«  Nations unies, réveillez-vous  !… avant qu’il ne soit trop tard  » Jean Ziegler

lundi 31 octobre 2016.
 

Vice-président du comité consultatif du conseil des droits de l’homme des Nations unies, le sociologue et écrivain suisse dresse un bilan critique de l’ONU, paralysée par un fonctionnement qui fait la part belle aux grandes puissances. Il dénonce la dictature des oligarchies financières et plaide pour l’abolition du droit de veto au Conseil de sécurité dans les conflits qui donnent lieu à des crimes contre l’humanité.

Dans Chemins d’espérance (1), vous dressez un bilan contrasté de l’ONU, soulignant le travail positif de plusieurs agences onusiennes (OMS, Unicef, Programme alimentaire mondial…) et constatant ses échecs majeurs dans le rétablissement de la paix…

Jean Ziegler Dans la lutte contre les épidémies, la faim, les eaux polluées, l’ONU a un bilan positif. Des organismes comme l’Unicef, l’Organisation mondiale de la santé continuent de sauver des millions de vies. Toutefois, l’appréciation est mitigée. Toutes les cinq secondes, un enfant de moins de 10 ans meurt de faim sur une planète débordant de richesses. C’est un assassinat. Près d’un milliard d’êtres humains sont sous-alimentés. Selon la FAO, l’agriculture, dans l’étape actuelle de ses capacités de production, pourrait nourrir sans problème douze milliards d’êtres humains, soit près du double de l’humanité actuelle. L’ONU dénonce ce meurtre de masse, et c’est bien, mais elle rechigne devant les mesures qui permettent de mettre fin au massacre  : par exemple l’interdiction de la spéculation boursière sur les aliments de base, l’interdiction de brûler des centaines de millions de tonnes de maïs et de blé pour produire des agrocarburants, le bannissement du dumping agricole de l’Union européenne sur les marchés africains.

Pourquoi cette retenue  ?

Jean Ziegler Les États nationaux sont surdéterminés par les oligarchies du capital financier globalisé. En 2015, selon la Banque mondiale, les 500 plus grandes sociétés transcontinentales privées, tous secteurs confondus, contrôlaient 52,8 % du produit mondial brut. Ces sociétés transfrontières fonctionnent selon le principe de la maximalisation des profits. Nestlé, le plus grand trust alimentaire du monde, n’a pas pour vocation de combattre la faim, mais d’augmenter les dividendes de ses actionnaires. Nous sommes confrontés à une dictature mondiale du capital financier, dans un univers de violence structurelle. Il faut la briser.

Vice-président du comité consultatif des droits de l’homme, à quelles difficultés vous heurtez-vous  ?

Jean Ziegler Le chapitre VII de la Charte des Nations unies énumère les mesures de contrainte, qui peuvent aller jusqu’à une intervention armée de l’ONU. Or, les droits de l’homme ne figurent pas au chapitre VII, partant de l’idée que ceux-ci ne peuvent être réalisés que par la conviction, la coopération, et jamais ne doivent être imposés par la force. La crédibilité du sujet parlant est donc essentielle. Guantanamo est un lieu de torture, d’arbitraire judiciaire. Quand l’ambassadeur américain condamne la torture au Soudan, il n’est pas crédible puisque son gouvernement pratique ailleurs ce qu’il dénonce ici. Le double langage est le poison des droits de l’homme.

Ban Ki-moon arrive au terme de son mandat. Quel bilan laisse-t-il  ?

Jean Ziegler Désastreux. Ban Ki-Moon est peut-être le pire des secrétaires généraux qu’ont connus les Nations unies. C’est un laquais des Américains. Dans toutes les instances de l’ONU, il n’y a pas un fonctionnaire important qui soit nommé sans que la CIA ne donne son accord. L’ONU est à un carrefour. Ou bien elle parvient à sortir de sa paralysie, se réforme et se donne un secrétaire général digne de ce nom, ou bien les conflits qu’elle ne maîtrise pas vont produire d’autres conflits aux conséquences meurtrières. Les djihadistes, qui sont la production de la guerre syrienne, tuent au Bataclan, tuent à Nice, tuent en Normandie, l’afflux de millions de réfugiés, que l’on doit accepter, posent de nouveaux problèmes qu’il faudrait résoudre dans un esprit de solidarité, mais qu’instrumentalisent des mouvements xénophobes détestables. Auparavant, les conséquences des guerres étaient à la périphérie, avec des conséquences horribles pour les populations africaines et moyen-orientales, mais maintenant les pays dominateurs, comme la France, comme le royaume-Uni ou comme les États-Unis et même la Russie, en sont également affectés.

