sur ses ennemis. Une nouvelle catégorie avait même été créée à cette occasion, celle de « combattants ennemis » qui ne jouissaient ni du statut du criminel, jugé selon les lois du pays, ni de celui du prisonnier de guerre, protégé par les conventions de Genève ; ce sont eux qui peuplent le camp de Guantanamo. Le résultat de ces diverses mesures a été, on le sait, une extension du terrorisme.

Etiquettes aveuglantes

Il ne s’agit pas ici d’une simple inflexion sémantique dans l’usage d’un mot, ni d’un pur débat philosophique. Il faudrait se dépêcher d’abandonner les étiquettes aveuglantes dont continuent de se servir les dirigeants politiques qui, face à une agression, invoquent « l’ennemi barbare », « les actes monstrueux » ou « les personnages diaboliques ». Une compréhension de l’ennemi fait découvrir des moyens spécifiques pour le combattre. L’usage de la force, militaire ou policière, doit toujours rester possible, une attaque imminente doit être parée par les armes.

Mais à cela s’ajoute une autre conséquence : comprendre l’agent agressif de son propre point de vue devient le préalable indispensable de toute lutte contre lui. Car derrière les actes physiques, il y a toujours des pensées et des émotions, sur lesquelles il est également possible d’agir. L’hostilité peut être motivée par un sentiment d’humiliation, ou par l’injustice subie, ou par la colère, ou par des rêves de puissance, ou être résultat de l’ignorance. Les ennemis sont des êtres humains, comme nous. Pour les neutraliser, on ne se servira pas nécessairement de bombes ni de missiles mais le courage et la persévérance seront toujours exigés.

Tzvetan Todorov, essayiste

http://www.lemonde.fr/idees/article...

B) « Une conception de l’être humain » – Disparition d’un humaniste : Tzvetan Todorov

Source : http://www.lesinrocks.com/2017/02/0...

Le philosophe et historien des idées Tzvetan Todorov est mort à l’âge de 77 ans. De la théorie poétique à la critique politique de son temps et à l’éloge des insoumis, il ne cessa de déployer une pensée profondément humaniste.

A l’heure où l’état de guerre contamine les esprits des peuples et des gouvernements irresponsables, la disparition du philosophe Tzvetan Todorov, à l’âge de 77 ans, a valeur de symbole saisissant, par-delà la tristesse infinie qu’elle provoque auprès de ses lecteurs et de ses proches. Comme si l’esprit des Lumières dont il ne cessa de faire l’éloge, pas très vaillant ces temps-ci, mourait encore un peu plus avec lui.

Né en 1939 en Bulgarie, installé en France dès 1963, ce spécialiste des études littéraires, cofondateur avec Gérard Genette de la revue Poétique, auteur d’une Introduction à la littérature fantastique, s’intéressa toute sa vie à l’histoire des idées, surtout à partir de 1984 et après sa prise de distance avec son passé structuraliste, consigné dans son essai, Critique de la critique.

Cette histoire fut traversée par quelques motifs obsessionnels, au premier rang desquels l’exil, mais aussi l’altérité, l’amour, la barbarie, la démocratie, la vie commune ou l’insoumission, objet de réflexion de son dernier livre. Tous ses essais sensibles et subtils – Le Jardin imparfait (1998), Mémoire du mal, tentation du bien (2000), Devoirs et délices (2002), La Peur des barbares (2008), L’expérience totalitaire : la signature humaine (2010), Les Ennemis intimes de la démocratie (2012), Insoumis (2016) – portaient la marque d’un esprit vif, révolté et généreux.

Il suffisait de le rencontrer, de lui parler et d’échanger des idées avec lui pour mesurer combien sa pensée était avant tout portée par une sensibilité intense. Si elle n’était pas considérée comme un peu niaise et usée, on pourrait facilement la qualifier de cette étiquette d’humaniste. Et d’ailleurs, on le fait, on le dit : Tzvetan Todorov était un humaniste. Et mine de rien, cette catégorie ne s’applique pas facilement aujourd’hui à beaucoup de monde, y compris à ces nombreux intellectuels qui n’ont pas toujours l’élégance et la gravité bienveillante que Todorov portait dans son regard même, tellement vif, tellement bon.

