Martine Aubry (comme les autres signataires) doit renoncer aux bavardages sur « les réformes nécessaires » et trancher entre...

vendredi 4 mars 2016.
 

Pêche à la ligne dans le Rubicon

Martine Aubry trouve donc que « trop c’est trop ! » à propos de la politique de François Hollande. Je goûte l’étrange sentiment de ceux qui peuvent se reprocher d’avoir eu raison trop tôt. Et j’ai la même perplexité qu’au premier jour. Rien de ce que fait Hollande n’était imprévisible. Mon livre En Quête de gauche a montré les racines idéologiques profondes de sa vision politique. Dans ma campagne de 2012, j’avais fait les comptes de ce que ses engagements impliquaient en ce qui concerne le retour au 3% de déficit du budget de l’État dès 2013. Il en va de même pour Valls. Je me souviens des plaintes publiques de Pierre Laurent au mois d’août 2013 parce que j’avais dit de Valls « contaminé par Le Pen ». Après l’épisode de la déchéance de nationalité qui me trouvera encore « excessif » ? Et ainsi de suite.

Mais toute l’avance stratégique que devait nous donner la lucidité sur ce qui allait advenir, la force de la geste qui nous conduisait à prendre le drapeau du choc avec le Front national, tout a été perdu par les médiocres querelles des alliances aux élections locales, les jalousies égotiques et tout le reste. Le refus d’assumer le devoir d’entraînement et d’éclaireur de la société est consubstantiel à l’essentiel des petits groupes de l’autre gauche et du Front de Gauche. Là règne le mythe de la « pression sur la gauche », la « mise au pied du mur » et les autres ritournelles de l’impuissance qui ont occupé pendant bientôt presque cent ans les groupes trotskistes et leur variantes contemporaines chez tous ceux qui renoncent à être eux-mêmes acteurs de l’Histoire.

Dès lors, la tribune signée de Martine Aubry soulève une nouvelle vague de folle espérance de tous ceux qui comptent sur les autres pour régler leur problème et celui de notre famille dans l’Histoire longue. Peu importe ce qu’elle a pu écrire vraiment, peu importe avec qui elle écrit, peu importe qu’ensuite elle parle du caractère naturel de la candidature de François Hollande. Ni même qu’elle dise le contraire le lendemain à Lille dans une réunion semi confidentielle de « notre primaire ». Les mêmes qui me chicanent un adjectif se régalent à grosses cuillères de ses satisfécits accordés à la politique du gouvernement dans l’éducation et la santé, deux brasiers déjà allumé de la révolte populaire. Les mêmes qui me disputent une proposition pas assez ceci ou trop cela s’accommodent sans mal d’une conclusion de cette tribune clouée à un niveau de généralité qui ne peut être sans cause. Je ne raisonne pas de cette façon.

Aubry ne fera rien d’autre que ce qu’elle a fait déjà. Et si par hasard elle allait plus loin, il faudrait avoir avec elle un dialogue exigeant et non pas une transe ébahie. Elle, comme les autres doit renoncer aux bavardages sur « les réformes nécessaires » et trancher entre politique de l’offre et de la demande, entre exigence écologique et abandon productiviste. En toutes hypothèses, le temps des cartes blanches est fini avec quelque socialiste que ce soit. Notre dignité est à ce prix mais plus encore l’existence même d’une gauche réelle dans ce pays où elle pourrait bien être liquidée comme elle l’a déjà été en Italie, en Pologne et ailleurs.

Cette tribune est signée par plusieurs partisans éminents de la primaire de toute la gauche. On trouve ainsi parmi les signataires des membres du PS comme Benoît Hamon mais aussi d’EELV comme Daniel Cohn-Bendit. Mais étrangement, aucun dirigeant communiste ni d’EELV n’a été invité à se joindre à cette offensive alors qu’ils sont pourtant de loyaux amis de ce processus. Et le dissident socialiste le plus avancé, le socialiste Pouria Amirshahi, non plus. L’opération reste circonscrite aux « proches » dans la meilleure tradition de la cour des miracles du PS et de ses courants et sous courants. Valls a eu beau jeu d’observer que les signataires socialistes de la tribune forment un club des anciens de la primaire socialiste de 2011.

