Nuit debout : comment dépasser l’expérience citoyenne dans un projet politique ?

lundi 4 juillet 2016.
 

Occupy Wall Street a montré les risques de dispersion qui menacent les mouvements sociaux quand le formalisme démocratique l’emporte sur la formulation d’objectifs politiques. La Nuit debout devra trouver les moyens d’aller au-delà de l’occupation…

Délocaliser ou pas la cuisine de la cantine, telle est la question qui accapare une bonne vingtaine de minutes l’Assemblée générale de la quatrième Nuit debout, dimanche 3 avril, Place de la République. Pour des raisons d’hygiène, il serait préférable de préparer la nourriture dans de vraies cuisines équipées. Oui mais alors le cuisinier, à l’écart, ne pourrait plus participer aux discussions de la place. Le débat glisse ensuite vers une question plus profonde : est-il vraiment indispensable de faire débattre et voter, là maintenant, le millier de personnes présentes en AG sur la délocalisation de la cuisine ? Les membres de la "commission cantine" ne pourraient-ils pas, tout simplement, décider entre eux du lieu où ils veulent faire à manger ?

« Nous n’occupons pas pour occuper. Nous occupons pour atteindre des objectifs politiques. » Frédéric Lordon

Savoir ce que l’on dit aux profiteurs qui se nourrissent tous les jours à l’œil à la cantine où le prix est libre est important. Décider ce que l’on fait des gens ivres sur la place aussi. « Mais il ne faut pas que tout ça nous fasse perdre le sens de ce que nous faisons ici. » Le recadrage émane de Frédéric Lordon, qui a demandé à prendre la parole au bout d’une heure de discussions logistiques. L’économiste, soutien depuis le début du mouvement, n’est pas là pour parler intendance. « Nous n’occupons pas pour occuper. Nous occupons pour atteindre des objectifs politiques. » Et de plaider d’une part pour la « convergence des luttes » avec les agriculteurs, les chauffeurs de taxi etc, et d’autre part pour l’écriture d’une « constitution de la république sociale pour nous libérer de la propriété privée du capital ».

La perte de vue des objectifs politiques constitue-t-elle un écueil possible pour le mouvement qui a émergé après la manifestation du 31 mars 2016 contre la loi El Khomri ? À voir la pancarte "Ni capitaliste ni anticapitaliste, citoyen", on peut penser qu’une partie des jeunes "nuitdeboutistes" ont même une aversion à élaborer le moindre projet politique. « Mon père est de droite, je veux pouvoir lui dire de venir car ici ce n’est ni de gauche ni de droite », se réjouit une jeune femme, suscitant une réaction mitigée dans l’agora.

Pour certains d’entre eux, la réappropriation de l’espace public et l’expérimentation concrète de la démocratie directe et participative sont des fins en soi. Et de fait, il y a de quoi se réjouir. Beaucoup de jeunes n’avaient jamais manifesté avant. Maintenant ils sont là, ils parlent pendant des heures de valeurs collectives, du sens du travail, de distribution des richesses, d’accueil des réfugiés, de violence policière, bref, de politique, et c’est énorme. Est-ce suffisant ?

« Bâtir une culture de lutte démocratique est certes utile pour les cercles militants, mais ce n’est qu’un point de départ. Occupy Wall Street n’est jamais allé plus loin. » Thomas Franck

Dans un article du Monde diplomatique intitulé "Le piège d’une contestation sans revendications : Occuper Wall Street, un mouvement tombé amoureux de lui-même", le journaliste américain Thomas Franck affirme que « le refus de formuler des propositions a constitué une grave erreur tactique ». « Bâtir une culture de lutte démocratique est certes utile pour les cercles militants, mais ce n’est qu’un point de départ. OWS n’est jamais allé plus loin. (…) Pour ses militants, la culture horizontale représente le stade suprême de la lutte : "Le processus est le message", entonnaient en chœur les protestataires ».

Comment auraient-ils dû procéder ? Pour Thomas Franck, lutter contre Wall Street en 2011 impliquait, très prosaïquement, de se battre pour reréguler la finance par des lois et reconstruire « un État régulateur compétent ». « Mais ce n’est pas ainsi que l’on enflamme l’imagination de ses contemporains. Comment animer un carnaval lorsqu’on rêve secrètement d’experts-comptables et d’administration fiscale ? En remettant les choses à plus tard. En évitant de réclamer des mesures concrètes. Réclamer, c’est admettre que les adultes guindés et sans humour ont repris la barre et que la récréation est finie. Ce choix tactique a remarquablement fonctionné au début, mais il a aussi fixé une date de péremption à tout le mouvement. »

De fait, le campement à Zuccotti Park a été évacué au bout de deux mois. On pourrait objecter à Thomas Franck que la dispersion d’Occupy n’est pas synonyme d’échec. Comme le fait souvent remarquer notamment Naomi Klein, le mouvement a fait resurgir le sentiment de la possibilité d’une transformation sociale, et une fois rentrés chez eux, les militants ont poursuivi de plus belle la lutte, que ce soit dans la restauration rapide en faveur des 15 dollars de l’heure ou dans la campagne Black Lives Matter contre les violences policières. Surtout, le mouvement a produit une chose que l’on ne pensait pas voir de sitôt aux États-Unis : un candidat socialiste aux primaires des présidentielles. Bernie Sanders a été porté par la génération Occupy. On peut en dire autant de Jeremy Corbyn aux Royaume-Uni ou de Syriza en Grèce, deux pays qui ont vu des mouvements importants d’occupation des places.

