Les rapports entre les hommes et les animaux devront changer (Jacques Derrida)

samedi 8 octobre 2016.
 

La « question-de-l’animalité » n’est pas une question parmi d’autres, bien entendu. Si je la tiens pour décisive, comme on dit, depuis si longtemps, en elle-même et pour sa valeur stratégique, c’est que, difficile et énigmatique en elle-même, elle représente aussi la limite sur laquelle s’enlèvent et se déterminent toutes les autres grandes questions, et tous les concepts destinés à cerner le « propre de l’homme », l’essence et l’avenir de l’humanité, l’éthique, la politique, le droit, les « droits de l’homme », le « crime contre l’humanité », le « génocide », etc.

Partout où quelque chose comme « l’animal » est nommé, les présuppositions les plus graves, les plus résistantes, les plus naïves aussi, les plus intéressées dominent ce qu’on appelle la culture humaine (et non seulement occidentale), et en tout cas le discours philosophique prévalent depuis des siècles. De l’active conviction qui a toujours été la mienne, à cet égard, on trouve en effet des marques explicites dans tous mes textes. Dès De la grammatologie, l’élaboration d’un nouveau concept de la trace devait s’étendre à tout le champ du vivant, ou plutôt du rapport vie/mort, au-delà des limites anthropologiques du langage « parlé » (ou « écrit » au sens courant), au-delà du phonocentrisme ou du logocentrisme qui se fient toujours à une limite simple et oppositionnelle entre l’Homme et l’Animal. Je soulignais alors que les « concepts d’écriture, de trace, de gramme ou de graphème » excédaient l’opposition « humain/non humain ». Tous les gestes déconstructeurs que j’ai tentés à l’endroit des textes philosophiques, ceux de Heidegger en particulier, consistent à mettre en cause la méconnaissance intéressée de ce qu’on appelle l’Animal en général, et la façon dont ces textes interprètent la frontière entre l’Homme et l’Animal. Dans les derniers textes que j’ai publiés à ce sujet je suspecte l’appellation « Animal » au singulier, comme s’il y avait l’Homme et l’Animal, simplement, comme si le concept homogène de L’Animal pouvait s’étendre, de façon universelle, à toutes les formes du vivant non humain.

Sans pouvoir m’y engager ici de façon très aiguë, il me semble que la manière dont la philosophie, dans son ensemble, et en particulier depuis Descartes, a traité la question dite de « L’animal », est un signe majeur du logocentrisme et d’une limitation déconstructible de la philosophie. Il s’agit là d’une tradition qui ne fut pas homogène, certes, mais hégémonique, et a tenu d’ailleurs le discours de l’hégémonie, de la maîtrise même. Or ce qui résiste à cette tradition prévalente, c’est tout simplement qu’il y a des vivants, des animaux, et dont certains ne relèvent pas de ce que ce grand discours sur l’Animal prétend leur prêter ou leur reconnaître. L’homme en est un, et irréductiblement singulier, certes, on le sait, mais il n’y a pas L’Homme versus L’Animal.

D’autre part, même si depuis toujours une grande violence s’est exercée contre les animaux — on en trouve déjà la trace dans des textes bibliques que j’ai étudiés ailleurs de ce point de vue —, j’essaie de montrer la spécificité moderne de cette violence, et l’axiome — ou le symptôme — « philosophique » du discours qui la soutient et tente de la légitimer. Cette violence industrielle, scientifique, technique ne saurait être encore trop longtemps supportée, en fait ou en droit. Elle se trouvera de plus en plus discréditée. Les rapports entre les hommes et les animaux devront changer. Ils le devront, au double sens de ce terme, au sens de la nécessité « ontologique » et du devoir « éthique ». Je tiens ces mots entre guillemets car ce changement devra affecter le sens et la valeur mêmes de ces concepts (l’ontologique et l’éthique). Aussi, même si leur discours me paraît souvent mal articulé ou philosophiquement inconséquent, j’ai une sympathie de principe pour ceux qui ont, me semble-t-il, raison, et de bonnes raisons, de s’élever contre la façon dont les animaux sont traités : dans l’élevage industriel, dans l’abattage, dans la consommation, dans l’expérimentation.

