L’affaire Fillon ou la destitution de la Ve République

jeudi 16 février 2017.
 

L’affaire Fillon est un naufrage. Le naufrage d’un homme et le naufrage d’un système politique auquel il appartient depuis 35 ans. Car aujourd’hui, l’élection au suffrage universel ne suffit plus à donner la légitimité pour gouverner. (Par Christian Salmon)

L’affaire Fillon n’est pas le premier scandale qui ait fait vaciller une candidature présidentielle sous la Ve République. On serait même tenté de dire que c’est un classique. Georges Pompidou et l’affaire Markovic, Jacques Chaban-Delmas et sa feuille d’impôt, Valéry Giscard d’Estaing et les diamants de Bokassa, Jacques Chirac et les emplois fictifs de la mairie de Paris. Dernière en date, l’affaire du Sofitel de New York qui emporta la candidature de Dominique Strauss-Khan à l’élection présidentielle de 2012 et ouvrit la voie de l’Élysée à François Hollande. Quant à Nicolas Sarkozy, ce n’est pas une mais plusieurs affaires qui alimentent la chronique politico-judiciaire depuis son élection en 2007. Et ce n’est pas un destin élyséen que l’affaire Cahuzac a discrédité, c’est tout le quinquennat de François Hollande. « Ce n’est pas qu’elles se dégonflent, disait Jacques Chirac, elles font “pschitt” » ; c’est souvent vrai, mais il arrive aussi qu’on ne s’en relève pas.

L’affaire Fillon est un naufrage. Le naufrage d’un homme, le naufrage d’un système politique auquel il appartient depuis 35 ans et dont il a épousé toutes les versions, du séguinisme au sarkozysme, et du gaullisme social au libéralisme décomplexé. C’est enfin un nouvel épisode d’un naufrage aux conséquences imprévisibles, celui de la Ve République.

Naufrage personnel tout d’abord. Les révélations du Canard enchaîné ont frappé en plein cœur le récit du candidat, un récit qui relevait d’un registre plus moral que politique et qui invitait au redressement national par le travail et au prix de sacrifices. Fillon proposait aux Français une véritable cure d’« austérité » qu’ils étaient sommés d’accepter au nom de l’« exemplarité » de son auteur. Fillon promettait de retrouver le chemin de l’authenticité, au prix d’une rupture avec les illusions du bling-bling sarkozyste comme avec les mirages de l’identité heureuse d’Alain Juppé. Avec lui, le pays allait retrouver des horaires de travail décent, des écoliers en uniforme et, en prime, la messe du dimanche. Et avec son profil de notable de province, son épouse au foyer, ses cinq enfants et son manoir de Beaucé, Fillon avait un certain crédit. Il pouvait même claironner le triptyque « travail, famille, patrie » sans que personne ne songe à l’accuser de pétainisme subliminal. Gaulliste il était, gaulliste il restait. Sa probité personnelle était indexée à celle du Général, qui remboursait ses factures d’électricité. La statue du commandeur Séguin tenant lieu de témoin de moralité.

Les campagnes électorales aujourd’hui ne reposent plus seulement sur des contenus idéologiques ou des programmes, mais sur des performances théâtrales et des productions symboliques. Elles se déroulent à la frontière du public et de l’intime, de la politique et de la morale. Dans ce contexte, les affaires constituent l’événement perturbateur, le coup de théâtre indispensable à la tension dramaturgique. Ce sont la tension narrative, l’identification symbolique, les métaphores (et la façon dont elles sont interprétées dans le flux des événements) qui déterminent le vainqueur d’une élection et non pas son programme.

Avec l’affaire Fillon, l’élection présidentielle est entrée dans une zone de turbulences aux conséquences imprévisibles. Emmanuel Macron l’a bien compris, qui vient de déclarer au JDD : « C’est une erreur de penser que le programme est le cœur d’une campagne. La politique, c’est mystique. C’est tout mon combat. » Au risque de l’extinction de voix. Ou de la démystification, comme dans le cas Fillon.

La mystique macronienne, c’est un peu plus qu’un récit de vie. Cela met en jeu des actes de langage, mais aussi des moyens de production symbolique, une théâtralité, des effets de cadrage (photographique, syntaxique, sémantique). Enfin, pas de mystique sans la réverbération des discours dans la médiasphère, leur appropriation par les réseaux sociaux. Thomas Mann considérait la vie dans le mythe comme une « vie en citations », définition qui prend avec Internet une signification nouvelle : désormais, le grand mythographe, c’est Google. Nos dieux profanes, qu’ils soient sportifs, mannequins ou présidents, naviguent sur le Web. C’est lui qui hiérarchise les divinités et dresse la carte de leurs navigations. Il y faut de l’inédit et de la répétition. Jeanne d’Arc et Uber. Le Puy du Fou et les nanotechnologies. Pas de performance qui ne s’avance codée, cryptée, drapée de précédents. Pas même de campagne électorale sans que l’on convoque les grands anciens, un récit des origines. Pas d’élection qui ne soit un revival. C’est cette réécriture, cette répétition, cette trace qui donne à l’inédit son « aura » spectrale, sa troisième dimension.

