Le djihadisme. D’où vient-il ? Où va-t-il ?

samedi 2 avril 2016.
 

Table ronde entre Olivier Roy, politologue, chercheur et professeur, Raphaël Liogier, sociologue et philosophe, professeur à Sciences-Po Aix et, à Paris, au Collège international de philosophie et Jean Birnbaum, journaliste, essayiste et directeur du Monde des livres.

Les faits :

Le djihadisme hante nos sociétés. Sa manifestation la plus visible et la plus violente se réalise dans un terrorisme à plusieurs visages. Cette réalité angoissante, terrifiante même, résiste à toutes les simplifications.

Le contexte :

Déconstruire le djihadisme pour mieux l’endiguer ?

Entretiens croisés réalisés par Nicolas Dutent, L’Humanité

Trois spécialistes interrogent ici l’histoire et les motivations des djihadistes dont il n’existe pas de profil type. Il rendent compte, ce faisant, de la complexité de ce phénomène, de l’exigence de mieux le comprendre et de la difficulté à le combattre.

D’où vient le djihadisme  ? Compte tenu de l’éclatement, du flou et des évolutions dont cette définition est l’objet, désigne-t-elle encore quelque chose d’un peu précis  ?

Olivier Roy Il y a un concept classique du jihad défini au cours des siècles par une majorité des « docteurs de la loi »  : c’est une obligation collective (et non pas individuelle) de participer à la défense d’un territoire musulman qui fait l’objet d’une attaque par des non-musulmans. Il ne peut se déclarer contre d’autres musulmans. Le Jihad est donc temporaire et localisé. Cela s’inscrit dans le cadre plus large de l’« effort » (qui est l’étymologie du mot jihad) pour être un bon musulman. Mais le jihad armé ne peut être proclamé que par les « docteurs de la loi », qui vérifient que la situation d’un pays ou d’un territoire musulman répond à la définition canonique du jihad. Bref, personne n’a le droit de s’autoproclamer jihadiste, et il n’y a pas de djihad permanent. Le jihad armé ne fait pas partie des cinq piliers de l’islam, c’est-à-dire des cinq obligations (prière, jeûne, pèlerinage, profession de foi, aumône). Bien sûr, historiquement, le terme a été utilisé par des pouvoirs politiques peu soucieux du pointillisme juridique et dans le seul but de donner une légitimité religieuse à un conflit tout ce qu’il y a de profane (on a même entendu Zinoviev au congrès de Bakou des peuples d’Orient, en 1921, lancer un vibrant appel au jihad contre l’Empire britannique). Mais, même dans ce cas, le jihad était collectif et temporaire.

Raphaël Liogier Dans les années 1980, le jihadisme prolonge le fondamentalisme, avec des terroristes endoctrinés. Ces islamistes radicaux sont souvent des intellectuels, contrairement à aujourd’hui. L’erreur est de considérer que le jihadisme, qui sévit sur le sol français depuis 2012, prolonge encore le fondamentalisme. Il y a aujourd’hui deux phénomènes  : d’un côté, un nouveau fondamentalisme dépolitisé, ­individualiste, axé sur les mœurs, communautariste, avec des individus qui imitent le style des Bédouins du VIIe siècle, comme les ­compagnons du Prophète, avec de longues tuniques, la barbe, apprenant l’arabe, pratiquant rigoureusement. On les appelle salafistes par facilité. Ils peuvent être intolérants mais sont opposés au terrorisme. D’un autre côté, on a des individus désocialisés, peu enclins à la rigueur religieuse, faisant de l’islam un slogan antisocial. Dans les années 1970, ils seraient peut-être devenus des punks violents. L’un de ces groupes, Forsane Alizza, dissous en 2012, diffusait une vidéo où était brûlé le Code pénal. Les jihadistes, de Mohammed Merah, en passant par les frères Kouachi, Amedy Coulibaly, jusqu’aux terroristes du 13 novembre, ont ce profil, des caïds ratés, délinquants, en général orphelins, en quête de virilité. Aucun n’est passé par une formation théologique de fond ou par une intensification de sa pratique religieuse, avant de se lancer dans le jihad. C’est ensuite qu’ils prennent une posture de fondamentalistes, avec un semblant de pratique et des slogans islamistes. Ils s’habillent différemment des « vrais » fondamentalistes, plutôt en style néo-afghan, plus guerrier, plus kaki.

