Être apatride ne devrait plus être possible  !

dimanche 3 avril 2016.
 

Aujourd’hui, le monde compte 12 millions d’apatrides, c’est-à-dire de personnes privées de nationalité. Être privé de nationalité entraîne d’innombrables problèmes dans la vie quotidienne, car cela rend illégal de voyager, d’avoir un logement officiel à son nom, d’avoir un travail  ; un apatride n’a pas non plus le droit à la sécurité sociale ni d’envisager de faire des études. Ce phénomène, particulièrement douloureux pour ceux qui le vivent, est apparu dans toute son ampleur avec les bouleversements du XXe siècle  : la Première Guerre mondiale a créé beaucoup d’apatrides. En 1915, le génocide arménien a entraîné l’exode de nombreux Arméniens, dont beaucoup deviennent alors apatrides. La révolution russe en 1917 suivie de la guerre civile dans ce pays a entraîné l’exil de centaines de milliers de Russes, alors privés de leur nationalité. Surtout, l’effondrement de quatre empires à la fin de la Première Guerre mondiale (russe, ottoman, allemand et austro-hongrois) a créé des réfugiés et apatrides.

Au début des années 1920, il y a 3 millions d’apatrides dans le monde. C’est alors qu’en 1922, la Société des nations, l’ancêtre de l’ONU, crée le « passeport Nansen », du nom de son inventeur, le Norvégien Fridtjof Nansen, certificat valable un ou deux ans, renouvelable, garantissant des droits dans le pays qui le délivre et permettant de voyager. Nansen obtiendra d’ailleurs le prix Nobel de la paix cette année-là.

Près de 450 000 passeports Nansen ont été délivrés, et notamment à des personnalités aussi connues que l’écrivain Nabokov, le compositeur Stravinsky, le peintre Marc Chagall ou le photographe Robert Capa. C’est un dispositif progressiste, qui pourrait servir d’exemple aujourd’hui.

Le second grand bouleversement du XXe siècle, la Seconde Guerre mondiale, a aussi créé des apatrides  : le régime nazi, mais aussi le régime de Vichy ont déchu de leur nationalité des juifs ainsi que des opposants politiques, comme le général de Gaulle. À la fin de la guerre, il y a eu de très nombreuses « personnes déplacées » (displaced persons) en Europe  : anciens déportés, anciens prisonniers, expulsés… L’ONU crée alors l’Organisation internationale des réfugiés (OIR), qui fonctionnera de 1946 à 1952, pour gérer ces flux de personnes déplacées et les aider à trouver un endroit où se réinstaller. L’ONU crée aussi le Haut-Commissariat aux réfugiés en 1950.

C’est aussi avec la création d’Israël en 1948 que de nombreuses personnes, les Palestiniens, deviennent apatrides  : aujourd’hui, plus de la moitié des 8 millions de Palestiniens sont considérés comme apatrides.

L’ONU a joué et joue toujours un rôle important pour améliorer la situation des apatrides et lutter contre ce phénomène  : dans la Déclaration universelle des droits de l’homme, en 1948, il est dit que « toute personne a droit à une nationalité » (article 15). Puis, successivement en 1954 et en 1961, l’ONU a élaboré deux conventions dites conventions de New York sur l’apatridie  : celle de 1954 définit qui est apatride et énonce pour la première fois des droits fondamentaux pour les apatrides, concernant l’emploi, l’éducation, le fait de se déplacer, la sécurité sociale. Celle de 1961 interdit aux États l’ayant ratifiée de créer des apatrides, et indique comment éviter que des enfants soient apatrides à la naissance. Mais en raison du faible nombre de ratifications, cette dernière n’est entrée en vigueur qu’en 1975.

Ces deux conventions sont des textes humanistes et progressistes. Il est regrettable que peu d’États les aient ratifiées  : 70 pays pour la première convention, 42 seulement pour la seconde. Ni la France, ni l’Allemagne, ni les États-Unis ne l’ont fait.

Aujourd’hui, toutes les 10 minutes, un enfant naît apatride dans le monde. 70 % des nouveau-nés qui naissent dans les camps de réfugiés syriens aujourd’hui sont apatrides. Cette situation est révoltante car c’est comme si on disait à quelqu’un qu’il n’a pas le droit à sa place sur terre, alors que la terre appartient à tous, et que chacun y a sa place. La situation d’apatridie met les gens dans une situation kafkaïenne  : où qu’ils aillent, quoi qu’ils fassent, ils sont dans l’illégalité  !

L’apatridie concerne tous les continents  : au Moyen-Orient, elle concerne, outre les Palestiniens, les bidoun du Koweït, main-d’œuvre corvéable à merci, et les Kurdes feilis en Irak, privés de leur nationalité par Saddam Hussein. En Asie, il y a aussi beaucoup d’apatrides  : essentiellement parmi les tribus montagnardes du nord de la Thaïlande. La Chine compte un nombre important d’apatrides, que ce soit parmi les « mingong », les migrants de l’intérieur, qui migrent de l’Ouest pauvre vers le littoral plus développé sans avoir l’autorisation officielle et deviennent des clandestins dans leur propre pays, ou que ce soit le deuxième enfant non déclaré d’un couple, car la politique de l’enfant unique était encore tout récemment en vigueur. En Birmanie, les Rohingyas, musulmans, sont privés de nationalité depuis 1982.

En Europe, on observe l’existence d’apatrides, issus pour l’essentiel d’éclatements d’États  : ainsi depuis l’éclatement de l’URSS en 1991 et l’indépendance des pays baltes, les résidents d’origine russe des pays baltes ne sont plus reconnus comme citoyens  : en Lituanie par exemple, ils sont 270 000. En Afrique, plusieurs peuples sont victimes d’apatridie  : la Côte d’Ivoire compte 700 000 apatrides provenant notamment du Burkina Faso  ; ou encore les Nubiens du Kenya. L’Amérique n’est pas exempte de ce phénomène  : au Canada, les « citoyens perdus », d’origine amérindienne, depuis la loi sur la nationalité de 1947. Enfin, dans les Caraïbes, en République dominicaine, résident 200 000 apatrides d’origine haïtienne, méprisés en raison de la différence de niveau de développement entre ces deux pays.

Cette situation, qui concerne comme on le voit le monde entier, apparaît inacceptable et contraire aux droits humains fondamentaux. Face à cela, l’ONU a lancé en 2014 une initiative visant à éradiquer totalement l’apatridie d’ici 10 ans. Le secrétaire général de l’ONU, Ban Ki-moon, a appelé à plusieurs reprises à un traitement humain envers les migrants, réfugiés et apatrides, lui qui, enfant pendant la guerre de Corée, a vécu les tourments des réfugiés. Il faut faire connaître ces textes de l’ONU sur l’apatridie et faire pression en faveur de leur signature et de leur ratification par notre pays et par tous les États qui se disent démocratiques.

Par Chloé Maurel, historienne, spécialiste des Nations unies.

Dernier ouvrage paru  : Histoire des idées des Nations unies, éditions L’Harmattan.


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