Airbus, un plan “équitable” ?

vendredi 6 avril 2007.
 

Chirac souhaite que la solution à la crise que traverse aujourd’hui Airbus soit « équitable ». Ce qui veut dire, pour cet homme de droite, que les salariés qu’ils soient allemands, français, britanniques ou espagnols doivent se partager « équitablement » les abandons de sites et les 10 000 suppressions d’emplois prévues par le plan « Power8 ».

Ce plan n’est pas « équitable » puisqu’il pénalise plus durement les sous-traitants. Il est de toute façon inacceptable tant sur le plan social que sur le plan industriel. En effet, l’entreprise a pris deux ans de retard dans la livraison de l’A380 et la solution serait de supprimer 10 000 emplois pour rattraper ce retard ! Ces suppressions d’emploi ont, en fait, un tout autre objectif : rassurer, à court terme, les actionnaires privés. Depuis l’annonce du plan « Power 8 », la valeur de l’action d’EADS (la société mère d’Airbus) a d’ailleurs augmenté de 2 % et malgré les pertes subies en 2006, les dirigeants d’EADS s’obstinent à vouloir distribuer un dividende aux actionnaires.

L’évolution d’Airbus et sa crise actuelle mettent en évidence six problèmes.

La nature des capitaux européens Contrairement aux Etats-Unis où les capitaux américains sont concentrés, centralisés et assurés de l’appui sans faille de l’Etat fédéral, il n’en va pas de même dans l’Union européenne. D’abord parce qu’il n’y a pas d’Etat fédéral européen, ensuite (mais sans doute les deux choses ont-elles quelque lien) parce qu’il n’y a pas, à proprement parler, de capital européen.

Les alliances, fusions entre capitaux français, allemands, italiens, anglais, espagnols... pèsent beaucoup moins lourd que les fusions entre ces différents capitaux et les capitaux américains.

Cette réalité avait déjà été mise en évidence dans le secteur aéronautique, lors de la fusion, en 1997, entre Boeing et MacDonnel Douglas.

Dans le cadre de l’Organisation Mondiale du Commerce, la Commission européenne aurait pu s’opposer à cette fusion. Elle n’en a rien fait. Le lobbying à Bruxelles est un sport de masse et nombreux étaient les Etats de l’Union dont les compagnies d’aviation avaient des contrats avec Boeing, ceux dont les motoristes (Rolls Royce) ou les sous-traitants (Aliena) travaillaient pour Boeing...

La Commission européenne a donc choisi d’utiliser cette fusion pour accélérer la transformation du GIE Airbus en Société Anonyme avec une majorité de capitaux privés. La fuite des capitaux vers les Etats-Unis ne s’est pas ralentie pour autant. BAE system (producteur des ailes d’Airbus) a décidé de vendre ses 20 % de parts d’Airbus à EADS (la société mère d’Airbus) pour investir dans les industries d’armements américaines. Quant à l’industrie aéronautique italienne, elle est de plus en plus intégrée à Boeing.

L’absence de toute Europe politique EADS détient 80 % d’Airbus mais aussi 26 % d’Ariane espace ou 75 % d’Astrium (la filiale satellites) dont les activités n’auraient peu être financé sans l’apport d’Airbus.

Or aucune puissance politique ne peut aujourd’hui se passer de l’industrie spatiale qui est devenue indispensable au fonctionnement d’une économie (GPS pour la navigation maritime, accès à l’Internet, cartographie du territoire...) ou pour affirmer son indépendance vis-à-vis des Etats-Unis : le satellite d’EADS, Hélios, avait permis de vérifier que l’Iraq n’avait pas d’armes de destructions massives...

Mais l’actuelle Union européenne a renoncé à être une entité politique autonome : son ambition se contente à construire un espace économique où la concurrence serait « libre et non faussée ».

L’absence de toute politique monétaire La gestion de la monnaie est laissée à la Banque Centrale Européenne qui n’a qu’un souci faire en sorte que les avoirs des rentiers ne soient pas rognés par l’inflation. Alors que les Etats-Unis, utilisent l’arme du dollar en le faisant varier à la hausse ou la baisse en fonction de leurs politiques, commerciale ou financière, l’euro n’est qu’un bouchon au fil de l’eau, entièrement tributaire de la politique monétaire américaine. Aujourd’hui, les Etats-Unis veulent un dollar bon marché, l’euro est donc cher. Pour Airbus cela signifie, d’emblée un coût supérieur de 20 % à celui de Boeing.

Comment s’étonner, avec une telle absence de politique monétaire, que le saucissonnage des sites par la Direction d’Airbus ne puisse être que le prélude à des délocalisations hors de la zone euro ?