Pour qualifier ce traitement, je n’utiliserais pas, malgré la tentation, le terme de « cruauté ». C’est un mot confus, obscur, surdéterminé. Au fond, qu’il s’agisse du sang (cruor) ou non (Grausamkeit), la cruauté, le « faire souffrir » ou le « laisser souffrir » pour le plaisir, voilà encore ce qui serait, comme rapport à la loi, le propre de l’homme. (À propos du droit de punir ou de la peine de mort, on se sert de ce mot d’une façon extrêmement confuse. J’étudie ailleurs l’histoire « logique » du lexique de la « cruauté ». Une lecture et la psychanalytique de la chose serait utile, et une lecture de l’usage psychanalytique du même mot, en particulier chez Freud.) De quelque façon qu’on la qualifie, la violence infligée aux animaux ne manquera pas d’avoir des retentissements profonds (conscients et inconscients) sur l’image que se font les hommes d’eux-mêmes. Cette violence, je le crois, sera de moins en moins supportable. Je n’utiliserai pas non plus le mot de droit, mais c’est là que la question devient compliquée. Il y a eu, avant les thèses que vous évoquez, de nombreuses déclarations sur les droits des animaux.

Or, en ce qui concerne le rapport à « l’Animal », cet héritage cartésien détermine toute la modernité. La théorie cartésienne suppose, pour le langage animal, un système de signes sans réponse : des réactions mais pas de réponse. Kant, Lévinas, Lacan, Heidegger (tout comme les cognitivistes) ont à cet égard une position à peu près identique à celle de Descartes. Ils distinguent la réaction et la réponse. Avec tout ce qui dépend de cette distinction, et c’est presque sans limite. Cet héritage, quelles que soient les différences, commande pour l’essentiel, pour ce qui compte pratiquement, la pensée moderne du rapport des hommes aux animaux. Le concept moderne du droit dépend massivement de ce moment cartésien du cogito, de la subjectivité, de la liberté, de la souveraineté, etc. Le « texte » cartésien n’est pas la cause bien sûr, de cette grande structure, mais il la « représente » dans une puissante systématicité du symptôme. Dès lors conférer ou reconnaître aux « animaux » des droits, c’est une manière subreptice ou implicite de confirmer une certaine interprétation du sujet humain, qui aura été le levier même de la pire violence à l’égard des vivants non humains.

L’axiome du geste répressif à l’égard des animaux reste, dans sa figure philosophique, de type cartésien, de Kant à Heidegger, Lévinas ou Lacan, quelles que soient les différences entre ces discours. De cet axiome dépend une certaine philosophie du droit et des droits de l’homme. Par conséquent, vouloir absolument accorder, non pas aux animaux mais à telle catégorie d’animaux, des droits équivalents aux droits de l’homme, ce serait une contradiction ruineuse. Elle reproduirait la machine philosophique et juridique grâce à laquelle s’est exercée (tyranniquement, c’est-à-dire par abus de pouvoir) l’exploitation du matériau animal pour la nourriture, pour le travail, pour l’expérimentation, etc.

Une transformation est donc nécessaire et inévitable, pour des raisons conscientes ou inconscientes. Lente, laborieuse, là graduelle, ici accélérée, la mutation des rapports entre les hommes et les animaux ne prendra pas nécessairement ou seulement la forme d’une charte, d’une déclaration des droits ou d’un tribunal aux ordres d’un législateur. Je ne crois pas dans le miracle d’une législation. Il y en a déjà une, d’ailleurs, plus ou moins empirique, et c’est mieux que rien. Mais elle n’empêche pas les abattages ou les pathologies « techno-scientifiques » du marché ou de l’élevage industriel.

Bien sûr il y a des différences irréductibles, des frontières infranchissables entre tant d’espèces de vivants. Qui peut le nier sans pousser l’aveuglement jusqu’à la bêtise ? Mais il n’y a pas une seule frontière, une et indivisible, entre l’Homme et l’Animal.

Il existe dans le monde animal un grand nombre de structures différentes. Entre le protozoaire, la mouche, l’abeille, le chien, le cheval, les limites se multiplient, notamment dans l’organisation « symbolique », dans le chiffrage ou la pratique des signes. Si je m’inquiète d’une frontière entre deux espaces homogènes, d’un côté l’homme et de l’autre l’animal, ce n’est pas pour prétendre, bêtement, qu’il n’y a pas de limite entre les « animaux » et l’« homme », c’est parce que je soutiens qu’il y a plus d’une limite : beaucoup de limites. Il n’y a pas une opposition entre l’homme et le non-homme, il y a entre les différentes structures d’organisation du vivant beaucoup de fractures, d’hétérogénéités, de structures différentielles.