« S’il y a bien une chose qui n’a que faire de tout principe arithmétique de majorité, ce sont bien les insurrections. » Le Comité invisible

La critique de Thomas Franck fait écho, pour des raisons pourtant diamétralement opposées, à celle du Comité invisible sur le « fétichisme de l’assemblée générale » dans À nos amis. À Placa Caralunya à Barcelone, « chacun a pu alors constater que, lorsque l’on est aussi nombreux, il n’y a plus aucune différence entre démocratie directe et démocratie représentative. L’assemblée est le lieu où l’on est contraint d’écouter des conneries sans pouvoir répliquer, exactement comme devant la télé ».

À Oakland, on en vint à « considérer que l’assemblée n’avait aucun titre à valider ce que tel ou tel groupe pouvait ou voulait faire, qu’elle était un lieu d’échange et non de décision ». Car de toute façon, « s’il y a bien une chose qui n’a que faire de tout principe arithmétique de majorité, ce sont bien les insurrections, dont la victoire dépend de critères qualitatifs — de détermination, de courage, de confiance en soi, de sens stratégique, d’énergie collective ». Les auteurs évoquent quasiment une pathologie démocratique : « Si l’insurrection a d’abord trait à la colère, puis à la joie, la démocratie directe, dans son formalisme, est d’abord une affaire d’angoissés. Que rien ne se passe qui ne soit déterminé par une procédure prévisible. Qu’aucun événement ne nous excède ».

Il est en effet tentant de sourire devant les procédures que s’imposent depuis une quinzaine d’années les altermondialistes, Occupy et autres indignés pour maintenir la sacro sainte horizontalité. « Le Comité invisible mise tout sur la densité des relations et la confiance qui naît du fait d’habiter et de manger ensemble, de s’auto-organiser. Il n’empêche que les règles qu’ils ridiculisent ont leur utilité, affirme le philosophe Manuel Cervera-Marzal. Le système du tour de parole, par exemple, permet aux gens timides de s’inscrire et d’oser s’exprimer. Sans ça, c’est celui qui a l’habitude et qui crie le plus fort qui est entendu ».

Pour l’auteur de Désobéir en démocratie, les mouvements sociaux désireux de s’affranchir des structures hiérarchiques associées aux partis traditionnels auraient même, dans certains cas, intérêt à se doter de plus de règles. « Le problème, quand on part du principe qu’il n’y a pas de chef, c’est qu’on est aveugle face à celui qui émerge de manière informelle, par exemple sous l’effet des médias qui repèrent le "bon client". Comme on ne le voit pas, on ne se donne pas les moyens de le contrôler par des élections et des mandats bien définis ».

« Non, la démocratie ne signifie pas donner la parole à tout le monde, et surtout pas aux fachos. Globalement, il y a un gros travail d’éducation populaire à faire pour politiser les AG. » Lise, une des initiatrices de la Nuit debout

C’était tout le propos de Joreen Freeman, lors de sa conférence sur "la tyrannie de l’absence de structure", prononcée en mai 1970. La militante féministe américaine comparait l’approche spontanéiste qui se méfie de tout protocole à la doctrine du "laisser-faire" qui « n’interdit pas aux secteurs dominants de l’économie de contrôler les salaires, les prix et la distribution » mais qui « se contente de priver l’État de la possibilité de le faire. L’absence de structure cache le pouvoir et, dans le mouvement féministe, l’idée séduit en particulier les personnes les mieux placées pour en profiter (qu’elles en soient conscientes ou non). Pour que chacun puisse avoir la possibilité de s’impliquer dans un groupe (…) les règles de prise de décision doivent être transparentes, et cela n’est possible que si elles ont été formalisées. (…) La question n’est donc pas de choisir entre structure et absence de structure, mais entre structure formelle et structure informelle. »

Sur place, le petit groupe d’organisateurs de la Nuit debout, constitué fin février autour du film Merci Patron de François Ruffin, ont eux-mêmes été confrontés à une certaine méfiance de la part des jeunes qui rejoignent le mouvement et qui rejettent toute structure : « Ils s’imaginent souvent que tout s’est mis en place spontanément, alors qu’on a fait un gros travail d’organisation en amont et que c’est grâce au soutien d’associations comme le Droit au logement, Attac et Solidaires que l’on a pu s’installer ici, avoir une sono, etc. », explique Lise, instit, membre du noyau dur d’initiateurs.

Les "anciens" comme elle essaient progressivement de passer la main mais « restent comme un Conseil de sages, pour éviter que ça parte dans tous les sens politiquement ». Elle explique : « Car non, la démocratie, ça ne signifie pas donner la parole à tout le monde, et surtout pas aux fachos. Pour les petites choses logistiques, il faut arrêter de perdre du temps et de l’énergie à les faire voter en AG. En revanche, il y a des questions beaucoup plus importantes, comme la rédaction des communiqués de presse, qui ne doivent pas se faire sans contrôle. Globalement, il y a un gros travail d’éducation populaire à faire pour politiser les AG. Il faut que d’autres camarades intellectuels rejoignent Frédéric Lordon et aident à faire passer le message qu’on n’est pas là juste pour "être citoyen" mais pour porter un projet politique, pour défendre un certain nombre de valeurs et d’idées. »

Laura Raim, 9 avril 2016


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