“L’humanisme n’est pas un programme de parti, c’est plutôt une conception de l’être humain et un ensemble de principes éthiques et politiques“, nous confiait-il en 2010. “L’humanisme constate l’appartenance de tous les hommes à la même espèce et réclame la même dignité pour tous. Il favorise l’expression de la volonté : celle de la société à travers la souveraineté du peuple, celle de l’individu dans la sphère privée. Il donne aussi à l’action humaine des buts purement humains. Au sommet de ses valeurs l’humanisme met l’amour, car chacun de nous a besoin des autres, qui détiennent les clés de notre bonheur. Une attitude humaniste aujourd’hui revient à s’opposer à toutes les formes de discrimination et à renoncer aux illusions nourries par les différents utopismes (il ne prône pas la révolution, ne promet pas l’accès au paradis). Elle nous incite à ne pas oublier que le tribunal, l’hôpital, l’école doivent être au service des êtres humains, et non l’inverse. Elle combat la réduction des individus à des rouages d’un système économique réputé efficace : si le prix de la performance est le suicide d’une partie du personnel, le harcèlement moral, la destruction de la vie privée, elle demande de s’y opposer. On le peut : le propre de notre espèce, disait Rousseau, est de pouvoir “acquiescer ou résister”.

Très proche de la résistante Germaine Tillion (1907-2008), il puisa chez elle l’énergie et la volonté d’un insoumis à l’ordre et aux normes du monde contemporain. “J’ai trouvé ma vocation en tâtonnant“, nous disait-il. “Je suis devenu petit à petit un historien des idées, des cultures et des œuvres, qui essaie de ne pas perdre de vue le monde présent dans lequel nous vivons“.

Des conflits entre totalitarisme et démocratie au XXe siècle, aux écrivains comme aux peintres européens, il s’est toujours passionné pour les mêmes questions éthiques, politiques, esthétiques. La “signature humaine”, titre d’un volume d’essais, est ce qui le préoccupa depuis le début : “Comment les êtres humains vivent ensemble et pensent leur monde“.

“Dans ce parcours, j’ai fait beaucoup de rencontres marquantes. Ainsi de Germaine Tillion, que j’ai connue quand elle avait déjà 90 ans – mais son esprit était intact. J’ai particulièrement admiré chez cette ancienne résistante et déportée sa capacité, plutôt que de se plaindre de ses anciennes blessures, de se soucier du malheur des autres, en particulier pendant la guerre d’Algérie. J’ai apprécié la fusion qui s’opérait entre ses expériences vécues et son travail d’ethnologue et d’historienne. Enfin, j’ai beaucoup aimé son sens de l’humour et de la dérision, qui faisait qu’elle ne s’est jamais prise pour une incarnation du bien“.

Il fut proche aussi d’Edward Saïd (1935-2003). “J’ai été sensible à ce que, tout en militant pour la cause palestinienne, il restait passionnément attaché aux principes de justice. Enfant de la diaspora, il se décrivait comme un “Juif palestinien”. Il a rapproché aussi d’une manière éclairante la condition de l’exilé et celle de l’intellectuel. Il nous a légué l’exemple d’une existence généreuse et sensible“.

Ses réflexions inquiètes sur la démocratie française mettaient ces dix dernières années l’accent sur les menaces qui pèsent sur elle : “La démocratie est un régime politique fragile parce qu’il n’use pas de la contrainte, à la manière d’une dictature. Or les individus et les groupes qui composent une société sont toujours tentés d’accroître leur pouvoir et de soumettre les autres. Le libéralisme politique classique a trouvé une parade à cette menace : il ne suffit pas que le pouvoir soit placé entre les mains du peuple plutôt que du monarque absolu ; pour être légitime, tout pouvoir doit être limité. C’est ainsi seulement que l’on peut prendre en compte la diversité intérieure de la société. D’où l’exigence de séparation des pouvoirs, de la pluralité des partis ou des sources d’information : il faut que l’un puisse, si nécessaire, freiner l’autre. En France aujourd’hui, le Parlement est au service du gouvernement et du président de la République, il n’y a pas de séparation ni d’équilibre entre le législatif et l’exécutif. L’indépendance de la justice est menacée par les interventions politiques, par la soumission des magistrats aux décisions du gouvernement (la suppression du juge d’instruction). A chaque fait divers retentissant, on joue sur l’émotion du public pour demander de modifier les lois dans le sens d’un durcissement.”

