Les places publiques débordent d’idéaux

mercredi 25 mai 2016.
 

Partout dans le monde, les peuples tentent de se réappropprier l’espace public et la parole politique confisquée par des gouvernements qui restent, au gré des alternances, dévoués au monde de la finance

« Maintenant que nous sommes ensemble, ça va mieux… » Cette inscription sur les pavés de la place de la République est une merveilleuse réponse à l’assertion de Margaret Thatcher  : « La société  ? Cela n’existe pas  ! Il n’y a que des individus. »

Du Caire à Madrid, de Liberty Square au parc Gezi, contre les satrapes ou contre la dictature de la finance, c’est une autre façon de faire société qui se cherche en plein air, hors des cadres politiques institutionnels.

Horizontaux, inventifs, poétiques, ces mouvements des places mettent en pièces l’utopie néolibérale d’une politique sans peuple, d’une démocratie sans liberté de choix. Ils mobilisent les valeurs de dignité, de démocratie, de justice sociale. Toute une génération tente d’y construire, dans la joie, la confusion, l’urgence, des alternatives au système capitaliste qui détruit l’environnement, organise la prédation des ressources au profit d’une minorité, brise les vies, les rêves, le lien social.

L’histoire n’est pas finie  : partout, ces expériences démocratiques ont semé les graines d’un nouveau monde.

Rosa Moussaoui, L’Humanité

A) Égypte, Place Tahrir

La place Tahrir, au centre du Caire, n’est pas la place parisienne de la République. Là, pas de vaste esplanade pour déambuler ou se rassembler. La place Tahrir est tout entière dévolue aux automobiles. Et pourtant, par centaines d’abord, par milliers et dizaines de milliers ensuite, les Égyptiens ont pris possession de ce lieu emblématique par son nom même  : « libération ». Plus peut-être qu’en Tunisie, le peuple cairote a soudain pris conscience de sa force.

Les hordes de voyous envoyés par le raïs d’alors, Hosni Moubarak, l’ont appris à leurs dépens. Ils ont été virés manu militari de la place Tahrir. Même les Frères musulmans, à la barbe si bien lissée, n’ont pas pu empêcher garçons et filles, hommes et femmes, de dormir là, pratiquement côte à côte. La police des mœurs n’avait pas bonne presse et tout le monde pouvait s’exprimer.

Leur pôle de rassemblement  : le « Dégage  ! », balancé à la gueule de Moubarak. Un cri si fort qu’il a emporté ce pouvoir qu’on croyait aussi implanté que le Sphinx. Et pourtant, aujourd’hui, certains se sentent comme retournés à la case départ. La faute sans doute à la division. Le fait, aussi, comme nous l’ont dit certains, de ne pas avoir avancé et défendu les revendications sociales et politiques nécessaires.

La chute de Moubarak a poussé à la démobilisation. La place Tahrir s’est peu à peu vidée. Les Frères musulmans ont repris du poil de la bête avant de se faire évincer. Dans l’interstice, le maréchal Abdel Fattah Al-Sissi s’est glissé dans le lit du pouvoir. Et a travaillé à tarir la vox populi.

Pierre Barbancey

B) Puerta del Sol (Espagne) Le basta ya d’une génération sacrifiée

Ce 15 mai 2011, Puerta del Sol ne déborde pas encore d’indignation. Mais la colère gronde. Depuis trop longtemps. Un collectif, Democracia Real, Ya (démocratie réelle, maintenant), lance un appel sur les réseaux sociaux. L’invitation à se rebeller résonne dans les consciences d’une génération dont le présent et le futur se conjuguent avec précarité. Le soir, la police charge le rassemblement. Elle n’aurait jamais dû  : le lendemain, une foule encore plus dense se rassemble sur cette place centrale de Madrid pour s’y installer durant quatre semaines.