Les rendez-vous manqués de l’ONU sont malheureusement très nombreux, que ce soit au Rwanda ou à Srebrenica, où, bien que présente sur place, elle n’a pas empêché les massacres. Comment expliquer de tels manquements  ?

Jean Ziegler Prenons le problème à la racine, lors de cette fameuse rencontre entre Churchill et Roosevelt en août 1941 sur le navire de guerre USS Augusta. C’était avant Stalingrad, avant même l’entrée en guerre des États-Unis. Ils ont dit  : nous vaincrons et nous créerons une organisation mondiale fondée sur trois piliers, la sécurité collective, les droits de l’homme et la justice sociale planétaire. La dimension mondiale a été atteinte puisque 193 États sont aujourd’hui membres de l’ONU. L’universalité de l’ONU est assurée. Mais subrepticement une évolution s’est produite que ni Churchill ni Roosevelt n’avaient anticipée  : la lente érosion de la souveraineté des États, qui perdent leurs capacités normatives. Un nouveau pouvoir est apparu, infiniment plus puissant que n’importe quel État au monde, c’est l’oligarchie financière, détentrice du capital financier qui vide de leur substance la souveraineté des États. La seule manière de s’y opposer, c’est la renaissance de l’ONU comme gardienne du bien public universel, de l’intérêt général planétaire. Seule la société civile, les mouvements sociaux peuvent l’obtenir puisque les États sont entraînés dans une spirale de décrépitude. L’utopie d’un monde de paix habite chacun de nous. Il n’y a pas de civilisation sans respect des droits de l’homme, sans sécurité collective et sans justice sociale. Cette utopie, un jour, va s’incarner dans une action collective.

L’ONU n’est-elle pas menacée par le syndrome de la Société des nations (SDN), créée après la Première Guerre mondiale et qui n’a pu empêcher la Seconde  ?

Jean Ziegler Le fantôme de la SDN rôde au siège de l’ONU à New York et au palais des Nations à Genève. Je ne compte plus le nombre de fois où, après une séance le soir, tel ou tel haut fonctionnaire ou ambassadeur me dit  : « Est-ce que nous allons finir comme la SDN  ? » La SDN a implosé au bout de vingt-cinq ans et n’a jamais connu d’universalité, l’Allemagne et la Russie en sont sorties et les États-Unis n’y sont jamais entrés. L’ONU a un peu d’avance. Mais pour l’ONU, c’est minuit moins cinq  ; si elle ne parvient pas à ressurgir, à renaître, à se réformer radicalement, elle finira comme la SDN.

Alors que l’assemblée générale des Nations unies se réunissait à New York, les bombardements redoublaient d’intensité à Alep. Comment réagissez-vous à cette image d’impuissance étalée par une organisation multilatérale dont le premier rôle est la sauvegarde de la paix  ?

Jean Ziegler L’horreur n’a pas de fin. Ces crimes contre l’humanité se déroulent dans une normalité glacée, à cause d’une ONU paralysée. L’ONU a été fondée en 1945 pour assurer la sécurité collective sur cette planète, or c’est l’échec le plus total. L’espérance réside dans une réforme radicale du Conseil de sécurité telle que l’a préconisée l’ancien secrétaire général Kofi Annan en 2006. En Syrie, ce qui paralyse toute intervention de l’ONU (casques bleus, corridors humanitaires, interdiction de survol par les bombardiers…), c’est le veto russe, motivé par des raisons d’État tout à fait égoïstes (la défense d’un régime qui garantit aux Russes l’accès à la Méditerranée, à Tartous et Lattaquié). Comment pourrait-on sortir de cette paralysie  ? En interdisant, par une réforme de la Charte, les veto dans des conflits où des crimes contre l’humanité sont commis par l’une ou par les deux parties. C’est uniquement si cette réforme passe et que le droit de veto des cinq membres permanents est annulé dans ces situations très concrètes que l’ONU pourra agir.

La réforme de l’ONU, que vous appelez de vos vœux, est un serpent de mer. Mais qu’est-ce qui vous dit que l’idée fait son chemin  ?