Jean Birnbaum Dès 1978, à l’époque où il enquêtait sur la révolution islamique en Iran, le philosophe Michel Foucault constatait  : « Le problème de l’islam comme force politique est un problème essentiel pour notre époque et pour les années qui vont venir. » Depuis, ce problème n’a pas cessé de s’intensifier, et le djihadisme en constitue la forme la plus redoutable. Malgré sa diversité, il possède cette chose qui lui donne son unité  : sa puissance d’aimantation. Quand on est de gauche et qu’on se réclame d’une tradition internationaliste, on ne peut qu’être frappé par ce constat qui m’obsède  : en 2016, le djihadisme constitue l’unique cause pour laquelle des jeunes Européens sont prêts à mourir par milliers à l’autre bout du monde. Or ces jeunes, qu’ont-ils en commun  ? Ce ne sont pas tous des « déshérités », comme le dit une certaine gauche. Ce ne sont pas non plus tous des « immigrés », comme le prétend une certaine droite. Ce qui les rassemble, ce sont des textes et des gestes, une attente messianique qui met à feu l’espérance politique. Quelle que soit leur origine, ils proclament cette certitude que Ben Bella, l’ancien président algérien, formulait dès 1980  : « C’est l’islamisme qui offre les meilleures chances d’une libération réelle… »

Sommes-nous entrés dans un nouvel âge du ­djihadisme  ? Quelles absences et quelles espérances rendent son essor possible  ?

Olivier Roy Oui, car dans les années 1970, un nouveau concept de jihad a émergé dans les milieux radicaux  : l’« obligation absente », à savoir l’idée que le jihad est une obligation individuelle et permanente, que le monde musulman est en permanence attaqué non seulement de l’extérieur, mais aussi de l’intérieur. Pour des raisons mystérieuses, ce « sixième pilier »de la foi n’aurait pas été formulé explicitement par le Prophète, mais s’impose néanmoins à tous les musulmans. Le terme « jihadisme » se réfère à cette conception du jihad qui prend un peu la place de la « révolution permanente » et mondiale chère à l’extrême gauche des années 1970. C’est une sorte d’idéologie de l’activisme. Ce jihad n’est plus nécessairement lié à une situation temporelle donnée. Il se fait au nom de la oumma, c’est-à-dire de la communauté virtuelle de tous les musulmans (et non pas d’un peuple ou d’un pays donné). Les nouveaux jihadistes vont donc aller de jihad en jihad. Le premier grand terrain de lutte est l’Afghanistan, après l’invasion soviétique de 1979  : à partir de 1984, des milliers de jeunes volontaires, surtout arabes, vont y aller combattre. Dans les années 1990, le nombre de terrains de jihad s’accroît  : Bosnie, Tchétchénie, Somalie et encore Afghanistan. Le recrutement des « internationalistes » se diversifie et s’occidentalise  ; ils comptent aussi une forte proportion de convertis. Les organisations jihadistes (al-Qaida, Daech) voient dans l’action terroriste en Occident la forme la plus achevée de ce nouveau jihad. Le terrorisme devient donc un acte jihadiste.

