L’élection de Trump s’inscrit-elle dans une vague réactionnaire mondiale  ?

jeudi 22 décembre 2016.
 

En pleine contre-révolution néolibérale

par André Tosel, philosophe

Comment interpréter la victoire de Donald Trump devenu président des États-Unis  ? Pourquoi un électorat à majorité populaire blanche, supposé voué aux valeurs éthiques américaines, n’a-t-il tenu aucun compte de l’immoralité affichée comme une décoration par un capitaliste milliardaire de l’immobilier, patron de combats qui se vante de ne pas payer d’impôts, agressivement raciste et machiste, chasseur d’immigrés et de musulmans, cynique manipulateur des médias, metteur en scène roué de l’obscénité de sa violence et lui-même membre de la caste qu’il dénonce  ? Ces questions montrent d’abord que le moralisme ne fait pas une politique, que les affirmations sympathiques et les promesses hypocrites d’un néolibéralisme verni de compassion sociale ne suffisent plus à endormir la colère politique et sociale de couches sociales appauvries et effrayées par le déclassement que leur inflige la politique menée par la caste politique et économique. Nous ne pouvons que présenter des hypothèses provisoires en attente d’analyse.

Le moyen est cherché d’abord dans une politique autoritaire nationaliste de gestion des populations

En premier lieu, cette colère a été comme illusionnée, fascinée et capturée par une rhétorique de la transgression hyperbolique des droits de l’homme non américain de souche. Le passage incessant aux limites a eu un effet de condensation politique immédiat autour du ressentiment des demi-faibles et des vaincus de la concurrence mortelle entre travailleurs fragmentés et divisés. Il a égaré chez nombre de citoyens désaffiliés ou apeurés la capacité de juger et d’analyser la catastrophe néolibérale  ; il a promis d’enrayer le fonctionnement de la gouvernance par la catastrophe qu’est la reproduction élargie de la crise.

Le moyen est cherché d’abord dans une politique autoritaire nationaliste de gestion des populations. Les immigrés, clandestins ou non, sont quasi officiellement désignés à la vindicte d’une majorité purifiée, invitée à se faire potentiellement prédatrice si est franchi le mur de 2 000 kilomètres à construire à la frontière mexicaine, si se poursuit l’émigration clandestine (trois millions d’expulsions prévues).

La sécurité est devenue le credo de la religion impériale de l’État et elle a pour ennemis publics à éradiquer les musulmans en bloc, à qui l’entrée sur le territoire serait refusée pendant que la guerre contre Daech serait gagnée par une armée renforcée. La violence antiterroriste d’État est assumée avec son cortège de menaces pour les libertés fondamentales puisque l’état d’urgence devenu permanent envisagerait la peine de mort pour les familles des terroristes. Se dessine un néofascisme nouveau pour temps d’une mondialisation en difficulté  ; il est légitimé, fort d’une base de masse hétérogène qu’il faut consolider avec l’appui de forces entrepreneuriales et bancaires, soutenir de l’apport de compétences intellectuelles. Est sollicitée l’alliance des intégrismes religieux – chrétien et juif – avec la promesse d’une interdiction de l’avortement. Est exalté le thème eschatologique des États-Unis, nation élue par Dieu pour diriger le monde. Mais, cette fois, l’hégémonie impérialiste, parce qu’elle est menacée par la montée d’autres puissances rivales comme la Chine, ne prend plus la peine de se justifier comme impérialisme bienveillant, mais se déclare prête aux épreuves de forces, mais, paradoxalement, avec plus de prudence que le bellicisme d’Hillary Clinton.

Une sorte de contre-révolution dans la contre-révolution avec pour enjeu une inversion du déclin relatif