Ce qui fait le succès d’une campagne, ce n’est pas une image ou une « histoire », c’est une performance complexe, entre rituel et stratégie, capable tout à la fois de se connecter avec l’électeur, de focaliser le débat, de contrôler l’agenda, d’imposer une ligne narrative, de créer son propre réseau de diffusion virale. La feuilletonisation de la vie politique que dénonce François Fillon appartient en partie déjà au passé, à l’âge télévisuel où il y avait encore une audience pour chaque épisode. Aujourd’hui, la communication politique est dominée par l’exigence de la vitesse. Les enchaînements narratifs se transforment en engrenages de coups d’éclat et d’effets de surprise. Inutile d’essayer de dérouler un récit au long cours lorsqu’une information peut surgir à tout instant et venir bouleverser la séquence en cours.

Le carré magique

C’est le croisement de ces effets qui explique le succès ou l’échec d’une campagne électorale. Ce que j’avais appelé, au moment de la campagne d’Obama, le carré magique de la communication politique. Premier côté du carré : Raconter une histoire capable de constituer l’identité narrative du candidat en résonance avec l’histoire collective (storytelling). Deuxième côté : Inscrire l’histoire dans le temps de la campagne, gérer les rythmes, la tension narrative (timing). Troisième côté : Cadrer le message idéologique du candidat (framing) et imposer un « registre de langage cohérent » en « créant des métaphores ». Quatrième côté : Créer son réseau sur Internet et sur le terrain, c’est-à-dire un environnement hybride et contagieux susceptible de capter l’attention et de structurer l’audience du candidat (networking).

Le carré magique n’est pas une recette, c’est un schéma qui désigne des enjeux stratégiques, les conditions de réussite ou d’échec d’une performance collective. Chaque côté du carré magique est un champ de bataille. De ce point de vue, l’affaire Fillon est un cas d’école : les quatre côtés du carré magique ont été enfoncés par l’affaire et ses rebondissements.

Les scénaristes de série télévisée ne s’y sont pas trompés. « On est presque dans une pièce de Shakespeare », explique l’un deux. Surnommé sur Twitter « House of Sarthe » en référence à la série House of Cards, on a comparé l’affaire Fillon à Downton Abbey, Game of Thrones ou encore Borgen. Le timing des révélations du Canard était presque parfait. L’emploi présumé de l’épouse et des enfants de Fillon, la ristourne sénatoriale et ses éventuels conflits d’intérêts n’intéressaient personne tant qu’il n’était pas le vainqueur annoncé de la présidentielle. À trois mois de l’élection, il devenait vulnérable, à portée du soupçon et de l’opprobre. C’était le moment idéal pour un coup de théâtre.

Le Fillon presbytéral, qui promettait aux Français un long carême contre la rémission de leurs péchés, s’est trouvé renvoyé à ses propres faiblesses. Goût du luxe, voitures de sport, costumes sur mesure et mocassins à glands. Celui qui promettait du sang et des larmes et fustigeait les assistés était beaucoup moins sourcilleux quand il s’agissait de ses propres deniers : soupçons d’emplois fictifs, ristourne sénatoriale, conflits d’intérêts… « Je suis un homme, pas un saint ! » protestait le pécheur comme à confesse… mais c’était déjà trop tard. Il eût fallu le dire avant. Ou, à tout le moins, ne pas jouer les saintes-nitouches. Avec moins de trémolos dans la voix et un peu plus de modestie. Maintenant le mal est fait. L’icône est à terre, l’identité narrative du candidat en miettes.

Les électeurs de la primaire de la droite et du centre croyaient avoir choisi l’anti-bling-bling de la droite, tourné la page du Fouquet’s et du rapport décomplexé de Sarkozy à l’argent. Un président intègre, raide comme la justice ne saurait faire de mal dans une période de crise. Les révélations du Canard enchaîné, confortées par celles d’« Envoyé spécial » et de Mediapart, ont mis à mal l’image d’intégrité de celui qui avait fait de sa foi chrétienne un gage de probité. « Ces révélations ont instillé le doute en nous, reconnaissent deux électeurs des Hauts-de-Seine interrogés par le journal La Croix. Il est peut-être dans le droit, mais pas dans l’exemplarité. » Contraint de passer au confessionnal, il feignait de s’excuser tout en criant au complot : « On veut me mettre à genoux ! » Sans doute, comme le dit la sociologue Monique Pinçon-Charlot, « il existe chez François Fillon un sentiment d’impunité sincère car ce n’est pas l’impunité d’un homme mais celle de toute une classe. Ce sentiment se construit dans l’entre-soi des puissants, qui vivent dans une bulle ». Ce qui nous ramène à la politique.