Entre les « singes supérieurs » et l’homme, l’écart reste sans doute abyssal, mais aussi entre les « singes supérieurs » et les autres animaux. C’est une évidence indéniable du sens commun, mais la primatologie fait d’immenses progrès dont on ne parle pas assez. Elle décrit, de façon positive et parfois bouleversante, des formes extrêmement raffinées d’organisation symbolique : travail du deuil et de la sépulture, structures familiales, évitement, sinon prohibition de l’inceste, etc. (Mais la « prohibition » elle-même, chez l’homme, interdit sans toujours empêcher, si bien que l’opposition entre évitement et interdit reste encore problématique.)

Tout cela est compliqué, c’est la co-implication même. Je ne dis pas qu’il faille renoncer à identifier un « propre de l’homme », mais on pourrait démontrer, je m’y emploie ailleurs, notamment dans l’enseignement, qu’aucun des traits par lesquels la philosophie ou la culture les plus autorisées ont cru reconnaître ce « propre de l’homme » n’est rigoureusement réservé à ce que nous, les hommes, appelons l’homme. Soit parce que des animaux en disposent aussi, soit parce que l’homme n’en dispose pas aussi sûrement qu’on le prétend (argument que j’ai déployé, notamment dans Apories[4], contre Heidegger, au sujet de l’expérience de la mort, du langage et du rapport à l’être comme tel). Cela dit, une fois encore, j’ai de la sympathie (et je tiens à ce mot) pour ceux qui se révoltent : contre la guerre déclarée à tant d’animaux, contre la torture génocidaire qu’on leur inflige souvent de façon au fond perverse, c’est-à-dire en élevant en masse, de façon hyper-industrialisée, les troupeaux à exterminer ainsi pour les supposés besoins des hommes ; sans parler des centaines d’espèces qui disparaissent chaque année à la surface de la terre par la faute des hommes qui, quand ils ne tuent pas assez, laissent mourir — à supposer que le droit puisse jamais s’assurer d’une différence fiable entre faire et laisser mourir !

Ma sympathie va donc, certes, à ceux qui ressentent eux-mêmes une sympathie, qui se sentent en sympathie compatissante et vivante avec ces êtres vivants. Mais je ne renoncerai jamais et je ne crois pas qu’il faille renoncer à analyser (je l’entends en tous les sens, au sens de la psychanalyse aussi) les deux attitudes fondamentales. Je ne peux pas le faire ici en improvisant brièvement. Je ne crois pas davantage au « végétarianisme » absolu, ni à la pureté éthique de ses intentions – ni même qu’il soit tenable en toute rigueur, sans compromis et sans substitution symbolique. J’irais jusqu’à soutenir que, plus ou moins raffiné, subtil, sublime, un certain cannibalisme reste indépassable. Et bien sûr, pour répondre à votre allusion, je juge aussi ridicule que détestable la nouvelle hiérarchie qui placerait tels ou tels animaux au-dessus des handicapés humains. [Qu’un certain cannibalisme symbolique soit indépassable, cela pourrait l’être d’autant plus que, d’un point de vue psychanalytique, la terreur de l’ingestion de l’animalité peut être le symptôme d’une haine du vivant poussée jusqu’au meurtre. Hitler était végétarien.]

Certains ont osé tirer argument de ce végétérianisme de Hitler. Contre les végétariens et les amis des animaux. Luc Ferry, par exemple. Ce réquisitoire caricatural procède à peu près ainsi : « Ah, vous oubliez que les nazis, et Hitler en particulier, furent des sortes de zoophiles ! Donc aimer les animaux, c’est haïr ou humilier l’homme ! La compassion pour les animaux n’exclut pas la cruauté nazie, elle en est même le premier symptôme ! » L’argument me paraît grossièrement fallacieux. Qui peut accréditer une seconde cette parodie de syllogisme ? Et où nous conduirait-il ? À redoubler de cruauté envers les animaux pour faire la preuve d’un humanisme irréprochable ? Élisabeth de Fontenay a rappelé que parmi les philosophes de ce temps qui appelaient à reconsidérer notre traitement de la « question animale », il y avait de nombreux Juifs. Dans sa belle et riche préface aux Trois traités pour les animaux de Plutarque (dans la traduction d’Amyot), elle ne se contente pas de rappeler, après Hannah Arendt, que Kant était « l’auteur favori de Eichmann ». Elle répond à ceux qui dénoncent, dans la remise en cause de l’axiomatique humaniste au sujet de l’animal, une « dérive déconstructionniste irresponsable. »