La victoire électorale a pu se gagner en second lieu sur la promesse d’un retour relatif au protectionnisme et sur la création massive d’emplois, sur la restauration relative des structures économiques affaiblies, par une énorme entreprise de reconstruction d’un capitalisme global renationalisé, respectueux de la hiérarchie sociale des classes et favorable aux riches, dont il faut alléger encore la charge fiscale pour cause d’investissements. Là est sans doute le ressort positif de cette affaire. Il semblerait qu’une partie des castes dirigeantes prennent une certaine conscience du fait que les États-Unis sont pris dans les contradictions de la désindustrialisation et dans une désocialisation violente. Elles envisageraient non pas une sortie de la mondialisation, mais une phase de réorientation productive destinée à réintégrer des éléments perdus des classes populaires en les jouant contre les autres, les fractions étrangères de la force de travail. Elles pourraient ainsi se fonder sur une neutralisation durable des conflits sociaux par une guerre civile préventive de type identitaire permanente et faire face ainsi au déclin de leur hégémonie géopolitique. Au sein de la contre-révolution néolibérale qui dure depuis quarante ans, se présenterait une nouvelle phase où des éléments relatifs de démondialisation interviendraient comme une sorte de contre-révolution dans la contre-révolution avec pour enjeu une inversion du déclin relatif de l’hégémonie américaine.

Des forces de contestation pour inverser la dérive xénophobe et inventer des formes communes de vie

On verra comment la proposition inédite de Trump se précisera ou non, persuadera les forces économiques dominantes et réussira à passer des compromis politiques avec leurs représentants. On espère surtout que les forces de contestation – ouvriers, employés, couches techniques, Blancs et Noirs, Hispaniques et musulmans – sauront s’organiser partout, dans les lieux de vie, pour faire face et pour inverser la dérive xénophobe, raciste, impérialiste en cours et inventer des formes communes de vie.

Une triple lame de fond

par François Cusset, historien et écrivain

Ce qui nous arrive à tous depuis quelques mois, de la crispation sécuritaire à l’Ouest jusqu’aux surenchères antidémocratiques à l’Est, de la primaire française de la droite jusqu’à Washington aujourd’hui, défie hélas l’entendement, par sa concomitance et la rapidité de son irruption. Tant et si bien qu’on est en peine de l’interpréter  : baroud d’honneur ou verrouillage mondial  ? On aimerait croire à celui-là, et voir dans la poussée droitière globale un soubresaut désespéré des élites conservatrices en réaction au mouvement social qui gronde depuis quelques années  ; mais on est plutôt forcé, au vu des indices convergents de cette triste année 2016, de conclure pour l’heure à celui-ci  : un cran de plus, brutal, décisif, dans un long processus contre-révolutionnaire enclenché à la fin des années 1970 – quand, pour la macrostructure de pouvoir politique et économique, il fallait clore le cycle progressiste des décolonisations, des protestations de la jeunesse et de l’État providence assumé. Car, en 2016, pour une seule Nuit debout, on a maints signes inverses  : un Brexit de repli patriote plus que de soulèvement anticapitaliste, une crise migratoire inspirant le retour des discours les plus abjects, la « radicalisation » que nos gouvernants traquent chez les musulmans, alors qu’elle est plutôt la posture de Wall Street et de la Commission de Bruxelles, arrimées au dogme néolibéral, les Erdogan et autres Poutine qui ont le vent en poupe, l’échec, la semaine dernière, des recours contre l’absurde aéroport de Notre-Dame-des-Landes, tous les reculs sociaux et environnementaux – le tout parachevé, donc, par l’élection imprévue à la Maison-Blanche d’un milliardaire haineux. Qui dit pire  ? Car le triomphe de Trump, qui redonne des ailes aux populistes européens, n’est hélas que la vague la plus visible, écumante et pailletée, d’une triple lame de fond réactionnaire mondiale (de la plus récente à la plus ancienne). La première, qui renvoie l’Euro-Amérique au pire de son XXe siècle, fait pousser le prurit fascisant sur les ruines du compromis social  : c’est le retour à grande échelle du chantage au bouc émissaire, de la pulsion cathartique et mensongère qui permet de racialiser les conflits sociaux en imputant la misère des petits Blancs aux seuls qui sont plus miséreux qu’eux. La deuxième, qui gonfle depuis la chute du mur de Berlin et son boniment euphorique, est le décrochage définitif de l’économie de marché et de la démocratie représentative  : on nous martelait il y a vingt-cinq ans qu’elles étaient garantes l’une de l’autre, mais le profit sans le chaos (ni le bavardage), c’est quand même plus efficace – du golfe Persique à la Chine autoritaire, de Lagos à Ankara, tant d’antipodes l’attestent tous les jours. Et chez nous il suffit de ne pas tenir compte du suffrage populaire, quand on soumet la constitution de l’UE à un référendum, ou quand la candidate démocrate perd aux États-Unis alors qu’elle a réuni plus de voix. Enfin, le fond de l’affaire est sans doute l’abandon du terrain social depuis plusieurs décennies par les gauches dites « de pouvoir », qui ont laissé le projet émancipateur aux rêveurs de comptoir et aux refuzniks de l’élection, et servi les marchés financiers et la société de contrôle avec un tel zèle qu’elles ont abandonné aux pires droites, qui n’en demandaient pas tant, à la fois leur électorat traditionnel et le terrain lui-même des valeurs (extra-économiques). C’est ce terrain délaissé qu’occupe la réaction, jubilante. Parce que les droites en question, Trump en tête, tiennent aujourd’hui les deux bouts  : l’entreprise et la peine de mort, le management et le port d’armes, le casino et l’anti-avortement, la calculette et le crucifix. Les repousser, dès lors, ne sera pas du gâteau.