Élu plus jeune député de l’Assemblée à 26 ans, sénateur-maire, plusieurs fois ministre, premier ministre pendant cinq ans, François Fillon n’est pas un perdreau de l’année. C’est un apparatchik qui a bénéficié des largesses de la République pendant 35 ans. Son discrédit atteint toute la classe politique. « Jamais dans l’histoire de la République, a déclaré François Bayrou, sur France 2, un candidat aux plus hautes fonctions, à la présidence de la République, n’a été ainsi sous l’influence des puissances d’argent. »

L’après-Hollande s’est démultiplié, nous sommes dans l’après-Juppé, l’après-Sarkozy, l’après-Valls, et maintenant l’après-Fillon… Marine Le Pen elle-même ne se sent pas très bien, craignant de glisser dans un “après” prénommé Marion. Trois générations dégringolent les escaliers du pouvoir. Avec l’exténuation de la sphère politique, rappelait Jean Baudrillard, le président devient de plus en plus semblable à ce “Mannequin du pouvoir” qu’est, selon Pierre Clastres, le chef dans les sociétés primitives. Loin d’être magnifié par la fonction, il apparaît désormais écrasé par elle, humilié, infériorisé, soumis à des rituels désuets, contraints de jouer les présidents, de « faire président » sans en avoir les moyens. Faute de puissance d’agir, de résolution et d’action (le state craft), il reste la mise en scène du pouvoir (le stage craft) : c’est le côté spectral, et pas seulement spectaculaire, de l’exercice du pouvoir.

Le pouvoir impersonnel

Loin d’exercer une fonction d’autorité, nos mannequins du pouvoir sont condamnés à donner des signes aux fractions éclatées d’un électorat volatil, mais aussi aux faiseurs d’opinion et à tous ceux qui peuvent donner du crédit ou de la popularité à un pouvoir discrédité ; sondages, agences de notation, éditorialistes… Une politique qui consiste à adresser à l’opinion des signes d’optimisme en pleine crise de la confiance, des signes de volontarisme en situation d’insouveraineté, des signes de sérieux et de rigueur à l’intention des marchés. Chaque ministre est chargé non plus d’un domaine de compétences et d’une autorité régalienne, mais d’un portefeuille de signes. « Comment se construit le pouvoir charismatique ? C’est un mélange de choses sensibles et de choses intellectuelles. » (Macron encore)

Mais cela ne trompe plus personne.

Depuis Le Coup d’État permanent de François Mitterrand, les opposants à la Ve République ont constamment dénoncé son caractère monarchique, le rôle et la place d’un président élu au suffrage universel, érigé au sommet de la pyramide du pouvoir, qui décide de tout et qui est, pendant la durée de son mandat, le maître du temps politique. C’est la critique du pouvoir personnel. Mais c’est un pouvoir impersonnel qui gouverne aujourd’hui : les marchés, les agences de notation, les organisations transnationales… L’homme réputé le plus puissant de la nation est un homme qui doit négocier ses marges de manœuvre avec la Commission à Bruxelles ou la chancellerie à Berlin. Depuis le traité de Maastricht et l’acte unique européen, c’est un souverain sans monnaie ni frontières. À l’abri de l’élection présidentielle, qui accrédite tous les cinq ans le mythe d’une nation souveraine et dope l’illusion d’un choix collectif, c’est “un gouvernement d’affaires courantes” qui se poursuit entre les élections. L’essentiel se joue ailleurs. C’est pourquoi le régime présidentiel court à sa perte…

L’élection au suffrage universel ne suffit plus à donner la légitimité pour gouverner, elle apparaît comme une étape de plus dans la spirale du discrédit qui ronge nos institutions démocratiques. Le suffrage universel, clé de voûte de la Cinquième République, ne fait plus recette auprès des électeurs. Les Français l’utilisent de plus en plus comme un droit de veto plutôt que comme le fondement d’une légitimité. C’est l’essence du vote antisystème. On n’élit plus, on élimine… Sarkozy fut élu sur la rupture (avec Chirac), Hollande pour en finir avec Sarkozy. Les primaires ne font qu’accélérer le mouvement. Après Hollande, empêché de se représenter, Sarkozy fut sèchement congédié, Juppé et Valls éliminés. Car il ne suffit pas de sanctionner les anciens, il faut aussi faire mentir les sondages. Les primaires organisées pour relégitimer les partis fonctionnent à rebours. Elles ont fonctionné comme une guillotine électorale, éliminant un à un les leaders des partis et les favoris des sondages. L’électeur stratège se comportant en parieur averti, qui mise à la baisse comme s’il avait davantage à gagner au discrédit des favoris qu’à l’espoir d’une alternance tant de fois déçue. On peine à discerner une logique positive à l’œuvre dans la succession d’événements qui marquent le processus électoral en cours. Le discrédit est si puissant, sa vague est si haute, que les candidats n’ont d’autre choix que de surfer sur elle, de se mettre de son côté, dénonçant le système, promettant la rupture, affichant leurs transgressions.