Pour ma part, dans la partie encore inédite de ma conférence de Cerisy (« L’animal que je suis »), j’analyse de près (sans forcément y souscrire de bout en bout) un texte d’Adorno[7] qui prétend déchiffrer dans les notions kantiennes d’autonomie, de dignité (Würde) de l’homme, d’auto-destination ou d’auto-détermination morale (Selbstbestimmung), non seulement un projet de maîtrise et de souveraineté (Herrschaft) sur la nature, mais une véritable hostilité, une haine cruelle « dirigée contre les animaux » (Sie richtet sich gegen die Tiere). L’« insulte » (schimpfen) contre les animaux (« animal ! »), ou contre l’homme en tant qu’animal, ce serait un trait distinctif de l’« idéalisme authentique ».

Adorno va très loin dans cette direction. Il ose comparer le rôle que les animaux jouent virtuellement dans un système idéaliste au rôle que les Juifs jouent pour un système fasciste. Selon cette logique, maintenant bien connue, et qui d’ailleurs s’impose souvent de façon convaincante, on associerait à la figure de l’animal et du Juif celles de la femme et de l’enfant, voire du handicapé en général...

(...) Il y a (...) un mot de Jeremy Bentham que j’aime souvent citer, et qui dit à peu près ceci : « La question n’est pas : peuvent-ils parler ? mais peuvent-ils souffrir ? » (The question is not : can they speak ? but can they suffer ?). Car, oui, nous le savons et personne ne peut oser en douter. L’animal souffre, il manifeste sa souffrance. Nous ne pouvons pas imaginer qu’un animal ne souffre pas quand on le soumet à une expérimentation de laboratoire, voire à un dressage de cirque. Quand on voit passer un nombre incalculable de veaux élevés aux hormones, entassés dans un camion et envoyés directement de l’étable à l’abattoir, comment imaginer qu’ils ne souffrent pas ? Nous savons ce qu’est la souffrance animale, nous la ressentons. En outre, avec l’abattage industriel, les animaux souffrent en beaucoup plus grand nombre qu’autrefois. ...

Sans faire l’éloge d’un végétarianisme primaire, on peut rappeler que la consommation de la viande n’a jamais été une nécessité biologique. On ne mange pas de la viande simplement parce qu’on a besoin de protéines — et les protéines peuvent être trouvées ailleurs. Il y a dans la consommation de l’animal, comme dans la peine de mort d’ailleurs, une structure sacrificielle, et donc un phénomène « culturel » lié à des structures archaïques qui persistent et qu’il faut analyser. Sans doute ne cessera-t-on jamais de manger de la viande — ou, comme je le suggérais tout à l’heure, quelque substitut équivalent de chose carnée. Mais peut-être changera-t-on les conditions qualitatives, la quantité, l’évaluation de la quantité, ainsi que l’organisation générale du champ de l’alimentation. À l’échelle des siècles à venir, je crois à de véritables mutations dans notre expérience de l’animalité et dans notre lien social avec d’autres animaux.

Je crois que le spectacle que l’homme se donne à lui-même dans le traitement des animaux lui deviendra insupportable. Tous ces débats dont nous parlons en sont le signe annonciateur. Ce n’est plus supportable. Si vraiment on vous mettait tous les jours devant les yeux le spectacle de cet abattage industriel, que feriez-vous ? (...) Si tous les jours passait sous vos yeux, lentement, sans vous laisser le temps de la distraction, un camion rempli de veaux sortant de l’étable pour aller à l’abattage, pourriez-vous encore, pendant longtemps, manger du veau ?...

