Liberté de conscience, religions et laïcité

jeudi 28 avril 2016.
 

Charb, Cabu, Wolinski et Charlie Hebdo ont-ils été châtiés pour avoir blasphémé  ? Non  ! Ils ont été assassinés pour avoir défendu, par l’humour mais jusqu’au sacrifice, la liberté de conscience, de pensée et d’expression critiques contre tous les obscurantismes, tous les fanatismes, tous les intégrismes religieux et politiques. Ils n’ont pas été massacrés par des musulmans, fussent-ils radicaux, mais par des terroristes barbares et fascisants.

En France, le dernier supplicié pour blasphème fut en 1766 le jeune chevalier de La Barre car ce délit n’existe plus depuis la Révolution. L’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 stipule  : «  Nul ne peut être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public.  » Le délit de blasphème, comme celui de régicide, fut rétabli par la monarchie, restaurée en 1815, mais abrogé dans les années 1830. La loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse le supprime définitivement, même si «  la provocation aux crimes et aux délits  » et «  l’incitation à la haine et à la violence  » restent susceptibles de poursuites et de sanctions. Ce qui peut être sanctionné par la loi, c’est l’injure ou la diffamation de personnes ou de groupes de personnes.

Le blasphème a été défini par l’Église catholique comme «  tout propos ou acte irrespectueux contre Dieu  » et comme «  une défaillance dans l’expression de la foi  ». La notion de blasphème n’a donc de sens que du point de vue des religions. Ce sont elles qui déterminent en effet ce qui est injurieux ou diffamatoire envers elles-mêmes. Ce sont elles qui interdisent le blasphème car elles prétendent avoir le monopole de la vérité et du sacré. Ce sont elles qui diabolisent ce que les croyants d’autres religions ou les incroyants considèrent comme de simples moqueries irrévérencieuses ou des critiques intellectuelles. Ce sont elles qui font appel au pouvoir politique des États pour punir les apostats et les blasphémateurs. Et les États conservateurs et autoritaires font de l’apostasie et du blasphème des délits, voire même des crimes, parce que ces pratiques remettent en cause l’ordre politique et social. En République laïque et démocratique, le blasphème n’existe pas.

En effet, le droit de blasphémer a été conquis comme un corollaire de la liberté de conscience et de pensée. Pierre Bayle, ce philosophe protestant mort en exil en 1706, affirma le premier que «  le blasphème n’est scandaleux qu’aux yeux de celui qui vénère la réalité blasphémée  ». Le blasphème n’a en effet de sens que pour ceux qui partagent les mêmes croyances religieuses. Venant des non-croyants, des propos blasphématoires ne sauraient atteindre des croyants dans leur foi  ; ils les mettent seulement à l’épreuve. Punir les blasphèmes et réduire les hérésies n’aboutit qu’à mettre les croyants en contradiction avec leurs religions de vérité et d’amour.

Voilà pourquoi les philosophes des Lumières ont dénié aux religions le droit d’imposer leurs dogmes à toute la société, aux croyants d’imposer leurs croyances aux agnostiques et aux athées. Les normes politiques et civiles doivent être déliées, séparées, indépendantes des normes religieuses. La justice publique n’a pas à faire respecter les dogmes religieux. La liberté de blasphémer est un droit découlant de la liberté de pensée et d’expression. La liberté de pensée est absolue ou elle n’est pas. En proclamant la liberté de conscience et l’égalité des droits entre tous les hommes, l’Assemblée constituante a jeté les bases non de la tolérance mais de la laïcité, que la loi de séparation des Églises et de l’État a consacrée en 1905.

Certains prétendent aujourd’hui qu’il faudrait limiter la critique des religions au nom du respect qui leur serait dû en raison des fonctions qu’elles assurent dans la société et qui peuvent favoriser l’intégration et maintenir la paix civile. En 1991, Mgr Lustiger demandait la pénalisation de publications antireligieuses au nom du «  respect d’autrui  » et d’«  atteinte grave au pacte social  ». Le député UMP Éric Raoult proposa en 2006 le rétablissement du délit de blasphème. Nicolas Sarkozy entendit répondre «  aux attentes des grandes religions  » pour des raisons d’intégration sociale et de sécurité intérieure. Des néocléricaux invoquent un alignement sur une «  laïcité européenne  ». Il est vrai que le délit de blasphème subsiste plus ou moins dans le Code pénal de nombre d’États de l’Union européenne (Allemagne, Autriche, Espagne, Finlande, Grèce, Italie, Irlande, Malte, Norvège, Pologne, Royaume-Uni), même si la sécularisation des sociétés en limite les recours. Les Pays-Bas l’ont abrogé en 2013.

Il ne faudrait donc pas confondre tolérance et laïcité. La tolérance est une concession du prince à certains sujets, de l’État à des communautés, pas la reconnaissance d’un droit naturel, plein et entier, égal pour tous les citoyens et irrévocable. Jaurès, qui n’appréciait pas un certain anticléricalisme grossier mais qui respectait absolument la liberté de critique, ne s’y trompait pas  : «  Nous ne sommes pas, disait-il en 1910, le parti de la tolérance – c’est un mot que Mirabeau avait raison de dénoncer comme insuffisant, comme injurieux même pour les doctrines des autres. Nous n’avons pas de la tolérance, mais nous avons, à l’égard de toutes les doctrines,
le respect mutuel de la person
nalité humaine et de l’esprit qui s’y développe.  »

Le respect est dû aux personnes, aux croyants, pas aux croyances, pas aux religions, qui sont à soumettre à la critique de la raison et de la science, du rire et de l’humour.

par Par Jean-Paul Scot, historien

(1) Derniers ouvrages parus  :
 Jaurès et le réformisme révolutionnaire. 
Seuil, 2014.
 L’État chez lui, l’Église chez elle. Comprendre la loi de 1905. 
Seuil, réédition, 2015.

Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 (Articles 10 et 11)

Article 10. Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi.


Article 11. La libre communication des pensées et des opinions 
est un des droits les plus précieux de l’homme  ; tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi.


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