L’absence de politique industrielle européenne C’est, là encore, la « concurrence libre et non faussée » qui sert de politique industrielle à l’Union européenne. Comment, dans ces conditions, lutter avec Boeing qui reçoit le soutien massif d’un Etat qui n’hésite pas à financer ses activités de recherche développement par le biais de financement de programmes militaire ? L’Etat fédéral américain n’a jamais cessé ses financements tout en menaçant de porter plainte devant l’Organisation Mondiale du Commerce pour tout financement public accordé à Airbus... Boeing, de surcroît, profite de toute la puissance économique, financière, diplomatique et militaire de l’Etat américain qui n’hésite pas, par exemple, à lier ventes d’avions civils et ventes d’avions militaires. Il est vrai que le F15 se vend mieux que le Rafale...

Le cinquième problème est celui de la nature du capitalisme contemporain Le GIE Airbus Industrie est né en 1971, formé autour de l’Aérospatiale française et de quatre constructeurs aéronautiques allemands. Une société britannique est associée au programme.

La réussite d’Airbus au cours des années 1970, 1980 et 1990 tient à l’excellence de son bureau d’étude, à sa maîtrise de l’organisation industrielle et à ses financements publics. Ces financements publics sont indispensables car le temps de l’industrie aéronautique est un temps long : il faut des capitaux considérables dès le début du cycle et les retours sur investissement ne se font que bien des années plus tard. Seuls les capitaux publics et les avances remboursables d’Etat (crédit à taux zéro) ont permis à Airbus de rattraper son retard sur Boeing et même de le devancer sur le marché mondial. La Commission européenne, à la suite d’une plainte des USA ( !), a interdit ces avances remboursables.

Une telle réussite ne pouvait qu’attirer ceux que la CGT appelle « les prédateurs financiers ».

Le programme de l’A320 a été financé par l’investissement public. Les profits ont été privatisés lorsque l’avion a réussi sa percée sur le marché de l’aéronautique. Comment trouver meilleure illustration du principe libéral : « socialiser les coûts et privatiser les bénéfices » ? En 1998, Matra apporte 100 % de ses titres à Aérospatiale et obtient en contrepartie 33 % du capital de la nouvelle société. En février 1999, l’Aérospatiale est privatisée et devient une Société Anonyme qui sera cotée en bourse en juin.

En juillet 2000, la société EADS (qui détient 80 % d’Airbus) est créée. EADS est une création financière et non industrielle : la fragmentation de la production et des investissements est maintenue.

Les actionnaires sont français (Lagardère et l’Etat : 15 % chacun) et allemand (Daimler-Chrysler : 30 %). Le restant du capital est ouvert au public : aux « petits actionnaires » mais aussi aux fonds de pension anglo-saxons et à une banque russe qui se retrouvât (par le plus pur des hasards) porteuse de 5 % des actions du groupe !

Mais les actionnaires privés sont comme les banquiers privés : ils ont toujours un parapluie pour leur client quand il fait beau, mais le retirent le plus vite possible quand il pleut.

En 2006, l’annonce d’un nouveau retard d’un an dans la livraison de l’A380 fait perdre 26 % de sa valeur au titre de l’entreprise, les actionnaires privés, Lagardère et Daimler Chrysler diminuent leurs participations respectives de 7,5 points : de 15 % à 7,5 % pour Lagardère et de 30 % à 22,5 % pour le groupe allemand. La preuve était faite que c’était bien pour profiter du pactole commercial de l’A320 que les actionnaires privés étaient entrés au capital d’EADS.

La logique industrielle qui avait fait le succès d’Airbus est remplacée par une logique financière. C’est cette logique qui est à l’origine de la crise actuelle. Une crise qui n’a rien à voir, contrairement aux affirmations de Sarkozy et Bayrou, avec les difficultés rencontrées par Boeing il y a quelques années. Boeing avait alors été confronté à une chute brutale de son carnet de commande. C’est exactement le contraire qui se passe pour Airbus qui a du travail pour plus de cinq ans. Airbus a simplement besoin de capitaux fiables (et donc publics) pour faire face au retard de livraison de l’A380, à la finalisation de l’A400M et au développement de l’A350.

La réalité du « partenariat public privé » : Le partenariat privé public ne profite qu’aux investisseurs privés. Non seulement ils quittent le navire au moindre signe de tempête mais ils imposent leurs critères de gestion. Le but n’est plus le développement industriel mais la rentabilité financière. Le seul temps qui compte est alors le temps court, celui des marchés financiers, celui d’une rentabilité annuelle d’au moins 15 %.

Les capitaux publics ne doivent pas empêcher la privatisation (la plus rapide possible) des bénéfices. De ce point de vue, le « pacte d’actionnaires » imposé, en 2000, par les actionnaires privés d’EADS est exemplaire. Il excluait l’Etat de la gestion de la société. L’Etat français se fit donc représenter par le groupe Lagardère...

Alors que les Etats, français et allemands auraient dû imposer une autre vision à la direction de l’entreprise, l’obliger à prendre en compte le « temps long » de l’industrie aéronautique, ils se sont cantonnés à partager « équitablement » Airbus entre leurs intérêts nationaux. Ils ont contribué à la construction d’une usine à gaz où les solutions industrielles passaient au second plan. L’erreur industrielle à l’origine du retard de livraison de l’A380, et donc de la crise actuelle, est la conséquence de cette construction : le câblage électrique des fuselages de l’A380 a été préparé avec des codes informatiques différents et incompatibles, du côté allemand et du côté français.