Raphaël Liogier Nous sommes dans un nouvel âge de l’information, non plus produite par les médias, mais par tout le monde, à travers Internet. Internet est devenu un espace de socialisation où on raconte sa vie. Dans ce « grand bain informationnel », un événement en Palestine se traduit par des troubles dans la banlieue de Lyon. La circulation globale des désirs se traduit aussi par celle des frustrations, qui aboutit à des « effets de vitrine globale »  : un Congolais vivant dans des conditions précaires voit vivre comme s’il y était un riche New-Yorkais. Ce mode de vie lui est proche et pourtant inaccessible, comme dans une vitre qu’il peut chercher à casser. C’est ce qui crée « un marché global de la terreur », quasiment monopolisé par Daech. D’autres marques concurrentes surgiront à l’avenir. Contrairement à al-Qaida, les leaders de Daech ne misent pas sur l’idéologie mais sur la mise en scène, par exemple avec des exécutions capitales sur YouTube. Ils ne cherchent pas à endoctriner mais à embrigader des êtres en déshérence, en renversant le sens du stigmate. Il n’y a plus besoin d’un temps de pratique, de théologie, l’embrigadement est immédiat, en leur promettant que leurs échecs dans cette « société pourrie » sont le signe qu’ils sont choisis par Allah. N’importe quel groupe peut se revendiquer de la marque Daech pour assurer une publicité mondiale à ses actions violentes, il lui suffit d’adhérer, via Internet, à la charte esthétique. Et cela permet à Daech de proliférer.

Jean Birnbaum « L’espérance est vitale comme l’oxygène que l’on respire », disait le rappeur Rocca dans un morceau intitulé les Jeunes de l’univers... Ce n’est pas demain la veille que l’humanité cessera d’espérer. Or, la puissance du djihadisme en dit long sur l’état de l’espérance à notre époque. Peu après la chute du mur de Berlin, l’historien François Furet, qui avait été communiste, affirmait que nous étions désormais « condamnés à vivre dans le monde où nous vivons ». Pour la gauche, ces mots furent un traumatisme. Car la gauche, qu’elle soit réformiste ou révolutionnaire, a toujours voulu « dépasser » le monde tel qu’il est, avec son cortège d’injustices et de guerres. Or, aujourd’hui, elle a largement renoncé à bâtir un « au-delà » de la société marchande. La seule internationale militante qui menace sérieusement l’hégémonie du capitalisme globalisé, c’est le djihadisme sans frontières. Du reste, ses combattants reprennent bien des éléments de l’anticapitalisme classique, à commencer par la dénonciation des inégalités et de la démocratie « bourgeoise ». Mais l’au-delà que le djihadisme propose n’est pas celui de l’émancipation sociale, c’est celui de la soumission intégrale. Il veut en finir avec le monde présent, oui, mais pour de bon, puisque ses soldats souhaitent abolir l’histoire humaine et instaurer le royaume de Dieu. Tout se passe comme s’il n’y avait pas la place pour deux espérances, deux « au-delà ». Il faut s’en souvenir : partout où l’islamisme a triomphé, la gauche a été décapitée.

Comment expliquez-vous la difficulté, voire le désarroi des milieux politiques à comprendre ces mouvements complexes et à lutter contre eux  ?

Olivier Roy Les autorités ont du mal à distinguer deux choses  : les conflits locaux du Moyen-Orient et du Sahel, et la globalisation de la radicalisation, en particulier dans une frange de la jeunesse occidentale souvent, mais pas forcément, d’origine musulmane. Tantôt on fait des conflits locaux la cause de la radicalisation, et dans ce cas l’intervention militaire ne fait qu’exacerber les tensions sans tarir la source de radicalisation. Tantôt on voit dans la radicalisation d’une catégorie de la jeunesse en Occident une conséquence d’une radicalisation avant tout religieuse, on se concentre alors sur le contrôle des mosquées ou bien sûr la production d’un « islam modéré ». Or, les modes de radicalisation se font la plupart du temps en dehors de ce qu’on appelle la « communauté musulmane » ou bien en dehors de l’« opinion arabe »  ; la radicalisation se fait dans le cadre de groupes de copains ou de « pairs » qui se rencontrent dans un quartier, en prison ou à travers une connexion familiale, donc dans un milieu finalement assez étroit et pas très branché sur la société extérieure. De plus, ces jeunes sont largement immergés dans une « culture jeune » qui n’a rien de spécifiquement musulman et qui relève souvent d’une esthétique de la violence reflétée par les films et les jeux vidéo. Il faudrait aussi travailler à ce niveau-là.

