Après le premier recul gouvernemental, retrouvez les points de vue de Pierre Zarka, de Observatoire des mouvements de la société (OMS), du consultant Robert Kissous et un texte collectif (Laurent Degousée (SUD commerce), Karl Ghazi (CGT commerce Paris), Éric Scherrer (Seci-Unsa) et Alexandre Torgomian (Scid), membres du Clic-P).
Les signataires : Laurent Degousée (SUD commerce), Karl Ghazi (CGT commerce Paris), Éric Scherrer (Seci-Unsa) et Alexandre Torgomian (Scid), membres du Clic-P
L’avant-projet de loi El Khomri n’est pas la simple continuation de la politique économique et sociale ultralibérale de François Hollande : il constitue une rupture importante dans le rapport du gouvernement et du Medef aux organisations syndicales. Le recours au référendum pour contourner les syndicats majoritaires constitue l’un des enjeux cruciaux de ce texte. Or, le référendum en entreprise est doublement critiquable : il fait passer pour la volonté des salariés les régressions imposées par l’employeur, tout en sapant les fondements de la représentation syndicale. C’est à la suite d’une visite précipitée d’Alexandre Bompard, président de la Fnac, que la ministre du Travail a annoncé l’inscription du référendum dans son projet de loi. Il s’agit de permettre qu’un accord signé par des syndicats, dont l’audience est comprise entre 30 et 50 % des voix, soit soumis à un référendum, l’approbation des salariés validant le texte. Ce faisant, on nie à la fois la représentativité des syndicats majoritaires, tout en reconnaissant celle des minoritaires, et l’on fait croire à un système plus démocratique que celui né des lois de mai 2004 et d’août 2008.
L’attribution d’un pouvoir exorbitant aux syndicats minoritaires ne doit pas masquer une rupture de fond. Car, justifier le recours au référendum par l’absence de légitimité des syndicats éclabousse tout le monde, les majoritaires et les minoritaires. Cela préfigure, sans doute, un virage politique du Medef et du gouvernement, qui semblent estimer qu’ils pourront désormais se passer des syndicats, même les plus complaisants, pour achever de détruire les droits des salariés. La première illusion, est celle de « l’initiative » syndicale. En réalité, le véritable initiateur est l’employeur, dont la signature au bas d’un accord est la condition nécessaire pour que le référendum puisse exister. Curieusement, Myriam El Khomri n’est pas suffisamment éprise de démocratie pour proposer un référendum à l’initiative des salariés, dont les résultats seraient obligatoires pour l’employeur ! La seconde, c’est de faire semblant d’oublier que l’employeur est le maître d’œuvre de tout le processus consultatif, comme l’avons constaté dans tous les référendums d’entreprise anciens ou récents. Il est maître de la question posée : or, une même question, formulée différemment, peut emporter des réponses très différentes. Demander à des salariés « êtes-vous d’accord pour travailler plus sans gagner plus » ne donnera pas le même résultat que « êtes-vous d’accord pour travailler plus sans gagner plus pour ne pas être licencié » ; ou bien encore « êtes-vous d’accord pour travailler de nuit » et « êtes-vous d’accord pour que votre magasin soit ouvert la nuit »…
S’il maîtrise la question, l’employeur a également la mainmise sur le scrutin : le calendrier, les règles de propagande électorale, le corps électoral… Et, surtout, notamment lorsque le référendum touche des établissements distincts, l’employeur est le seul à pouvoir mener campagne et toucher 100 % des salariés, les organisations opposées aux accords n’intervenant efficacement que là où elles sont physiquement présentes.
L’histoire des référendums d’entreprise le montre : il est rarissime qu’un employeur soit mis en minorité, en raison de l’immense avantage qu’il détient sur ceux qui combattent ses projets. Les voix outragées sont déjà prêtes à s’élever pour expliquer que les syndicats ne représentent pas grand-chose et s’opposent à cette mesure démocratique parce qu’ils ne veulent pas entendre les salariés. Il est un peu consternant que les porte-voix de certains partis politiques s’en prennent aux organisations syndicales sur ce terrain-là. Bien sûr, la France est un pays où le taux de syndicalisation est faible, au contraire d’une grande capacité de mobilisation. Mais, peut-on sérieusement soutenir qu’un syndicat « bloque » de manière illégitime un accord collectif, alors que la loi ne donne d’effet au droit d’opposition que s’il est formé par un ou des syndicats qui représentent la majorité des voix aux élections professionnelles ? Et lorsque « les Républicains » ou le PS revendiquent respectivement 200 000 et 180 000 adhérents, peuvent-ils, par exemple, se gausser des 700 000 syndiqués de la seule CGT ? Peut-on, par ailleurs, justifier le recours au référendum en expliquant que les syndicats qui représentent plus de 50 % des voix ne sont pas représentatifs et donner la maîtrise de l’agenda social de l’entreprise à ceux qui n’en représentent que 30 % ? C’est encore l’un de ces paradoxes à la mode que l’on veut nous présenter comme des évidences (comme de dire que le pouvoir de licencier librement crée des emplois et que de faire travailler plus ceux qui travaillent déjà va résorber le chômage…).