A ces empiètements après tout traditionnels d’un pouvoir sur les autres s’était ajouté ces dernières années le danger d’une soumission de tout pouvoir politique aux forces économiques. Sa critique du néolibéralisme était cinglante. “C’est un effet de l’idéologie ultralibérale qui jouit aujourd’hui d’une grande popularité et, grâce aux réseaux établis par ses partisans, d’une redoutable efficacité. Cette idéologie, qui finit par s’opposer au libéralisme classique, présente toute entrave à la libre entreprise comme un pas vers le goulag. Les êtres humains sont réduits à leurs besoins économiques et considérés comme des individus autosuffisants. L’idée même d’un bien commun, voire de société, est traitée comme une fiction néfaste. Le combat ultralibéral est mené au nom de la liberté. Il en va de même de celui de l’extrême droite aujourd’hui contre les immigrés et les musulmans. A la demande d’une liberté économique illimitée s’ajoute donc celle d’une liberté d’expression totale, qui permet notamment de dire du mal des étrangers. La liberté est certes une belle valeur mais quand c’est celle des détenteurs du pouvoir, elle devient source d’oppression. La liberté du renard dans le poulailler signifie la mort des poules. La liberté de la majorité d’exploiter ou de discriminer ses minorités n’a rien de glorieux.”

Jean-Marie Durand

C) « Historien des idées » – Tzvetan Todorov, adieu au penseur humaniste

Source : http://www.latribune.fr/regions/sma...

Tzvetan Todorov, un grand philosophe humaniste, qui préférait être considéré comme un « historien des idées », vient de s’éteindre à Paris à l’âge de 77 ans.

Dans son dernier ouvrage, Les Insoumis, Tzvetan Todorov a rendu hommage aux femmes et aux hommes qui se sont dressés contre le totalitarisme, la dictature, la manipulation des esprits, la négation du genre humain et le manichéisme : Etty Hillesum, Germaine Tillion, Malcolm X, Nelson Mandela, Boris Pasternak, Alexandre Soljenitsyne, Edward Snowden.

Sa vie, son parcours, son œuvre, sa démarche « d’observateur engagé », d’homme libre, de penseur de la liberté, son regard sur lui-même et sur les autres, son ouverture vers le monde, sa défense intransigeante de la force des idées pour faire face aux totalitarismes, à la médiocrité, sa croyance profonde dans la qualité de l’humain pour résister face aux obscurantismes, aux extrémismes... tout cela a fait de lui un homme qui a profondément marqué la pensée humaniste.

Lui rendre hommage, c’est aussi faire référence à sa pensée face aux enjeux d’aujourd’hui. En 2012, dans son texte « Les ennemis intimes de la démocratie », il nous rappelait - avec une telle actualité aujourd’hui- que nos sociétés ont engendré ces menaces comme l’ultra-libéralisme et le populisme, qui mettent en danger, de l’intérieur, nos sociétés.

En 2015, dans son ouvrage « Les insoumis » – et hasard du calendrier, réédité ce mois-ci en collection de poche –, il rend hommage à ce à quoi il croyait profondément, à savoir l’incarnation des idées portée par des hommes et des femmes qui ont décidé de résister face aux totalitarismes, à la dictature, à la manipulation des esprits, à la négation du genre humain et au manichéisme : Etty Hillesum, Germaine Tillion, Malcolm X, Nelson Mandela, Boris Pasternak, Alexandre Soljenitsyne, Edward Snowden.

« Les autres vivent en nous, nous vivons dans les autres »

Né en Bulgarie en 1939, il a vécu de l’intérieur le totalitarisme communiste avant d’émigrer en France à l’âge de 24 ans. Naturalisé français en 1973, docteur en psychologie, théoricien de la littérature – fantastique, en particulier –, sémiologue, il a consacré ses travaux à l’humanisme, à l’altérité (son ouvrage « Nous et les autres : la réflexion française sur la diversité »), à la défense de la démocratie et à la diversité des cultures et des idées.

« Après avoir traversé moi-même les frontières, j’ai essayé d’en faciliter les passages à d’autres. Frontières entre pays, langues, cultures... mais aussi entre le banal et l’essentiel, le quotidien et le sublime, la vie matérielle et la vie de l’esprit. »

Le recueil de ses essais écrits entre 1983 et 2008, publiés sous le titre « La signature humaine », explicite cette pensée qui s’est construite en analysant le regard des autres, évidemment colorée par son itinéraire personnel fortement marqué par l’altruisme :

« C’est la seule immortalité qui vaille : les autres vivent en nous, nous vivons dans les autres. »