Profiter de la «  trumperie  » pour une vraie issue

par Marie-Jean Sauret, psychanalyste

Observant les caractéristiques du monde de la globalisation depuis des années, force est de se rendre au constat  : il dérive idéologiquement (et politiquement) à droite, débordant sur l’extrême « non républicain ». Cette remarque est pourtant contestée à « gauche »  : « Vous noircissez le tableau  ; de toutes les façons le balancier renverra les gens à gauche  : il suffit d’attendre. » Cette réplique masque deux faits  : d’une part elle occulte la raison de la dérive droitière – conséquence de la logique néolibérale qui à la fois détermine la forme prise par les collectivités et formate les esprits qui ainsi s’y adaptent  ; d’autre part, celui qui attend le retour de balancier s’exempte de l’examen de sa propre contamination par le néolibéralisme  : il ne voit pas que son « je n’en veux rien savoir » l’enrôle au service du mouvement général en amoindrissant ses résistances éventuelles. Il n’est pas sûr que l’élection de Donald Trump dessille ses yeux. Parmi ceux que cette élection alarme pour autre chose que les réactions boursières (qui s’en remettent déjà), qui aurait dit que les États-Unis se doteraient d’un président populiste avant que le Front national ne parvienne à ses fins en France  ? Sans compter que l’événement américain rend crédible l’avènement français – à l’idée de laquelle une partie de la population, de gauche comme de droite, s’habitue déjà.

L’impact de la logique néolibérale est pourtant lisible sur la gauche elle-même  : bien sûr, celle qui a fait le choix du social-libéralisme, mais pas seulement. Et les institutions européennes accompagnent cette dérive  : « l’ordolibéralisme » détisse petit à petit la démocratie au profit d’une gouvernance par traités irréversibles  ; un soutien plus ou moins implicite est apporté à tel tyran et dictateur  ; une complicité s’affiche avec des États oppresseurs ou agresseurs… De même, en choisissant Hillary Clinton contre Bernie Sanders, les démocrates américains ont implicitement signifié, consciemment ou non, qu’ils préféraient Trump à Sanders. La même logique devrait nous arrêter  : en refusant de soutenir la candidature de Mélenchon, chaque partie lui préférant un autre candidat, la gauche non libérale prend le risque d’une défaite, et signifie de la même façon qu’elle préfère Marine Le Pen à l’un d’entre eux qui ne soit pas le représentant de son parti. Il n’est pas sûr que la nécessité d’un second tour électoral nous préserve d’un pareil destin.

