La démocratie comme forme sociale de vie

mercredi 25 janvier 2017.
 

Si l’usage que le gouvernement a fait de l’article 49-3 est contestable, ce n’est pas juridiquement mais politiquement. Au point de vue politique, on peut dire qu’il s’agit d’un déni de démocratie. Mais il faut alors avoir clairement à l’esprit que, d’un point de vue juridique et constitutionnel, ce déni de démocratie est permis et autorisé par les institutions de notre République. Nous sommes donc renvoyés aux imperfections de ces institutions au point de vue démocratique  : elles sont connues de longue date et l’épisode de juin 2016 n’en offre qu’une confirmation supplémentaire.

Mais alors pourquoi cet épisode choque-t-il plus que d’habitude, au point que des rassemblements spontanés de protestation ont eu lieu le soir même du jour où le gouvernement a eu recours au 49-3  ? Cela tient naturellement au contexte politique et social dans lequel intervient cette énième entorse légale à un fonctionnement démocratique normal. Ce contexte est marqué par un mouvement social inédit en France, sinon par son ampleur du moins par sa forme  : le mouvement Nuit debout. L’existence même de ce mouvement produit, relativement aux imperfections démocratiques des institutions politiques françaises et des pratiques que ces institutions autorisent, un effet de révélation. Et cet effet est de grande portée car il n’a pas trait seulement au caractère démocratiquement limité des institutions politiques, mais aussi et beaucoup plus largement, au caractère limité, borné et insuffisant de la forme politique de la démocratie. C’est bien de cela qu’il s’agit  :

Ce n’est pas seulement que nos institutions politiques sont démocratiquement limitées, mais que la forme politiquement instituée de la démocratie constitue en elle-même une limitation. Une limitation en quel sens  ? Au sens de ce que pourrait être la démocratie si elle n’était pas seulement un régime politique et si elle devenait un régime social de vie. La norme ici n’est plus la démocratie telle qu’instituée comme régime politique, mais la démocratie telle qu’elle pourrait être si elle devenait immanente à la vie sociale, au lieu d’en être séparée, et si nous introduisions l’exigence de démocratie dans l’ensemble de nos rapports sociaux.

C’est à l’aune de cette exigence et de cette attente que l’usage récent du 49-3 n’est plus seulement choquant mais devient révoltant. Pourquoi  ? Parce que la loi El Khomri a précisément trait au lieu même où la démocratie s’accomplirait comme forme sociale de vie si elle y était introduite et étendue, à savoir le travail. Dans quels buts travailler, au service de quelles fins, comment travailler, comment diviser le travail, comment répartir les fruits du travail, qu’est-ce qui est du travail socialement utile et qu’est-ce qui n’en est pas  ? Telles sont les questions auxquelles le débat démocratique doit être étendu pour qu’advienne ce que Marx appelait « une vraie démocratie »  : la forme, les fondements, les buts et l’organisation de la société deviennent alors des thèmes dont se saisissent des individus associés dans et par une réflexion collective qui vise la formation d’une volonté commune. Or ce sont justement ces questions-là qui sont au centre des débats qui se tiennent en ce moment, la nuit venue, sur nos places publiques. Et c’est à l’aune de cette tentative d’extension en cours du domaine de la démocratie que le rappel brutal aux limites de la démocratie seulement politique apparaît comme l’exercice d’une insupportable violence.

par Franck Fischbach Professeur de philosophie à l’université de Strasbourg

Derniers ouvrages parus  : le Sens du social, éditions Lux,et Philosophies de Marx, éditions Vrin.


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