La mémoire : la pire et la meilleure des choses

Dans ce portrait de la pensée humaniste, face à l’inquiétude et aux menaces de tout ordre au travers l’histoire, il nous montre que la condition humaine, la construction de soi, est faite de rencontres, de croisements, qui permettent de forger une œuvre :

« Je vis sans doute avec la conviction que la condition de l’être humain reste marquée par ses rencontres avec les autres. »

Tzvetan Todorov a forgé le concept de « travail de mémoire » qu’il préférait à celui du « devoir de mémoire » :

« En elle-même, la mémoire n’est pas une bonne ou mauvaise chose. Tout dépend de l’usage que l’on en fait. Les pires crimes ont souvent été justifiés par des appels à la mémoire. Hitler n’a eu de cesse d’utiliser l’humiliation subie par l’Allemagne en 1919 pour justifier son entreprise. »

Nécessité d’un profond renouvellement démocratique

Entre sacralisation et banalisation, le souvenir du passé doit être avant tout la capacité à garder une mémoire vivante pour s’autoriser à agir dans le temps présent, non pas par un esprit de vengeance mais pour continuer à construire une identité collective :

« Reconnaître le droit de la personne humaine à la dignité fait également partie de la conception moderne de la justice, c’est pourquoi aucun rappel du passé ne peut justifier la légalisation de la torture, qui est un déni de dignité... La vie a perdu contre la mort, mais la mémoire gagne dans son combat contre le néant. »

La pensée de Tzvetan Todorov – qui a échappé aux étiquettes – est de toute actualité dans un moment charnière de notre histoire où autoritarismes, populismes, démagogies, menacent de partout avec leur lot d’exclusion, de réflexes identitaires, de rejet de l’autre, de repli sur soi, et aussi de violences de toutes sortes. Il nous mettait en garde contre la montée des extrémismes, et sur l’incapacité des démocraties à trouver une expression humaniste au service d’une identité collective, respectueuse du multiculturalisme et de la diversité. Il nous rappelait l’importance pour notre démocratie de s’être forgée une identité, en Europe, au contact de deux totalitarismes qui l’ont traversée, le communisme et le nazisme, et la nécessité d’un profond renouvellement démocratique face à ce qui est en jeu dans la situation présente des inégalités croissantes :

« C’est une page qui doit être bien lue avant qu’on ne la tourne définitivement. »

Lanceur d’alerte (dévoiement des mots inclus)

Tzvetan Todorov fut ainsi un lanceur d’alerte d’une démocratie qui se dénature quand elle n’est plus en capacité de garantir le pluralisme des pouvoirs, la diversité des cultures et des idées lorsqu’apparaissent et se multiplient des espaces de vie de la société où la présence démocratique se dilue ou n’existe plus. Lanceur d’alerte aussi, concernant l’usage du terme liberté, dont il signale l’abus, par exemple depuis 2011 quand il devient l’étendard des partis xénophobes européens, et dont il considère qu’ils sont un danger pour la démocratie :

« Celle-ci est menacée non pas par ceux qui se présentent ouvertement comme ses ennemis de l’extérieur, mais plutôt de dedans, par des idéologies et des mouvements qui se disent être ses défenseurs. »

La pensée profondément humaniste de Tzvetan Todorov est un rempart contre les desseins isolationnistes, protectionnistes et identitaires, qui font de l’immigration et de l’étranger les bouc-émissaires de changements sociétaux et de situation de crises que nous traversons :

« Le mode de vie des Français a changé de manière spectaculaire au cours des cent dernières années, sous la pression de nombreux facteurs, comme le recul de l’agriculture, la montée de l’urbanisation, l’émancipation des femmes, le contrôle des naissances, les révolutions technologiques et l’organisation du travail. Les contacts avec la population étrangère sont à cet égard un facteur plutôt marginal. »

Condamnés à réussir – ou à échouer – ensemble

Totalement convaincu que l’altruisme et le regard de l’autre qui anime chacun sont la clé pour comprendre et transformer le monde, terminons cet hommage avec ces mots que Tzvetan Todorov nous lègue pour continuer à faire rayonner une pensée humaniste :

« Nous tous, habitants de la terre, sommes engagés aujourd’hui dans la même aventure, condamnés à réussir ou à échouer ensemble. Même si chaque individu est impuissant devant l’énormité des défis, ceci n’en reste pas moins vrai : l’histoire n’obéit pas à des voies immuables, la Providence ne décide pas de notre destin et l’avenir dépend des volontés humaines. »

Carlos Moreno


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