Car il faut compter sur ce formatage des esprits  ? Pourquoi la suggestion néolibérale et sa dérive opèrent-elles  ? Quoique constaté par tous les observateurs, l’impact de la faillite des idéaux du fait du primat des valeurs marchandes demeure sous-estimé. Les ressorts traditionnels de l’identité sont défaits  : la grossièreté et la vulgarité généralisées, la faillite de l’autorité et le rejet corrélatif des « élites », l’abus du pouvoir et du mensonge, l’inconsistance de la parole donnée, les tricheries et la corruption, la fin des solidarités, etc., en témoignent. Les sujets sont dès lors obligés d’inventer une réponse ainsi qu’une façon de vivre avec leurs concitoyens. Et voilà que quelqu’un fait miroiter la possibilité d’un rassemblement de « mêmes » à quoi il réduit le « peuple », et qu’il promet de protéger des « autres », les différents, les étrangers, ceux qui sont désignés comme les « voleurs de jouissance ». D’un côté, le machisme, le nationalisme, le communautarisme, le populisme, la sécurité, l’autoritarisme, les radicalismes religieux, proposent les nouveaux critères d’inclusion, et des « contre-valeurs » refont surface  : abolition de l’avortement, homophobie, anti-mariage pour tous, peine de mort, interdits de travail, fichage informatique, etc. De l’autre, l’antiféminisme et le racisme sont instrumentés pour tracer la frontière promise et pallier la faillite des anciens repères. Un des commentateurs américains des élections indiquait qu’il suffit de convaincre le « petit peuple blanc » (la classe moyenne appartenant aux 80 % de la population qui ne se s’est pas enrichie avec le 1 % propriétaire des richesses de la nation) que le moindre d’entre eux est meilleur que le meilleur des Noirs (des Arabes ou des Roumains…) pour que non seulement l’on puisse lui faire les poches (Trump comme les Le Pen sont des « riches » qui profitent du système dénoncé), mais encore qu’il les vide lui-même au profit de ceux qui l’exploitent  !

Si l’on relève les 46 % d’abstention aux États-Unis, malgré une campagne virulente, ce ne sont pas seulement les 26 % qui ont voté Trump qui tentent de sortir du « système ». Dans ce contexte, le débat politique entre les états-majors des partis, les primaires, la préparation des législatives « dans l’intérêt » du peuple contribuent à l’isolement de la « classe politique »  : les politiques donnent la fâcheuse impression de jouer dans un « bac à sable » et, en période électorale, de « tourner dans un manège espérant arracher le pompon », tandis que ceux qui d’une manière ou d’une autre regardent ailleurs (les abstentionnistes) ou n’aspirent qu’à échapper à un monde délétère, ceux-là attendent la figure nouvelle qui leur fera croire à une sortie du système et les invitera à renverser le « bac à sable ».

Dans ce contexte, il ne s’agit plus de s’interroger sur le fait de savoir si les formes partis et syndicats conviennent à notre époque. Elles conviennent si elles servent cette espérance d’un monde réellement autre. Sinon, elles se disqualifient elles-mêmes, et leur perte d’influence n’est alors pas le simple fait de ceux qui les combattent  ! Mettons-nous au service de l’issue rêvée  : ce n’est ni un Brexit ni une « trumperie » dont nous avons besoin. Mais d’un Europexit  : que l’Europe sorte d’elle-même pour cet autre monde. Sans attendre  : d’ici cinquante ans, avec le réchauffement climatique, les catastrophes naturelles, la fin de la biodiversité, la montée des eaux, les déplacements migratoires, les guerres, la pollution aussi bien du sol, des eaux et de l’air, et l’impuissances des politiques à contrer ceux d’entre eux qui soutiennent le néolibéralisme, devant la chronique d’une mort annoncée, les populations pourraient bien choisir d’autres imposteurs pour d’autres fausses sorties, et peut-être encore pire que Trump.

Les «  hommes  » de la situation

par Thierry Labica, maître de conférences à l’université de Paris-X, département d’études anglophones

Nommer la période. Quel mot juste pour dire de manière plausible la condition du moment  ? Cette difficulté est souvent observée. Peut-être est-ce dû au fait remarquable que, à l’ouest de l’Europe et aux États-Unis, au moins, la transition postindustrielle n’a conduit à rien. Un autre « modèle » soutenable et ses nouveaux emplois  ? Des nouvelles technologies pour une nouvelle économie intelligente, durable  ? « New, new, new, everything is new  ! » aurait déclaré Tony Blair en devenant premier ministre. Bon. Nous sommes au terme d’une transition vers rien. Rien de ce que le « village global », le « nouvel ordre mondial », ou la joyeuse réconciliation planétaire ouverte par la chute du mur, étaient supposés annoncer.