En bout de course, 48 heures après le lancement de l’obus à fragmentation paru dans Le Monde, il n’y a pas manqué le non moins traditionnel jeu de « tu me vois, tu me vois plus » que pratiquent ces élites pusillanimes. Comme cela sentait trop le souffre il aura suffi de quelques heures pour que Martine Aubry ajoute que si « trop c’est trop » François Hollande reste néanmoins le candidat naturel Bla Bla. Puis le lendemain encore à Lille Elle appelle tous les amis de gauche à participer à la primaire ». Hollande ne serait pas de gauche quoique candidat naturel ? On s’y perdrait si on devait prendre tout cela au sérieux. Au PS, on ne s’approche du Rubicon que pour y pêcher à la ligne.

Bien sûr, la tribune publiée par le journal Le Monde de jeudi 25 février est une critique implacable bienvenue. Une preuve de plus que la monarchie présidentielle et sa cour sont à bout de souffle. Peut-être même le début d’une révolution de Palais ? Car cette tribune ressemble beaucoup à un appel à la démission de Manuel Valls du poste de Premier ministre. En toute hypothèse, j’approuve la critique de la politique du gouvernent que fait Martine Aubry. Comment pourrait-il en être autrement puisque nous faisons la même depuis des mois ? Elle demande l’abandon du projet de révision constitutionnelle sur la déchéance de nationalité comme je l’ai fait sur TF1 le 10 février dernier et comme le demande tout le Front de Gauche. Pour elle, ce projet met en cause « notre conception de l’identité de la France. Pour la gauche, l’identité française doit être républicaine, elle se définit comme une communauté non pas d’origine, mais de destin, fondée sur les valeurs de liberté, d’égalité, de fraternité et de laïcité ». « Aller au Congrès de Versailles dans ces conditions serait une fêlure profonde pour la gauche et d’ailleurs aussi pour certains démocrates. Évitons-la » demande-t-elle à François Hollande. Elle dénonce aussi « la meurtrissure de l’indécent discours de Munich » de Manuel Valls contre l’accueil des réfugiés.

Sa critique n’en reste pas à ces principes républicains ou moraux. Elle porte avant tout sur la politique économique et sociale du gouvernement. Martine Aubry dénonce le « pacte avec le Medef qui se révéla un marché de dupes ». Elle critique ainsi le gaspillage des 41 milliards d’euros annuels du pacte de responsabilité « mobilisés pour rien, ou si peu, [et qui] auraient été si utiles à la nouvelle économie, à l’écologie, à l’éducation et à la formation, aux territoires, à l’accès à l’emploi de ceux qui en sont le plus éloignés, au pouvoir d’achat, aux investissements publics et privés et donc aux carnets de commandes des entreprises ».

Surtout, elle dénonce le projet de loi El Khomri sur le code du travail avec des mots que je partage. Ainsi quand elle dit que « la gauche a appris des mouvements ouvriers qu’il n’y a pas de liberté sans égalité ». Ou que « le droit n’enferme pas, il libère. Il libère en arrêtant la liberté des autres où commence la sienne. Il libère en apportant aux plus faibles les droits qui visent à rééquilibrer les rapports dans l’entreprise ». Martine Aubry a raison de dire que « c’est toute la construction des relations sociales de notre pays qui est mise à bas en renversant la hiérarchie des normes, et en privilégiant l’accord dans l’entreprise dans un pays où le taux de syndicalisation est faible et où le patronat n’a jamais aimé la négociation ». J’ajouterai seulement « et où c’est grâce à la loi qu’est étendue la protection des conventions collectives à tous les salariés et à toutes les entreprises ». Comment ne pas être d’accord quand elle pointe que « les salariés vont subir un chantage permanent et [que] les entreprises seront soumises à des distorsions de concurrence » au sein même de chaque branche ? Et comment contester que « réduire les protections des salariés face au licenciement conduira plus sûrement à davantage de licenciements ! » ? Avec elle, je m’interroge : « à qui fera-t-on croire qu’en multipliant les facilités de licenciements, on favorisera ainsi l’emploi ? », « qui peut imaginer que, en généralisant les possibilités de ne plus payer les heures supplémentaires en heures supplémentaires, on améliorera la situation de l’emploi en France ? Qui peut faire croire qu’augmenter le temps de travail va diminuer le chômage ? ».