Le général de Gaulle avait opté pour un régime présidentiel dans le but de restaurer l’autorité de l’État, minée de l’intérieur par « le régime des partis ». Mais la Ve République s’est accommodée du régime des partis. Le président de la République n’est plus un obstacle à leur influence dissolvante. Bien au contraire ! En leur sein, la bataille pour l’élection présidentielle ne s’interrompt jamais. Ils sont devenus des appareils partisans, des machines financières et des écuries militantes pour la conquête du pouvoir. La crise de régime de la politique a mis à mal une idée chère à notre histoire de France récente : l’alternance. Les Français n’y croient plus. L’action est perçue comme illégitime ou inefficace et la parole politique a perdu toute crédibilité.

La médiasphère, avec ses talk-shows et ses réseaux sociaux, sa dramaturgie, son rythme 24/7, ses commentateurs, ses communicants, ses groupes de riposte et ses community managers, constitue le théâtre de la souveraineté perdue. Les hommes de l’État insouverain y sont convoqués non plus comme les souverains d’antan en majesté, mais comme des imposteurs exposés à la vindicte publique. Ils sont en permanence soumis à un processus de vérification et à une obligation de performance. L’insouveraineté se manifeste jusque dans les épisodes de leur vie intime… L’homo politicus que nous connaissons depuis deux siècles est voué à disparaître. Il cherche sa voie ailleurs, à l’aveugle, dans cette zone grise où la politique perd ses droits.

Trois ans avant la chute de la IVe République, le président de la République René Coty avait chargé Jacques Chaban-Delmas d’un message à l’intention du général de Gaulle : « Je constate comme vous, que la France est ingouvernable dans les conditions actuelles, autrement dit, que les institutions ne peuvent rester en l’état…Voulez-vous faire savoir au général de Gaulle que je le tiens pour le seul homme capable de tirer la France de ce marasme ? Dites-lui que si une crise se présente, je ne manquerai pas de m’engager à fond en faisant appel à lui pour former le gouvernement, dans le cadre de nos institutions, afin précisément de changer celles-ci. » Il ajoutait qu’il était prêt à s’effacer pour que le grand homme ne soit pas « gêné par la présence, à la table du Conseil des ministres, d’une autorité juridiquement supérieure à la sienne – lui qui détient de fait la plus haute autorité morale qui soit dans le pays ».

La IVe République agonisait dans le jeu de chaises musicales des gouvernements successifs. La Cinquième République y remédia au prix d’une personnalisation extrême du pouvoir exécutif, légitimée par l’élection du président de la République au suffrage universel. Six décennies passèrent… le souvenir du général de Gaulle conservant bon an mal an à la fonction le prestige de la « plus haute autorité morale qui soit dans le pays ».

Si je rappelle ces circonstances, c’est qu’il semble bien que la Ve République, au terme d’une révolution complète, soit revenue à son point de départ, à savoir la question que René Coty posait au général de Gaulle : comment « former [un] gouvernement, dans le cadre des institutions [existantes], afin précisément de changer celles-ci » ? C’est le problème qui se pose au pays.

Le discrédit est une chose instable et invisible à l’œil nu. Il se répand comme un gaz et il corrompt les sociétés avant même qu’une personnalité charismatique ne s’en empare et ne transforme ce gaz insaisissable en force matérielle. Ainsi de tous les fascismes. Ainsi du mouvement qui a porté Trump au pouvoir. Une chose est sûre : lorsque le discrédit prend le pouvoir, il est bien difficile de l’arrêter et de faire rentrer le diable dans sa boîte.

Une course-poursuite est engagée entre la politique institutionnelle, qui sert de masque aux vrais pouvoirs dominant le monde, et les citoyens qui s’en détournent en se réappropriant les termes, les lieux, les formes du débat public. D’un côté, une classe politique à bout de souffle, absentéiste, dévitalisée, soucieuse uniquement de sa survie ; de l’autre, des citoyens qui par leurs initiatives, leurs luttes et leurs colères assemblées provoquent un vaste mouvement de “destitution” de la politique institutionnelle.


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