Le néolibéralisme au pouvoir, si jeune et déjà si parfaitement sénile, a atteint sa phase avancée en révélant cet étatisme autoritaire congénital que les Pinochet et les Suharto avaient pourtant si bien auguré (mais c’était loin). Dans son champ de détritus contaminés, les enfants les plus entreprenants sont incités à sortir les couteaux. Rester compétitif, c’est important. Ou alors ils peuvent se jeter du haut d’un immeuble en construction (comme à la fin de A Touch of Sin, de Jia Zhangke) ou s’allonger sur le sol attendre la mort (comme à la fin de Map to The Stars, de Cronenberg). Au cinéma, les enfants connaissent bien la transition vers rien. En Méditerranée aussi.

L’idée même de l’à-venir est momentanément indisponible. Apparaissent alors les hommes de la situation. Ils peuvent laisser parler leur cœur. D’ailleurs, ils aiment les femmes. Enfin, chacun à leur manière. Donald Trump les aime. Le président philippin Rodrigo Duterte aussi. Et les 267 députés polonais (sur 432), qu’il serait injuste d’oublier. À une époque où les femmes (migrantes notamment) font en priorité l’expérience des « nouvelles » formes de prolétarisation, ces débordements d’affection sont très à propos.

Duterte, N. Modi (le premier ministre indien ultradroitier), Netanyahou et son nouveau ministre de la Défense, A. Lieberman (qui proposait de décapiter à la hache les Arabes israéliens déloyaux envers la patrie), les usurpateurs capitalo-évangélistes de Dilma Rousseff, Trump, le pouvoir britannique issu du Brexit, et tant d’autres, sont les figures de la situation. Leur toxicité imprégnera les sols pour un moment. Il faut toutefois reconnaître aux uns et aux autres une part de vérité. Ils sont l’extrême brutalité du capitalisme contemporain et donnent à entendre un peu de ce penchant exterministe qui lui est congénital. Ils ne prétendent pas être consensuels ou sympathiques.

Mais il reste aussi à reconnaître que cette situation dont ils sont la vérité, ils n’en sont, pour la plupart, pas les auteurs. Trump, par exemple, n’a pas déclenché la guerre en Irak et en Afghanistan, organisé la torture à Guantanamo et commandité les transferts secrets  ; n’a pas déclaré que la mort de 500 000 enfants irakiens était le prix à payer pour la liberté en Irak (la démocrate M. Albright a eu cette audace)  ; n’a pas inventé les armes de destruction massive, pas équipé militairement l’Arabie saoudite, pas signé l’Alena. Tandis qu’en Europe les « surpris » de l’élection de Trump ne s’étonnent toujours pas de l’acharnement irrationnel et pervers contre le peuple grec et l’horreur politique qui s’en nourrit.

Après les débris de l’effondrement du bloc soviétique, nous suffoquons maintenant sous le poids mort de la social-démocratie en phase terminale, après trente ans de loyaux services aux forces centrifuges de la guerre, de la finance, et de la distribution vers le haut. Nous en sortirons, mais avec combien de longueurs de retard.

Leur victoire, notre révolution

par Slavoj Zizek, philosophe et psychanalyste.

Slavoj Zizek, philosophe et psychanalyste slovene. Photo Albert Facelly pour l Humanite DimancheC’est l’une des ironies les plus révélatrices de l’élection présidentielle de 2016  : Trump a gagné en nombre de délégués, tandis qu’Hillary a gagné en nombre de voix. En somme, le candidat populiste l’a remporté grâce à un dispositif technique et législatif. Avant l’élection, Trump reprochait lui-même au système de collège électoral d’être non démocratique et demandait que le vainqueur soit élu par une majorité directe de voix. Aussi, pour être conséquent, il devrait se retirer et céder la victoire à Hillary. Mais nous ne devrions pas attendre une cohérence quelconque de l’un et l’autre de ces candidats  : un élément partagé par Clinton et Trump pendant l’élection a été de (presque) tout faire et tout dire pour attirer à eux les différents électorats. Le résultat prévisible fut que la motivation principale pour voter fut fatalement négative  : « Trump/Clinton n’est pas aussi mauvais que l’autre. »

Dans les deux cas, mais particulièrement dans celui de Trump, on aurait tort de présager quelle est sa position réelle (ce n’est pas tant que nous, observateurs, ne la connaissons pas, c’est que Trump lui-même, l’opportuniste ultime, ne la connaît probablement pas). Quant à Hillary, l’énigme est la suivante  : comment les choses ont-elles pu tourner aussi mal alors qu’elle intégrait tout le monde dans son discours arc-en-ciel, de Wall Street jusqu’aux anciens supporters d’Occupy Wall Street, de l’argent de l’Arabie saoudite jusqu’à la communauté ?