Dans la transformation du droit actuel, et tout en conservant l’axiomatique générale du droit humain, des progrès peuvent être faits pour l’aménagement des relations entre les hommes et les animaux dans le sens du respect maximal. À cet égard, l’évaluation ne peut être qu’économique (stratégie, dosage, mesure, le meilleur compromis). Je ne dis pas qu’il ne faut pas toucher à la vie animale, je dis qu’il ne faut pas, en alléguant la violence entre les animaux, dans la jungle un ailleurs, se livrer aux pires violences, c’est-à-dire au traitement purement instrumental, industriel, chimico-génétique des vivants. Que ce traitement soit fait pour l’alimentation ou dans le cadre d’une expérimentation, il faut aménager des règles afin que l’on ne puisse pas faire n’importe quoi avec les vivants non humains.Il faudra donc, peu à peu, réduire les conditions de la violence et de la cruauté envers les animaux, et, pour cela, sur une longue échelle historique, aménager les conditions de l’élevage, de l’abattage, du traitement massif, et de ce que j’hésite (seulement pour ne pas abuser d’associations inévitables) à appeler un génocide, là où pourtant le mot ne serait pas si inapproprié.Quand j’ai abordé cette question aux États-Unis, à la Faculté de droit d’une université juive, j’ai utilisé ce mot de génocide pour désigner l’opération qui consiste, dans certains cas, à rassembler des centaines de milliers de bêtes chaque jour, pour les envoyer à l’abattoir et les tuer en masse après les avoir engraissées aux hormones. Cela m’a valu une réplique indignée. Quelqu’un a dit qu’il n’acceptait pas que je parle de génocide : « Nous savons ce qu’est le génocide. » Donc, retirons le mot. Mais vous voyez bien de quoi je veux parler.À plus ou moins longue échéance, il faudrait limiter cette violence autant que possible, ne serait-ce qu’à cause de l’image qu’elle renvoie à l’homme de lui-même. Ce n’est pas la seule ni la meilleure raison, mais elle devra compter. Cette transformation prendra sans doute des siècles, mais, je le répète, je ne crois pas que l’on puisse continuer à traiter les animaux comme nous le faisons aujourd’hui. Tous les débats actuels signalent une inquiétude grandissante à ce sujet dans la société européenne industrielle.Pour le moment, nous devons nous contenter d’aménager les règles du droit telles qu’elles existent. Mais il faudra un jour reconsidérer l’histoire de ce droit et comprendre que si les animaux ne peuvent pas relever de concepts comme ceux de citoyen, de conscience liée à la parole, de sujet, etc., ils ne sont pas pour autant sans « droit ». C’est le concept même du droit qui devra être « re-pensé ». En général, dans la tradition philosophique européenne dont nous parlons, on ne conçoit pas un sujet (fini) de droit qui ne soit pas un sujet de devoir (Kant ne voit que deux exceptions à cette loi : Dieu dont les droits sont sans devoir, et les esclaves, qui n’ont que des devoirs et non des droits). Il y va donc, encore une fois, des concepts hérités de sujet, de sujet politique, de citoyen, d’autodétermination souveraine et de sujet de droit...

Et de responsabilité, de parole et de liberté. Tous ces concepts (qui définissent traditionnellement le « propre de l’homme ») sont constitutifs du discours juridique.

On ne peut pas attendre des « animaux » qu’ils entrent dans un contrat expressément juridique où ils auraient, en échange de droits reconnus, des devoirs. C’est à l’intérieur de cet espace philosophico-juridique que s’exerce la violence moderne à l’égard des animaux, une violence à la fois contemporaine et indissociable du discours des droits de l’homme. Ce discours, je le respecte jusqu’à un certain point, mais je veux garder le droit, justement, d’interroger son histoire, ses présupposés, son évolution, sa perfectibilité. Aussi est-il préférable de ne pas faire entrer cette problématique des rapports entre les hommes et les animaux dans le cadre juridique existant.

C’est pourquoi, quelle que soit ma sympathie pour telle ou telle déclaration des droits des animaux tendant à les protéger contre la violence humaine, je ne pense pas que ce soit la bonne solution. Je crois plutôt à une approche progressive et lente. Il faut faire ce qu’on peut, aujourd’hui, pour limiter cette violence, et c’est en ce sens que la déconstruction s’engage : non pas pour détruire l’axiomatique de cette solution (juridique formelle), ou pour la discréditer, mais pour reconsidérer l’histoire du droit, du concept de droit.

Jacques Derrida, E. Roudinesco, De quoi demain...

Champs Flammarion, 2001, p.105-127.

Première mise en ligne le 10 avril 2012 © Laurent Margantin _ 10 juillet 2016


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