Avec elle, nous sommes d’accord pour refuser que « ces revendication du patronat institutionnel deviennent les lois de la République », qui plus est à coup de recours à l’article 49-3 de la Constitution pour les imposer sans vote à l’Assemblée. Doit-on comprendre que si cela devait arriver, Martine Aubry appellerait les députés qui siègent à gauche de l’Assemblée à voter une motion de censure du gouvernement comme je l’ai fait lundi 22 février sur France Info ? Marie Noëlle Liennemann le propose, Christian Paul le suggère fortement !

Toutefois, je trouve que Martine Aubry veut rester au milieu du gué et que cela la conduit à des concessions de langage qui desservent la crédibilité de sa protestation. Ainsi quand elle fait la part belle à plusieurs actions du gouvernement que le terrain rejette clairement. Ainsi quand elle vante le bilan du gouvernement à propos de ce qu’elle juge être « les succès de la COP21, la priorité donnée à la lutte contre les inégalités à l’école, les avancées de la loi santé ». Les engagements des États lors de la COP21 prévoient un réchauffement climatique de 3 degrés d’ici 2100 dont les effets seront insoutenables. Le nombre de professeurs absents non remplacés ou de fermetures de 36 lycées professionnels sous le mandat de François Hollande laissent craindre le pire pour les inégalités scolaires. La création de 60000 postes d’enseignants est clairement un mensonge et chacun sait dorénavant que seuls quelques 5000 postes à peine sont réellement crées. Quant à la loi santé, elle n’améliore aucunement le remboursement des soins mais elle désorganise le service hospitalier et conduit à une carence dont chacun a désormais fait l’expérience par ses proches ou sa famille.

Je ne peux évidemment pas non plus accepter l’idée qu’Angela Merkel aurait « sauvé l’Europe ». À propos des migrants, Martine Aubry écrit « Non, Angela Merkel n’est pas naïve, Monsieur le Premier ministre. Non, elle n’a pas commis une erreur historique. Non, elle n’a pas mis en danger l’Europe, elle l’a sauvée. Elle l’a sauvée du déshonneur qui aurait consisté à fermer totalement nos portes à toutes ces femmes, ces hommes et enfants fuyant les persécutions et la mort et en oubliant ceux qui chaque jour perdent la vie en Méditerranée ». Si l’on comprend et que l’on peut partager l’intention morale de Martine Aubry, on ne peut pour autant donner de brevet d’humanité à un chef de gouvernement qui a agi avec un tel cynisme dans ce dossier. Car ce serait oublier un peu vite comment son action sur les migrations a d’abord consister à défendre les accords de libre-échange responsables du départ massif de populations d’Afrique subsahélienne et à imposer la politique d’austérité qui a provoqué le départ de plus de 2 millions de personnes de Grèce et d’Espagne.

Mais après tout on comprend que sur ces points, elle et ses co-signataires expriment une sensibilité social-démocrate traditionnelle très européo-enthousiaste. Il me semble pour finir que la vraie faiblesse vient de la chute du texte. Il ne dit rien en effet, ou si peu, de ce qu’il faudrait faire. Tout juste Martine Aubry et les autres signataires disent-il que « pour sortir de l’impasse, il faut de vraies réformes, synonymes de progrès économique, social, écologique et démocratique. Elles doivent être porteuses d’émancipation pour chacun et de vivre-ensemble pour tous. C’est ce chemin qu’il faut retrouver ! Celui de la gauche tout simplement ! ». Mais cela est bien maigre.

Leur texte ne dit rien de l’impasse des traités européens et de la nécessité d’en sortir. Rien de l’impasse de la monarchie présidentielle et de la nécessité de l’abolir. Rien de l’impasse du productivisme et de la nécessité de la transition écologique. Du coup on se demande si ce n’est pas un épisode de plus dans la vie de la cocotte-minute lâchant du lest de vapeur quand il s’en accumule de trop comme les frondeurs s’en sont rendus familiers depuis déjà deux ans. Donc il ne faut pas se plaindre d’être rejoints dans nos critiques, ni de voir la désorganisation augmenter dans le camp de l’adversaire. Mais il ne faut sombrer dans aucune illusion. Du PS ne sont venus rien d’autre que des jeux de rôles sans conséquences autre que d’entrainer les naïfs dans de nouvelles impasses d’illusions et d’impuissance. Et cela pendant que la plus grave crise morale et philosophique de son Histoire l’entraînait ainsi que toute la gauche vers le néant.


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