Hillary pensait capter l’ensemble de l’électorat, de Wall Street à Occupy Wall Street

La morale de l’histoire est que tout le monde n’est jamais tout le monde, mais l’expression d’une exclusion – la vision d’Hillary excluait la véritable division (celle entre le statu quo et l’alternative de gauche annoncée par Sanders), en la remplaçant par une division trompeuse (entre le statut quo libéral et la menace populiste).

Le titre de l’article de Sarah Churchwell dans The Guardian (« Hillary ne nous a pas trompés, nous l’avons trompée ») devrait être inversé et nous devrions rejeter complètement ce geste qui fait reposer sur nos épaules de simples électeurs le poids de la défaite. Le titre de Jill Abramson (qui officie également au Guardian), sur les résultats, « Hillary Clinton a cru que tout était possible, maintenant sa tragédie est la nôtre », devrait être lui aussi reformulé  : Hillary croyait que « tout était possible » au sens où elle pouvait, pensait-elle, capter l’ensemble de l’électorat, de Wall Street à Occupy Wall Street, et maintenant nous payons le prix non pas d’une tragédie, mais de son opportunisme à courte vue.

Même s’il est incorrect de traiter Trump de fasciste, le phénomène Trump démontre que la thèse de Walter Benjamin, « toute montée du fascisme témoigne d’une révolution manquée », est encore valable, aujourd’hui peut-être plus que jamais. Quand un manifestant, à Portland, a déclaré  : « J’ai un dirigeant que je crains pour la première fois de ma vie », il n’avait pas conscience de ce que nous devrions véritablement craindre  : le consensus libéral dominant qui a donné naissance à Trump et qui panique désormais à sa victoire.

La réaction de gauche à la victoire de Trump devrait dépasser l’indignation morale

Il y a une part de vérité lorsqu’on dit qu’Hillary a perdu à cause du politiquement correct, non pas au sens simpliste où il s’oppose à l’opinion des gens ordinaires, mais dans un sens bien plus précis concernant ce qui est fondamentalement incorrect dans le politiquement correct. Pensons, par exemple, à la régulation du langage et des comportements par ce politiquement correct tant dénoncé par les médias conservateurs.

Le politiquement correct n’est pas véritablement de gauche, c’est la neutralisation des antagonismes sociaux à travers la régulation de notre manière de parler. La réaction de gauche à la victoire de Trump devrait donc dépasser l’indignation morale et l’autosatisfaction, et engager une autocritique profonde  : la victoire de Trump est une chance unique pour le renouveau de la gauche.

Ne jouons-nous pas ici avec le feu  ? Du bon ne peut-il pas sortir du mauvais, comme je le suggère en affirmant que la victoire de Trump peut donner naissance à une gauche plus authentique  ? Devons-nous écarter cette prise de position comme si elle était nihiliste et manipulatrice  ? Ma réponse est que, précisément, du bon peut sortir du mauvais (plus souvent encore, du mauvais peut sortir du bon). L’histoire récente est pleine de ces renversements dialectiques  : les résultats de la révolution culturelle de Mao n’ont-ils pas conduit à une explosion du capitalisme sous les réformes de Deng Xiaoping  ? On nous rétorquera  : même si une nouvelle gauche pouvait surgir d’une victoire de Trump, le prix à payer n’est-il pas trop élevé  ?

Pour une chance incertaine offerte à une nouvelle gauche, nous devrions accepter des régressions immenses dans la lutte écologique, une démolition plus avancée encore de l’État providence, l’émergence d’un racisme décomplexé, la réduction des musulmans et des Mexicains à des êtres humains de seconde classe, etc.

