Jeunes aux Tarterêts : "enfermés" dans la cité, surveillés par les CRS, adhérent à PRS...

samedi 3 mars 2018.
 

Ils sont quinze plantés sous les arbres, à l’angle de l’avenue Léon-Blum et de la rue Paul-Gauguin, face aux tours, face à leurs habitants surtout. Casqués, visière abaissée, la matraque à la main, le bouclier contre la poitrine, sur le qui-vive. Des CRS déployés comme par temps d’émeute. Devant eux, la vie s’écoule tranquillement à la cité dite « sensible » des Tarterêts, à Corbeil-Essonnes. Des enfants qui reviennent du centre aéré, d’autres qui tapent la balle sur le terrain de foot situé un peu plus haut. Une mère maugrée en montant dans sa voiture : « Je ne sais pas ce qu’ils cherchent. Ils sont là pour provoquer. Il ne se passe rien. » « Depuis qu’il fait beau, ils sont là tous les jours », affirme un jeune passant.

Contrôles. Arc-bouté sur la grille, de l’autre côté du trottoir, Ousman goûte le soleil en apostrophant ses copains d’un « je travaille, moi ! ». Agé de 22 ans, il livre de l’électroménager dans les quartiers où les distributeurs comme Darty n’osent plus aller. « Les jeunes veulent s’en sortir, mais faut leur donner une chance. C’est quoi ce pays où on doit envoyer des CV anonymes pour décrocher un entretien ? » Il dit n’être pas prêt « aux mêmes sacrifices » que son père venu du Sénégal, éboueur de la ville de Paris en retraite. « Parce que moi, je suis français ! » Un citoyen qui en a marre d’être « contrôlé dix fois par jour », bien décidé à voter « car c’est la seule façon de faire bouger les choses », et qui aime bien Diam’s. « Ma France à moi ? C’est ça ! » lance-t-il en désignant le peloton en armures.

En ce mercredi après-midi, cinq jeunes tuent le temps en jouant au billard, à la maison de quartier. « Sinon, on est devant notre bloc et on parle. » Le soir, ils iront voir le match Chelsea-Valence dans le petit local de l’AJT (prononcez « agités »), l’Association des jeunes des Tarterêts. Ils charrient l’animateur qui fait une brève apparition d’un « Malik, heureusement qu’il est là pour nous intégrer ». Ils ont entre 15 et 20 ans, vont au collège ou au lycée, portent la tenue réglementaire baskets-jean-capuche, rêvent de « chantiers jeunes » pour gagner quelques sous. « A la mairie, on nous dit qu’il n’y en a plus », indique l’un. « Je ne sais pas s’ils nous les refusent parce qu’on habite les Tarterêts » , interroge un autre.

Comme Mélanie Georgiades, ils ont grandi dans l’Essonne. Comme cette Chypriote de naissance, ce sont des « fils d’immigrés », originaires d’Afrique subsaharienne, qui se sentent traités comme des « délinquants », des banlieusards qui ne se reconnaissent pas dans l’image que leur renvoient les médias et préfèrent rester anonymes. « Y a deux personnes qui se battent, ils vont dire deux cents », déclare B., 15 ans. Comme elle, ce sont des « Français dans la tête » qui ne comprennent pas le débat sur l’identité nationale. « J’ai eu ça [comme sujet] à un contrôle, j’ai rien mis », raconte un élève en première STG (sciences et technologies de gestion). Et même si, pour la plupart, ils n’ont pas la majorité, ils appellent à voter, « comme dit Diam’s », précise l’un d’eux. Car « les émeutes, ça sert à rien ».

Leur France à eux ? Ils la voudraient « moins raciste, plus tolérante, plus juste », conforme aux principes qu’elle affiche. « Parce que, sur le papier, elle paraît straight. » Une France égalitaire qui ne remarquerait pas l’arrivée d’un présentateur noir au journal télévisé. « Roselmack, c’était comme si on avait gagné la Coupe du monde. C’était pas la peine de le préciser », s’écrie B. « Le Parisien a titré "Un black à la TV". Ça m’a choqué ! » ajoute son voisin.

Ils se disent « enfermés » dans ce quartier quadrillé par la BAC (brigade anticriminalité) et les CRS. Ils ne supportent plus ces policiers « qui ont oublié la politesse », « qui font comme si on avait tué quelqu’un ». Ils ont l’impression d’être rejetés par une école synonyme le plus souvent de chômage à l’arrivée. « Certains profs ne nous respectent pas », déclare un élève en seconde BEP. « Dès qu’ils voient nos têtes, ils ont des préjugés. On le sent aux regards, à la façon dont ils nous parlent. Ils n’essayent pas de nous aider », ajoute B.

Graffitis monothématiques. Pour eux, la France se réduit à la cité, à ses bandes ­ « mais on n’est quand même pas en Amérique » ­, à son collège rebaptisé Leopold-Sédar-Senghor « parce que, quand tu disais que tu sortais des Tarterêts, personne te prenait », à ses tours de dix à quinze étages où « les ascenseurs se bloquent tous les jours », à ses murs couverts de graffitis monothématiques ­ « nicklamereokeuf », « fuck la BAC » ­, à de vastes chantiers labourés par les bulldozers... Des rénovations qu’ils ressentent comme des évictions. « Ils détruisent des blocs pour nous disperser et mettre des gens comme Sarkozy dans des trucs de cinq étages qu’il faut acheter », raconte l’un d’eux qui a déjà dû déménager deux fois.

Aucun candidat à la présidentielle ne trouve gré à leurs yeux. Sarkozy « parle méchamment », « comme Le Pen ». Ils se souviennent quand il a débarqué aux Tarterêts à l’automne « avec ses snipers prêts à tirer ». Deux CRS venaient d’être agressés par un groupe de jeunes. « Ils ont dit qu’ils étaient tombés dans un guet-apens, que les gens les attendaient en mangeant des pizzas, ils se sont fait une série. » Ségolène Royal ? « Elle a un bon programme », hasarde le plus jeune. « C’est le même que Sarkozy », rétorque un autre.

De l’autre côté de l’autoroute A6, Clémence, 18 ans, et Mohamed, bientôt 19 ans, sont entrés en politique via la lutte anti-CPE.

Ils manifestaient au son de Dans ma bulle. « Dans le camion, on mettait Diam’s à fond. J’adorais », raconte Clémence, élève en terminale. Ils habitent l’un et l’autre Evry. Elle, « dans la partie calme », à Aguado, côté pavillons. Lui, au Bois-Sauvage, côté cité. Depuis, elle fait partie d’un mouvement d’éducation populaire, Pour la République sociale (PRS). Mohamed milite dans les jeunesses socialistes et étudie le droit, « parce que ça peut aussi ouvrir les portes de la politique ». Aucun des proches de ce fils d’ouvrier malien « n’était allé aussi loin » dans les études. Il s’offusque que l’on puisse évoquer la création d’un ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale, comme si le premier terme « altérait » le second au lieu de l’enrichir.

Par Christophe BOLTANSKI


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