Quelles solutions à la crise ? Si Airbus était une entreprise uniquement française, la solution serait évidente : la nationalisation d’Airbus. Mais Airbus est une entreprise européenne et il n’y a ni nation européenne ni Etat fédéral européen.

Cette difficulté ne peut être éludée. Il faut pourtant, se rapprocher au maximum de cette solution afin d’intégrer le « temps long » de l’industrie aéronautique et d’en finir avec la vente des sites ou leur transformation en entreprises sous-traitantes, aussi bien qu’avec les 10 000 suppressions d’emplois programmés par le « plan Power 8 ». Cela signifie le retour à une propriété très majoritairement publique (bien au-delà des 40% actuels - 22,5% de l’Etat Français, 7,5% des Lander et 10 % de l’Etat Espagnol-), les Etats étant les seuls à pouvoir assumer les projets à long terme de l’aéronautique. Ils sont les seuls à pouvoir structurer EADS autour de projets industriels et non financiers. Cela suppose de mettre fin au pacte de gestion actuel, uniquement conçu au profit des actionnaires privés. Si les actionnaires privés refusent cette solution, ils pourront toujours revendre leurs actions : cela permettra aux Etats (et au moins à l’Etat français) de les racheter à un prix défiant toute concurrence. Cela signifie également qu’Airbus doit de nouveau pouvoir bénéficier d’avance à taux zéro, faites par l’Etat français, l’Etat allemand ou l’Union européenne.

Les propositions de Sarkozy et de Bayrou sont aux antipodes de ces solutions Aucun de ces deux personnages de droite n’a remis en question le plan de 10 000 suppressions d’emplois ou de ventes des sites. Il s’agit, au contraire, pour l’un et l’autre, d’un préalable.

Les deux mêmes personnages ont commencé par refuser tout intervention de l’Etat. Pour l’un comme pour l’autre, il fallait laisser l’entreprise se débrouiller seule, libéralisme oblige. Face aux propositions de Ségolène Royal et à l’écho qu’elles rencontraient aussi bien chez Airbus que dans l’opinion publique, ils ont opéré un virage à 180 % et ont accepté que l’Etat renforce le capital d’Airbus. Mais leur conception de l’intervention de l’Etat n’a rien à voir avec l’engagement de long terme qui serait nécessaire à Airbus. Sarkozy a d’ailleurs pris pour exemple Alstom où l’Etat avait apporté des fonds publics mais pendant une période de trois ans seulement...

Pour Sarkozy, comme pour Bayrou, il s’agit de permettre que la laine du mouton repousse le plus vite possible, grâce aux fonds publics et aux « sacrifices » des salariés, afin que les actionnaires privées puissent recommencer le plus vite possible à tondre. Et si ces actionnaires ont joué les Attila et que la laine ne repousse pas, ils iront voir plus loin s’il y a des moutons plus fournis (dans les médias par exemple)... Une telle conception ne pourra qu’amener Airbus et ses salariés à la catastrophe.

Enfin, si Sarkozy soutient, du bout des lèvres, une modification du statut de la Banque Centrale Européenne, Bayrou s’y oppose farouchement.

C’est la solution préconisée par Ségolène Royal qui répond le mieux aux intérêts des salariés Ségolène Royal propose, tout d’abord, un moratoire du « plan Power8 ». Ce moratoire répond à l’urgence de la situation. Il donne le temps de trouver d’autres solutions que la vente des sites car une fois l’outil industriel bradé, il sera trop tard. Il donne aussi le temps de trouver d’autres solutions que la suppression de 10 000 emplois.

Elle propose, ensuite, de « faire primer la logique industrielle sur la logique financière », de modifier la « gouvernance partenariale » d’EADS et d’Airbus, de faire entrer les représentants des salariés dans les Conseils d’administration.

Elle propose, aussi, de renforcer l’actionnariat public : Etat français, Etat allemand, Etat espagnol.

Elle propose, également, de soutenir un effort de recherche et développement, dans le cadre du doublement du budget de la recherche qu’elle préconise par ailleurs.

Elle rappelle, enfin, qu’elle propose la modification des statuts de la Banque Centrale Européenne afin de régler le problème de l’euro fort qui étouffe les exportations européennes et pousse aux délocalisations dans la zone dollar.

La mobilisation des salariés d’Airbus est indispensable Cette mobilisation devrait être européenne et dépasser les frontières nationales comme le proposent la plupart des syndicats français aussi bien que l’IG Metall.

Le pire serait, en effet, de tomber dans le piège tendu par Chirac et Angela Merkel : un partage « équitable » des sacrifices qui ne pourraient qu’opposer salariés allemands, français, britanniques et espagnol. Au total, tous ne pourraient qu’y perdre.

Jean-Jacques Chavigné


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