Le système du capitalisme global tout entier est le véritable danger pour notre survie

Ma réponse est que le risque en vaut la peine, parce que 1) nous ne devrions pas perdre nos nerfs trop vite et surestimer le danger, Trump n’étant pas capable de réaliser le scénario obscur présenté par les libéraux paniqués  ; 2) nous ne devrions pas sous-estimer le danger vers lequel le maintien du statu quo actuel nous entraîne (une possible nouvelle guerre mondiale, catastrophes écologiques, etc.).

Avant l’élection présidentielle, Noam Chomsky disait que le Parti républicain est « littéralement un danger sérieux pour la survie humaine » (à cause de son déni du réchauffement climatique et autres menaces écologiques…) et soutenait un vote stratégique pour Clinton malgré ses positions critiques bien connues à son égard.

Bien que je partage cette sombre perspective, elle devrait être élargie au système du capitalisme global tout entier, qui est le véritable danger pour notre survie et, pour cette raison, nous devrions évaluer froidement les manières de mobiliser les gens contre cette menace. Le danger du vote stratégique pour Clinton est qu’il encourage une complaisance  : « Nous avons évité le pire, Clinton admet la réalité de la crise écologique et promeut des mesures pour lutter contre, nous pouvons donc nous reposer… » Un sens plus fort de l’urgence est requis.

Dans un discours à l’université de Los Angeles (Ucla), la veille de l’élection présidentielle, Alain Badiou qualifiait Trump de symptôme du capitalisme global. J’ajouterais que la montée de Trump n’est pas uniquement un symptôme de ce qui est mauvais dans le capitalisme global, c’est surtout le symptôme de ce qui est mauvais dans le projet d’Hillary Clinton. Jacques Lacan a dit qu’une femme est le symptôme d’un homme. Ici, nous avons le contraire  : un homme (Trump) est comme le symptôme d’une femme.

Nous parlons de médecines qui ne guérissent pas de la maladie mais qui traitent seulement les symptômes pour permettre au patient de supporter la maladie (faire baisser la température, réduire la douleur). Critiquer Trump sans critiquer Hillary est un cas exemplaire de traitement de surface. Il n’est pas suffisant de chercher les petites erreurs tactiques de la campagne de Clinton  : l’erreur était plus simple.

La seule façon de se libérer de Trump-le-symptôme est de guérir de Hillary-la-maladie

La seule façon de se libérer de Trump-le-symptôme est de guérir de la Hillary-la-maladie. La panique libérale se trompe d’objet car elle se concentre sur l’« urbi » de Trump, oubliant qu’il fait partie de l’ « orbi » du capitalisme global. Pour le dire autrement, la question est  : comment Trump est-il sorti du ventre du capitalisme heureux (Fukuyama)  ?

Dans les années 1930, Max Horkheimer rétorquait aux critiques libérales contre le fascisme  : ceux qui ne veulent pas parler (de manière critique) du capitalisme devraient se taire au sujet du fascisme. Aujourd’hui, on devrait dire  : ceux qui ne veulent pas parler (de manière critique) du désordre du capitalisme global devraient, pareillement, se taire au sujet de Trump. Je suis tenté ici de paraphraser le mot de Brecht  : « Qu’est-ce que le cambriolage d’une banque, comparé à la création d’une nouvelle banque  ? » Qu’est-ce que la brutalité raciste et sexiste de Trump, comparée à la brutalité et la violence du capitalisme global aujourd’hui  ?

Le renouveau d’une gauche plus authentique est en marche autour de la campagne de Bernie Sanders

Heureusement, le renouveau d’une gauche plus authentique est en marche  : en dépit de toutes les incertitudes autour de la campagne « Notre révolution » de Bernie Sanders, il s’agit à présent du seul mouvement capable d’évoluer vers un large mouvement politique, s’étendant bien au-delà des petites formations sectaires de gauche. Quand les radicaux de gauche mettent en doute la radicalité de Sanders, la réponse devrait être que la situation est vraiment ouverte, les choses ne sont pas encore décidées, nous devons nous engager pour définir ce que la lutte pour « Notre révolution » deviendra.

Tribune traduite par Roberto Valdovinos, doctorant-enseignant à l’université de Columbia, et Nicolas Dutent

Dossiers publiés par l’Humanité après l’élection de Trump en novembre 2016


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message