Le référendum d’entreprise n’est pas différent du référendum politique, introduit en France par les Napoléon (1er et 3e) pour asseoir le césarisme. Le « coup d’État permanent » que François Mitterrand reprochait au général de Gaulle est étendu par ses successeurs au monde de l’entreprise et veut sceller le retour à la toute-puissance du chef d’entreprise : celle qui existait avant la naissance du Code du travail. Cela n’a rien à voir avec la démocratie.
Le premier ministre Manuel Valls et la ministre du Travail Myriam El Khomri l’avaient annoncé : la réforme du Code du travail ne serait pas une réformette, ce serait l’entrée de ce Code dans le XXIe siècle. Rien de moins ! Le lancement était suivi d’une campagne complètement indigente sur le thème « le Code du travail est inutilisable, il pèse 1,4 kg ». Un reportage sur une chaîne de télévision dont nous tairons le nom par politesse montrait un patron marchant dans son atelier avec le Code du travail sous le bras, expliquant qu’il ne pouvait rien dire et rien faire sans cela. Il fallait donc moderniser et simplifier tout cela.
Comme toujours, on fait appel à la « liberté » pour habiller les projets les plus rétrogrades. Ainsi, le titre de ce texte est « projet de loi visant à instituer de nouvelles libertés et de nouvelles protections pour les entreprises et les actifs ». De nouvelles protections ou libertés il n’y en a guère pour les 25,6 millions de salariés actifs ou privés d’emploi, c’est même le contraire. C’est la novlangue libérale, le langage codé : les mots disent le contraire de la réalité. Par exemple, on ne dit plus « plan de licenciements », mais « plan de sauvegarde de l’emploi ».
Alors que le Code du travail vise à protéger le salarié pour contrebalancer son lien de subordination à l’entreprise, sa pseudo-modernisation concoctée avec l’aide du Medef fait sauter toute une série de protections importantes. Sans prétendre à l’exhaustivité (1), ce serait : l’accroissement considérable de la flexibilité permettant d’augmenter le temps de travail sans que cela déclenche forcément des heures supplémentaires ; la possibilité de diminuer à 10 % la majoration de 25 % ou 50 % des heures supplémentaires ; celle d’accords d’entreprise établis à la baisse par rapport au Code du travail ou accords de branche ; l’extension de la définition du licenciement économique le rendant difficile à contester ; et enfin, la mise hors jeu des juges pour contrôler la légalité du motif de licenciement économique et fixer les indemnités.
Bref, on voit qu’il s’agit de sécuriser le patronat et de soumettre davantage les salariés. C’est une constante depuis une trentaine d’années. Depuis l’existence d’un chômage de masse en France, chaque plan d’aide au patronat est présenté comme un moyen de lutte contre ce chômage. C’est un mensonge pur et simple. Quel besoin a l’entreprise d’embaucher des salariés, ne serait-ce qu’en intérim ou CDD pour des surcharges temporaires, puisqu’elle peut faire travailler ceux en place avec le droit de les licencier en cas de refus ? Ce n’est ni en réduisant la rémunération des heures supplémentaires ou en gelant les salaires, ni en augmentant le temps de travail de ceux qui sont en activité que l’on favorise la diminution du chômage. Cela revient à creuser toujours plus les inégalités, déjà considérables, comme le démontrent toutes les études.
L’objectif du patronat est tout autre. Il utilise ce chômage massif et la précarité pour faire pression sur les salariés : « Si vous n’êtes pas contents, il y en a cent qui attendent à la porte. » Il s’agit d’augmenter les profits d’une année sur l’autre, à la mesure de l’accumulation réalisée. Or, en période de crise, d’absence de croissance, cet objectif ne peut être atteint « normalement » mais implique une part croissante d’accumulation de capital par dépossession. C’est-à-dire en prenant sur la part des autres couches sociales ou de l’État.
C’est alors le gel ou baisse des revenus, la dégradation des droits sociaux, la flexibilité pour adapter la durée du travail à l’activité. Tout cela faisant porter par les salariés le risque commercial et conjoncturel. À quoi s’ajoute maintenant la volonté de légaliser l’ubérisation sociale, ces faux autoentrepreneurs qui devraient être de vrais salariés que l’on voit se multiplier dans le secteur des voitures de tourisme avec chauffeur, de la livraison de repas à domicile. L’enjeu est de taille puisque les rapports sociaux à la Uber risquent de se propager dans d’autres secteurs d’activité. C’est une revendication patronale : la « facilitation des nouvelles formes d’activité indépendante ». Entendez par là avoir des travailleurs disponibles sans emploi – merci à la précarité et au chômage –, prêts à n’avoir aucune garantie sociale.