Jean Ziegler Au Quai d’Orsay on y réfléchit, à Berlin une commission est mise en place. À Bruxelles, une commission de réforme est constituée au niveau de l’UE. La question n’est pas simple. Historiquement, le droit de veto remonte à la rencontre Churchill-Roosevelt de 1941. Roosevelt affirmait que, une fois libéré du fascisme, le monde devait se doter d’une organisation totalement démocratique. La Chine (1,3 milliard d’habitants) et le Vanuatu (254 000 habitants) ont chacun une voix à l’Assemblée générale, qui est l’organe suprême de l’ONU. Roosevelt voulait s’en tenir à ce principe d’égalité. Mais Churchill avait à l’esprit l’histoire récente de l’Allemagne. En mars 1933, Hitler s’était fait voter les pleins pouvoirs par 441 députés au Reichstag contre 94. Pour Churchill, rien ne garantissait qu’une telle folie ne se reproduirait pas, un jour, à l’Assemblée générale des Nations unies. Il fallait donc un frein en cas d’urgence  ; ce fut le droit de veto. Dit positivement  : une décision devient effective si les cinq membres permanents du Conseil sont d’accord. L’origine du droit de veto est donc explicable, mais aujourd’hui cette règle est devenue paralysante. Nous sommes sur la crête. C’est aux progressistes de dire le monde tel qui doit être. Il faut se mobiliser pour que les Nations unies soient réformées radicalement et redeviennent le principal acteur mondial.

Mais la menace par la France d’utiliser le droit de veto n’a-t-elle pas empêché l’ONU d’avaliser la guerre américaine en Irak en 2003  ?

Jean Ziegler En mars 2003, Bush attaque et détruit l’Irak sous un prétexte mensonger. Le vrai but de guerre était de mettre la main sur les champs pétroliers. C’est toute l’ambiguïté de l’impérialisme. La principale puissance impérialiste, les États-Unis, qui sont les principaux contributeurs financiers des Nations unies, les utilisent et, quand l’ONU refuse de servir les visées de l’impérialisme, ils l’ignorent. Mars 2003 marque le début de la descente aux enfers des Nations unies.

Sur un plan strictement militaire, l’ONU aurait-elle les moyens d’agir sur le terrain en Syrie pour faire respecter un plan de retour à la paix  ?

Jean Ziegler Bien sûr. Il y a plus de cent dix mille casques bleus déployés dans le monde. Ils forment la plus forte armée au monde après celle des États-Unis. Techniquement, dans un petit pays comme la Syrie, contrôler les lignes d’armistice, si un armistice est négocié, c’est faisable. Quarante et une cités sont encerclées, où les gens pratiquement meurent de faim  ; ouvrir des corridors humanitaires, c’est réalisable, de même que l’interdiction du survol d’avions militaires sur certaines portions du ciel.

Avec ce titre Chemins d’espérance, vous restez optimiste sur l’avenir de l’ONU…

Jean Ziegler Le réveil va se faire. Quand le plan Kofi Annan a été publié, la France s’est battue furieusement contre une nouvelle attribution des sièges au Conseil de sécurité qui « voyageraient » entre plusieurs pays d’un continent. Le siège permanent et le droit de veto donnent à la France un pouvoir sans commune mesure avec son poids politique et économique réels et lui confère un pouvoir de contrainte sur les pays d’Afrique par exemple. Mais avec ce conflit syrien, on commence à se dire qu’il faut faire quelque chose pour arrêter la guerre avant que celle-ci nous dévore. La situation matérielle change la superstructure idéologique, selon Karl Marx, qui a écrit également  : « Le révolutionnaire doit être capable d’entendre pousser l’herbe. »

Entretien réalisé par Jean-Paul Piérot, L’Humanité

(1) Chemins d’espérance. Ces combats gagnés, parfois perdus mais que nous remporterons ensemble, de Jean Ziegler. éditions du Seuil, 261 pages, 20 euros.

«  Optimiste par la volonté  » On pense à cette citation de Gramsci en refermant le dernier livre de Jean Ziegler, Chemins d’espérance (éditions du Seuil, 20 euros), qui paraît cette semaine. Depuis une quinzaine d’années, Jean Ziegler combat « l’ordre cannibale du monde » au sein de l’ONU, comme rapporteur spécial pour le droit à l’alimentation puis au conseil consultatif des droits de l’homme. L’impuissance de l’ONU apparaît sans remède. Et pourtant, cette organisation est la seule enceinte multilatérale des États du monde. Faute d’une réforme qui la replacera au centre du jeu, l’ordre impérial et la dictature de l’oligarchie financière gagneront la partie. Mais, pour Jean Ziegler, la société civile mondiale pèsera du bon côté.


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