Raphaël Liogier Les politiques cherchent moins à comprendre qu’à répondre aux angoisses. Le fondamentalisme islamique est perçu comme la porte d’entrée vers le jihadisme parce qu’il exprimerait une guerre contre notre civilisation. Le nouveau fondamentalisme prône pourtant une sorte de développement personnel islamique, certes communautariste, et utilise aussi Internet. Mais ces fondamentalistes, que le gouvernement prend pour nos ennemis, sont aussi discrédités sur les sites affiliés à Daech parce que leur théologie détourne les jeunes de l’action armée. En faisant des déclarations qui induisent que l’on ne devrait pas avoir peur d’être islamophobe, sur l’interdiction de l’arabe dans les mosquées, sur la fermeture de celles-ci, sur la déchéance de nationalité, le gouvernement devient un relais du marketing de Daech. Il participe à la mise en scène de la guerre de civilisation avec des politiques perçues comme discriminatoires dont a besoin Daech pour provoquer le désir de vengeance. La situation devient incontrôlable, avec des individus instables qui peuvent à tout moment se revendiquer de Daech pour tirer sur une foule. C’est une politique insécuritaire.

Jean Birnbaum Si les politiques ont tant de mal à affronter le djihadisme, c’est qu’ils sont devenus incapables de prendre le religieux au sérieux. Ils ne sont pas les seuls  : après des siècles de sécularisation, nos sociétés ont oublié que l’élan spirituel peut avoir une puissance propre. Ainsi, quand des hommes sèment la terreur au nom d’Allah en plein Paris, le premier réflexe de l’État consiste à marteler que cela n’a « rien à voir » avec l’islam. La gauche joue ici un rôle particulier, car elle hérite d’une longue tradition de déni. Pour elle, la religion est une chimère vouée à être dissipée par le progrès. Si cette « illusion » resurgit dans le présent, c’est forcément comme le symptôme d’autre chose  : la crise sociale, la guerre du pétrole… Ainsi, la religion serait forcément un « voile » qui masque la politique, jamais son visage même. Résultat  : plus les djihadistes invoquent le ciel, plus la gauche tombe des nues  ! Si elle veut reprendre pied, il lui faudra renouer avec sa tradition critique, et d’abord avec… Marx. Car il prenait le religieux au sérieux, lui… « La critique de la religion est la condition de toute critique », écrivait-il. Retenons la leçon  : pour critiquer une croyance, et a fortiori pour affronter ses effets violents, encore faut-il ne pas la réduire à rien.

La revue de presse

Le Monde des religions

Jean-Pierre Filiu, spécialiste de l’histoire du Moyen-Orient contemporain, interrogé par Virginie Larousse  :

« Quand j’ai publié L’Apocalypse dans l’islam en 2008, je relevais qu’al-Qaida n’était heureusement pas animée par une vision apocalyptique. C’est en revanche le cas de Daech, ou en tout cas de sa propagande, car il ne faut jamais exclure ce que j’appelle “l’opportunisme apocalyptique”, soit la manipulation d’une rhétorique eschatologique pour amplifier le recrutement. Des traditions attribuées au prophète Mahomet lui-même situent la bataille de la fin des temps dans le nord de la Syrie, entre les localités d’Aamaq et de Dabiq. Daech a choisi de donner le nom de la première à son “agence de presse” et de la seconde à son magazine en ligne, diffusé dans de très nombreuses langues. Selon cette même tradition, les musulmans affronteront là les “Roum”, c’est-à-dire les orthodoxes, d’où une véritable envolée des montées au djihad. »


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