« La démocratie, c’est du conflit »

mercredi 25 janvier 2017.
 

Conflit ne signifie pas affrontement.

« La démocratie, c’est du conflit » Entretien avec Chantal Mouffe

par François Ruffin 12/01/2017 paru dans le Fakir n°(77)

Source : le magazine Fakir

http://www.fakirpresse.info/la-demo...

Fakir se revendique « populiste de gauche », et que découvre-t-on ? Que des malins l’ont théorisé bien avant nous ! Ça fait trente ans que Chantal Mouffe, prof de sciences politiques, prône ça, avec son compagnon défunt, Ernesto Laclau. Et leurs théories, sur la « démocratie radicale », « l’agonisme », ont influencé pas mal de mouvements progressistes, en Amérique latine, ou encore Podemos.

Enfin bon, ne nous embarquons pas trop vite vers des terres exotiques : la Picardie d’abord…

« Le populisme, une respiration »

Fakir  : Le slogan de Fakir, c’est « A la fin, c’est nous qu’on va gagner ! » et en lisant vos livres, j’ai trouvé que ça collait bien…

Chantal Mouffe  : Oui, d’après moi, c’est le fondement de la démocratie : il y a du conflit, un « nous » et un « eux », des groupes qui s’affrontent. Mais le gros de la théorie politique, dite « libérale », affirme aujourd’hui le contraire : les conflits partisans appartiendraient au passé, la gauche et la droite seraient dépassés, on atteindrait le consensus à travers le dialogue, l’individu aurait triomphé, c’en serait fini des identités collectives, etc.

Fakir  : L’autre raison, si je viens vous voir, c’est que j’habite en Picardie, et aux dernières élections, Marine Le Pen a recueilli 42 % des voix. Dans une région qui a longtemps voté plutôt à gauche...

Chantal Mouffe  : Ça prouve, justement, l’échec de la théorie libérale. Mais pas seulement en Picardie, à travers toute l’Europe : en Autriche, au Danemark, aux Pays-Bas, en Italie, en Norvège, en Belgique… Un populisme de droite traverse tout le continent. Et ça déconcerte complètement nos théoriciens, parce que ça va à contre-courant de tous leurs dogmes. Ça peut paraître paradoxal, mais ces suffrages pour des partis autoritaires, souvent xénophobes, témoignent d’une aspiration démocratique, d’un désir de politique. Quels choix laisse-t-on aux électeurs, depuis trente ans ? Entre Pepsi et Coca ! Entre centre-gauche et centre-droit, entre deux variantes du même libéralisme.

L’Autriche m’a particulièrement intéressée. Depuis l’après-guerre, le Parti socialiste et le Parti populaire gouvernaient ensemble, se répartissaient les ministères à la « Proporz », à la proportionnelle. De même en France : quand le Front national surgit-il à l’avant-scène ? Lorsque François Mitterrand impose la rigueur, renonce au protectionnisme, à sortir du système monétaire européen, à incarner une alternative. Et ensuite, quand Jean-Marie Le Pen accède-t-il au second tour ? Lorsque Lionel Jospin et Jacques Chirac défendent des options similaires, acceptent la mondialisation. Depuis, chaque mouvement, chaque glissement de la « social-démocratie » vers le centre renforce les populistes de droite. Face à un consensus étouffant, eux apparaissent comme une respiration.

« Marine Le Peuple… »

Fakir : : Quels conseils vous nous donneriez, alors, dans notre Picardie ?

Chantal Mouffe  : Construire ce « nous », ce « eux ».

Là encore, les théoriciens libéraux sont tombés de leur chaise : ils nous causaient, à longueur d’antenne, de « bonne gouvernance », de « société civile mondiale », de « démocratie non-partisane », « dialogique », « apaisée », etc., et ils se retrouvent avec des partis qui s’en prennent férocement aux « élites », à l’« establishment », à l’« UMPS », et tout ça, au nom d’un machin aussi archaïque, aussi vieillot, que « le peuple ». Car Marine Le Peuple…

Fakir :  : Quel lapsus !

Chantal Mouffe  : Oui, c’est marrant. Marine Le Pen a réussi à construire un peuple, un « nous ». Il n’y a pas de « nous » sans « eux », sans une extériorité : dans le « nous » de Marine Le Pen, il n’y a pas de place pour les immigrés. Je défends un populisme de gauche, avec un « nous » qui inclut immigrés , mais qui pointe comme adversaires les multinationales, les grandes fortunes, « ceux d’en bas » contre « ceux d’en haut ». Il y a dix ans, je le disais déjà à tous les candides qui s’enchantaient : « La frontière entre la gauche et la droite s’efface, c’est magnifique, c’est un progrès, on va vivre dans une société réconciliée… », non, au contraire, c’est un danger pour la démocratie.

Fakir : : Pourquoi un danger ?

Chantal Mouffe :Parce que, si la frontière entre « nous » et « eux » ne se situe pas dans le champ démocratique, elle va resurgir à sa marge. Et la réponse des partis classiques, des intellectuels autorisés, n’a fait qu’exacerber ce problème. Ont-ils examiné les causes, politiques, économiques, sociales, de cette montée des populismes ? Non, ils ont condamné moralement : la « peste brune » revenait, montrait son horrible visage, et les forces démocratiques devaient s’unir contre cette puissance maléfique. Ou alors, ils procèdent à une autre condamnation : sociologique. On pourrait, ici, s’arrêter sur un mot : « moderne ». Ils l’ont toujours à la bouche, avec « modernisation ». C’étaient eux, les « modernes ». Et contre eux, il y avait les « archaïques », moins éduqués, qui n’évoluent pas, qui demeurent coincés à l’ère d’avant Internet, qui restent attachés à leur rocher ou à leur clocher, et ce sont eux qui votent à l’« extrême droite ». Il faut mesurer, ici, toute l’ironie de la chose : les bons démocrates et les théoriciens libéraux avaient proclamé la fin du « nous » et du « eux », le modèle « amis/ennemis » était dépassé, mais voilà qu’ils le recréaient eux-mêmes ! Voilà qu’ils excluaient du jeu les archaïques, comme des lépreux.

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Annexe

Conférence dialogue avec Chantal Mouffe et Jean-luc Mélenchon http://melenchon.fr/2016/10/21/lheu...

Livre : Éloge du conflit de Miguel Benasayaj et Angélique Del Rey. Édition La découverte. (2007). Analyse du livre par Lien social en cliquant ici..

Hervé Debonrivage


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