Les Indignés se soulèvent un peu partout en Espagne. L’élan est intergénérationnel. Le 15 mai devient alors une rupture politique. Elle puise ses racines dans le rejet du modèle néolibéral qui a cassé l’État de droit au point que le chômage est la norme. Le bipartisme et l’alternance sans alternative du Parti populaire (droite) et du Parti socialiste qui n’en a plus que le nom sont honnis. Les Indignados dénoncent un régime monarchique moribond où la corruption est reine.

La crise économique de 2008 est l’élément déclencheur d’une révulsion systémique de la part d’une jeunesse frustrée et de salariés « lumpenisés ». Le 15 mai sonne comme le réveil de la société qui va chercher à construire un récit alternatif non sans mal. L’esprit frondeur du 15 mai a, par la suite, irrigué, les « marées » de défense des services publics contre les politiques d’austérité de la droite. Sur le plan politique, l’émergence de Podemos ou encore de plateformes électorales d’unité populaire porte la marque de ce printemps du « tous ensemble » espagnol.

Cathy Ceïbe

C) Zuccotti Park (New York, États-Unis) : Le siège de Wall Street

Le 17 septembre 2011, un groupe d’étudiants, de jeunes salariés, de militants d’organisations de gauche et même quelques cadres qui travaillent dans les buildings environnants décident d’occuper le Zuccotti Park à Manhattan, au cœur du plus célèbre quartier d’affaires de la planète. Le mouvement Occupy Wall Street est né. Dès lors, il ne va cesser de s’étendre. À New York, à partir du camp de base, rebaptisé Liberty Plaza, où les manifestants ont dressé leurs tentes. Mais aussi dans toutes les grandes villes des États-Unis, où il décline de multiples variantes. Le mot d’ordre lancé par les animateurs de l’initiative – « Nous sommes les 99 % qui ne toléreront plus la rapacité et la corruption du 1 % restant » – agrège des foules considérables.

Occupy, qui revendique sa proximité avec les Indignés espagnols et les acteurs des printemps arabes, dénonce les pouvoirs oligarchiques et l’impunité dont bénéficient les banques mastodontes. Elles qui ont plongé, trois ans auparavant, la planète et le pays dans le krach financier et tentent de « se refaire » en expulsant des millions de personnes de leur emploi ou de leur logement.

Le mouvement donne lieu à une extraordinaire émulation politique et démocratique. Même s’il s’est essoufflé ensuite, jusqu’à quasiment disparaître en tant que tel aujourd’hui, il a semé des graines et contribué au renouveau de la pensée progressiste. Ce dont témoignent les succès de Bernie Sanders dans la campagne des primaires démocrates à l’élection présidentielle.

Bruno Odent

D) Un souffle de démocratie et d’indépendance (Place Syntagma, Athènes, Grèce)

Entre 2010 et 2011, les Aganaktismeni, les Indignés d’Athènes, font l’actualité au cœur de l’histoire, place Syntagma. Au XIXe siècle, la vieille place Royale est rebaptisée place de la Constitution, en référence à la loi fondamentale signée après le coup d’État du 3 septembre 1843 par le roi Othon Ier, proche des monarchies européennes. Ce jour-là, le peuple grec obtient son indépendance et sa toute première victoire sur une puissance envahissante.

Deux siècles plus loin, la puissance envahissante s’appelle troïka (Commission européenne, Banque centrale européenne, FMI). Depuis la crise financière de 2008, cette troïka, avec l’aide des sociaux-démocrates au pouvoir, suce les forces vives du pays. Des millions de Grecs basculent dans la pauvreté.

Le gouvernement n’hésitera pas à réprimer violemment les manifestations du 5 mai 2010 et celles des 28 et 29 juin 2011. Les grenades lacrymogènes pleuvent sur Syntagma. Qu’importe, le mouvement se poursuit. Tous les âges, toutes les catégories sociales continuent de se rassembler sur la partie basse de la place.

