Un paradoxe : l’antiracisme contre le vivre ensemble ? – Un enjeu stratégique (Samy Johsua)

vendredi 23 septembre 2016.
 

« Nous devons apprendre à vivre ensemble, comme des frères, sinon nous allons mourir tous ensemble, comme des idiots »

Voici deux citations qui sonnent clair contre « le vivre ensemble ». « Le « vivre ensemble » est un mot de passe dont le rabâchage n’a d’égal que son inconséquence, un de ces mots creux qui tournent en boucle pour mieux faire oublier son hypocrite inconsistance ». Et : « « Vous avez l’obsession du vivre ensemble, une idéologie quasi religieuse… Ras le bol de vos leçons de morale… ». Question : laquelle est de Ludivine Bantigny [1] ? La première. L’autre est de Stéphane Ravier, Maire FN des arrondissements 13/14 de Marseille [2]. Loin de moi l’idée convenue de tous les réactionnaires patentés que « les extrêmes se rejoignent ». Le billet de Ludivine Bantigny s’attachait excellemment à tirer au canon contre l’hypocrisie de François Hollande dont toute la politique détruit justement pas à pas les possibilités de vivre ensemble. Mais au passage elle emporte l’objectif lui-même, en écrivant « Et voilà qu’il resurgit, ce fameux, sirupeux, doucereux « vivre ensemble ». Quand les formules sont si proches de ce que j’entends à chaque Conseil d’arrondissements de la part du Maire FN, (« Je t’en foutrais du vivre ensemble »), ça appelle à coup sûr une réflexion plus approfondie. Au plan stratégique comme au plan pratique. L’objectif du nouvel antiracisme est-il vraiment de vivre séparément ?

Pour lui, foin du racisme banal, celui de tous les jours. Il faut aller au cœur, là où tout se forge et se concocte, au « racisme d’Etat ». Et effectivement on trouve ce racisme et ses processus de racialisation à tous les étages de cet Etat. Par exemple avec l’impunité policière dans ses dérapages racistes meurtriers et la quotidienneté des contrôles au faciès, comme dans le refus d’imposer les récépissés pourtant dûment promis. Partout et tout le temps. Mais que le racisme institutionnel soit établi ne conduit pas à aller trop vite. Comme le dit Abdellali Hajjat : « … la notion de racisme d’État n’est pas la plus appropriée pour penser la situation actuelle. Forgé pour qualifier des États tels que celui du régime de Vichy, d’Afrique du Sud de l’apartheid, les États-Unis de la ségrégation, les États coloniaux ou l’Allemagne hitlérienne, le racisme d’État renvoie à une ségrégation légale fondée un critère racial permanent, hérité et collectif (judéité, islamité, noireté, etc.). Si on admet cette définition, l’État français n’est pas (encore ?) raciste puisque la volonté de ségrégation légale ne vise pas (encore ?) les présumés musulmans dans leur totalité (surtout les femmes), … et est (parfois) contrecarrée par d’autres composantes de l’État …. Il s’agit plutôt d’une discrimination légale par capillarité, tendant vers un État ségrégationniste. » [3].

On peut par ailleurs aisément convenir qu’il n’y a pas trace de nos jours (heureusement) d’un antisémitisme d’Etat, et pas plus d’un « anti-asiatisme ». Cela signifie t-il que tout combat antiraciste global deviendrait de ce fait impossible, car détournant du seul combat contre l’Etat ? Il n’y aurait pas manière plus claire d’inscrire la concurrence des antiracismes comme drapeau revendiqué.

Mais il ne s’agit pas seulement de bien caractériser l’état présent des choses. La question ici est cette fascination nouvelle pour l’Etat de toute une part de l’antiracisme. Que ce soit une fascination inversée par rapport aux adorateurs de l’Etat est certain. Mais le mouvement émancipateur a mis des décennies à se débarrasser (en théorie) de cette double fascination pour en venir à se persuader que Gramsci avait raison. La nocivité de cet Etat (absolument réelle) n’est pas pensable indépendamment de l’hégémonie conquise au plan des idées et des comportements sur les masses populaires. L’une ne va pas sans l’autre, et penser qu’on puisse combattre l’Etat alors que l’hégémonie culturelle qu’il bâtit (et qui le soutient en retour) serait laissée telle quelle, c’est une impasse. Si « le bon sens » populaire dont parle Gramsci est laissé au racisme [4], quelle chance reste t-il de gagner la bataille contre le « racisme d’Etat » ?

Deuxième question stratégique, que faire des valeurs universalistes ? Quand elles sont démenties chaque jour un peu plus par les politiques concrètes ? La Déclaration Universelle des Nations Unies nous dit « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits ». Et c’est triplement faux : ni pleinement libres, ni de dignité respectée, et encore moins égaux en droits. Mais justement. La formule donne un cadre de référence, « de bon sens » et donc la nécessité comme la possibilité de mesurer en permanence la distance avec les réalités. Du fait que les humains ne naissent pas vraiment égaux et libres s’en déduit-il que l’égalité et la liberté deviennent des idoles à détruire ? Ou demeurent-elles au contraire un horizon émancipateur ? Que les chemins soient complexes, et, exigent par exemple que la parole, les actes, les mobilisations des premier-e-s concerné-e-s, y compris de manière indépendante, ne soient pas noyés sous l’avalanche de grands principes, évidemment. En particulier un possible « vivre ensemble » ne signifie pas vivre de la même manière, autrement dit assimilés aux groupes dominants. Mais il serait paradoxal de mettre en évidence les éléments de séparation inégalitaires bien réels si c’est pour les renforcer en définitive sur le principe visé.

Supposons pourtant que tel soit le choix. Refuser de se préoccuper de la conquête de l’hégémonie sur la question du racisme en général, se concentrer sur les seules pratiques d’Etat, et ceci en vue de lutter contre le vivre ensemble par la séparation. Existe-t-il une chance quelconque de succès pratique d’une telle option en France de nos jours ? N’est-il pas évident au contraire que si les choses sont engagées ainsi, alors que les forces qui choisiraient cette option sont si minoritaires, la guerre ainsi confirmée ne pourrait être gagnée que par Le Pen et les siens, ou, au moins, par l’Etat autoritaire/raciste que l’on veut combattre ? Marx en son temps mettait en garde le prolétariat (si minoritaire à cette époque) en lui présentant le choix entre un chœur victorieux et un solo funèbre. Et serait consciemment choisi le solo funèbre ? Ou préférera t-on plutôt ce que disait Martin Luther King juste avant d’être assassiné, « Nous devons apprendre à vivre ensemble, comme des frères, sinon nous allons mourir tous ensemble, comme des idiots » ? On n’y est toujours pas ? Certes. Mais quelle autre possibilité ?

Samy Johsua

* MEDIAPART. LE BLOG DE SAMY JOHSUA. 20 SEPT. 2016 :

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Footnotes

[1] « Non François Hollande : ne vous en déplaise, nous ne « vivons » pas « ensemble », Mediapart, 9 septembre 2016.

[2] Conseil d’arrondissements du 21 juin 2016. Je suis élu dans cette Mairie, et Ravier me répond ainsi à cette occasion.

[3] http://quartiersxxi.org/la-volonte-...

[4] Stéphane Ravier a déclaré que de tout temps l’idée de « forcer » des populations différentes à vivre ensemble ne menait qu’à la guerre. C’est « le bon sens » même ajoute t-il.


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