L’État providence pour les patrons, ces grands assistés, s’affirme : baisse des cotisations sociales patronales, règles permettant « d’optimiser » ou de réduire l’impôt, aides directes, crédit d’impôt compétitivité emploi (CICE)… Et, pour fournir, des débouchés aux capitaux ainsi accumulés : privatisations, développement de partenariats publics-privés, endettement auprès des marchés financiers, etc. On le voit, l’enjeu est de taille. La mobilisation contre ce projet aussi. Malgré la répression – un hasard ? – qui s’abat de plus en plus sur les militants syndicaux. Serait-ce la loi de trop après celles de l’état d’urgence et de la déchéance de nationalité ?
(1) Voir le dossier établi par l’Ugict CGT, les communiqués du Syndicat des avocats de France et du Syndicat de la magistrature.
par Pierre Zarka Observatoire des mouvements de la société (OMS)
327076 Image 1Patronat, gouvernement et droite avancent masqués. Pas de texte cohérent dans lequel toutes les facettes du projet seraient assemblées, mais un amas de textes éparses : ANI, lois Rebsamen, Macron ; rapports Badinter, Combrexelle, Metling… Un labyrinthe fait pour qu’il soit difficile de se repérer et empêcher une lecture cohérente du projet, et dont on minimise la portée. Le tapage fait autour de la mise en cause des 35 heures masque un projet beaucoup plus global. Le capital s’attache à une refonte du salariat pour mieux refonder la société. Le compte personnel d’activité (CPA), prévu pour janvier 2017, suppose un paiement et des garanties sociales à la tâche et la fin du CDI. L’entre-deux missions serait du ressort d’un revenu universel d’existence (sic !) tel qu’il est déjà à l’œuvre en Finlande et destiné à se substituer aux garanties collectives liées à l’actuel contrat de travail. La rémunération serait du ressort d’une sorte de contrat commercial passé avec chaque salarié, les garanties ne seraient indexées que sur les points accumulés lors de ces périodes d’emploi.
Se greffe le projet de licenciement automatique. Si des syndicats votent majoritairement un accord de maintien de l’emploi en échange d’une baisse de salaire et d’une hausse du temps de travail et que des salariés s’y refusent, cela entraîne leur licenciement sans aucun recours juridique.
Au-delà de la mise en cause du Code du travail, c’est la notion d’intérêt commun et de solidarité de sort qui est sapée. La mise en concurrence des personnes entre elles deviendrait la normalité de la société.
Le rapport Combrexelle complète : « Le logiciel des syndicats s’est constitué pendant les Trente Glorieuses, aujourd’hui la négociation n’est plus une négociation de distribution des richesses mais d’accompagnement de la crise, en leur permettant de sauver la face. » Quant à l’article 1er du rapport Badinter, il précise : « Les libertés et droits fondamentaux de la personne sont garantis dans toute relation de travail. Des limitations ne peuvent leur être apportées que si elles sont justifiées par l’exercice d’autres libertés et droits fondamentaux ou par les nécessités du bon fonctionnement de l’entreprise, et si elles sont proportionnées au but recherché. » Ben voyons. Le rapport Combrexelle met la vie syndicale en résidence surveillée. Il gomme tout antagonisme entre patronat assimilé à entreprises et salariés, assimilant patronat à intérêt général, et dessine la frontière infranchissable de la négociation. Il déplore que « notre pays n’ait pas une culture de la négociation et du compromis », le « principe d’égalité » constituant le dogme à combattre. La seule référence faite à la finalité du travail est la participation à la concurrence et à la compétitivité. Il débouche sur la « prééminence des accords d’entreprise enfin libérés des contraintes législatives… ».
La négociation devient un moyen d’intégration du syndicalisme. Au-delà de l’entreprise, il s’agit, ajoute-t-il, d’un « mode de régulation de l’ensemble de notre société ». Il est significatif qu’au même moment, d’Air France à Goodyear, toute action ne rentrant pas dans ce moule soit considérée comme un délit.
La meilleure défense, c’est l’attaque. Si la dénonciation et la défense des acquis sont nécessaires, elles ne suffisent pas. Les bouleversements dus à l’automatisation, au numérique, à l’élévation du niveau de connaissances font que ni le travail ni la société ne peuvent rester ce qu’ils sont.
Ne pas retarder d’une guerre implique de travailler nous aussi à une refonte de la société, à un nouveau contrat social à la française qui permettrait d’éclairer et de donner leur sens aux revendications et aux luttes immédiates. Le travail n’est créateur de richesses que parce qu’il cristallise en lui toutes les pratiques sociales des travailleurs – y compris celles « hors travail ». Cela conduit à poser comme un objet de rassemblement et de luttes que la rémunération couvre toutes ces pratiques. Mais pour cela, encore faut-il avoir le pouvoir nécessaire sur l’économie. On ne peut pas être qu’un peu anticapitaliste.
Dossier publié par le journal L’Humanité
Date | Nom | Message |