De la critique et du ras-le-bol, naissent bientôt des propositions (réseaux d’économie solidaire, monnaies nouvelles, etc.) et une force politique, Syriza, s’inscrit dans ce mouvement social. L’occupation de Syntagma ne sera pas vaine. Trois ans plus tard, un changement politique majeur – malgré les difficultés énormes rencontrées depuis lors par Syriza – s’opère avec l’arrivée au pouvoir de la gauche radicale, en janvier 2015.

Stéphane Aubouard

E) À Istanbul, la répression policière (Place Taksim, Turquie)

Le parti dit socialiste, en France, a des cousins en Turquie. Le CHP, le parti social-démocrate, vient ainsi d’interpeller la principale confédération syndicale, la DISK, lui demandant d’arrêter son « obsession » concernant la place Taksim. Le syndicat veut, en effet, y organiser son traditionnel rassemblement du 1er Mai. On comprend l’effroi du CHP, comme celui de l’AKP, le parti du président Erdogan. Pour eux, la place Taksim à Istanbul est synonyme de cauchemar. C’est là, en mai 2013, le 28, que les Turcs, opposés à la destruction du parc Gezi qui s’y trouve, ont laissé éclater leur colère. Pendant des jours et des jours, les affrontements ont été rudes, terribles.

À partir du parc s’est déroulée comme une pelote la volonté populaire. Les revendications des manifestants allaient des préoccupations environnementales locales initiales à des questions telles que les limitations de vente d’alcool, l’interdiction de se bécoter dans les transports (et sur les bancs  ?) publics à Istanbul et même la guerre en Syrie ou la question kurde. Le sultan Erdogan y a répondu avec sa morgue habituelle et a fait donner sa police, qui a réprimé sans compter. Pour ne pas être reconnus, les flics masquaient leur numéro de matricule inscrit sur leur casque. Le 6 juin, six personnes étaient mortes, plus de 4 000 manifestants (dont 14 journalistes) étaient blessés, dont 47 grièvement. Erdogan sait bien pourtant que rien n’est fini. La preuve  : sur la place Taksim, les lourdes barrières métalliques de la police sont toujours là. Prêtes à être déployées.

Pierre Barbancey

F) « Le peuple veut » (De la Casbah au Bardo, Tunisie)

Il y avait déjà eu l’extraordinaire élan populaire fatal à la dictature de Ben Ali, l’avenue Habib-Bourguiba transformée, dans le centre de Tunis, en agora où fusait la parole enfin libre. Il y avait eu l’occupation de la place de la Kasbah par les familles des martyrs, par les jeunes chômeurs de l’intérieur du pays en quête de justice sociale. Puis, après l’arrivée au pouvoir de la troïka, dominée par les islamistes d’Ennahdha, les lendemains qui déchantent et le spectre d’une violence politique menaçant de faire vaciller la fragile révolution tunisienne.

Le 6 février 2013, lorsque le dirigeant de gauche Chokri Belaïd est assassiné, le pays plonge dans la stupeur. Mais, lorsque le 25 juillet 2013, Mohamed Brahmi, autre figure du Front populaire, est assassiné à son tour, la colère explose. Les manifestations convergent vers la place du Bardo, sous les fenêtres d’une Assemblée. Le sit-in se prolonge nuit et jour tout l’été, faisant vaciller la troïka au pouvoir, dominée par les islamistes d’Ennahdha.

La centrale syndicale UGTT propose alors sa médiation avec le quartet d’organisations qui recevra, en 2015, le prix Nobel de la paix. Sous la pression populaire, le premier ministre islamiste Ali Larayedh remet sa démission le 9 janvier 2014 et l’adoption d’une Constitution démocratique, deux semaines plus tard, ouvre la voie à de nouvelles élections. Depuis, le pouvoir a changé de main, mais le désarroi social reste. Et, de Gafsa à Kasserine, les jeunes chômeurs privés d’avenir occupent toujours la place publique...

Rosa Moussaoui


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