Cancer de la plèvre, amiante et exploitation

lundi 28 novembre 2005.
 

Les exploités et les opprimés, hommes et femmes, sont aussi discriminés du point de vue de l’espérance de vie, et même de la qualité de vie durant leurs dernières années d’existence. Cependant, pour ce qui est du cancer, à la différence des autres causes de décès prématuré, les causes sociales de la maladie sont difficiles à identifier, ses effets étant souvent différés dans le temps. Ainsi, les services de santé, de prévention comme de soins, peuvent aisément dissimuler les causes strictement professionnelles de « l’explosion des maladies du retraité » (1). C’est pourquoi, les cancers de classe s’égarent dans les registres et les statistiques, leur origine pouvant être attribuée à de multiples facteurs, tels la pollution de l’environnement ou les comportements individuels à risque.

Tel n’est pas le cas des cancers de la plèvre ou du péritoine, dont on sait depuis les années 60, qu’ils sont causés par l’inhalation de fibres d’amiante. Les mésothéliomes ne peuvent cacher leur origine, puisque qu’ils sont déclenchés par des fibres minérales naturelles, telles que l’amiante et, dans de rares cas, par des fibres industrielles (céramiques réfractaires) (2). Bien que le diagnostic de ces mésothéliomes ait pu être truqué et non déclaré comme tel aux registres des cancers, les informations fournies par les statistiques et les enquêtes auprès des proches de victimes de l’amiante (3) démontrent que le capitalisme a su protéger les profits de ses bénéficiaires au détriment de la santé de ceux et celles qu’il avait exploités.

Le mésothéliome est un bon indicateur de l’inégalité sociale face aux risques de cancer. Deux outils statistiques permettent d’en apporter la preuve : la répartition géographique des décès par mésothéliome en Suisse et le statut professionnel de celles et ceux qui en meurent.

C’est une carte des cancers de la plèvre, établie jadis en Angleterre, qui a permis de démontrer que le cancérogène responsable des mésothéliomes était bien l’amiante. On y a vu en effet que les victimes étaient toutes concentrées dans les villes portuaires comportant des chantiers navals, où les coques des navires étaient floquées à l’amiante. En Suisse, une telle carte a été dressée, il y a une dizaine d’années (4). [ v. graphique ] S’y dessinent les régions où l’on a comptabilisé un excédent de décès pour tous les types de cancers. Bien qu’à notre connaissance, elle n’ait pas été mise à jour, elle montre que les victimes de cancer de la plèvre sont concentrées sur les sites industriels où de l’amiante a été manipulé par les travailleurs-euses.

Carte des cancers de la plèvre

Comme on pouvait s’en douter, c’est la région de Niederurnen, autour de l’usine d’amiante-ciment Eternit, qui est la plus frappée. Suivent la métallurgie et la chimie suisse alémanique. En ce qui concerne la Suisse romande, malgré de sombres taches encore incompréhensibles, autour de Vallorbe et de Monthey, les travailleurs-euses semblent avoir échappé au cancer de la plèvre. Il est frappant, par exemple, que la région de Payerne, où l’amiante-ciment a été produit depuis 1957, dans l’usine Eternit, ne manifeste pas d’excédent de mortalité.

Cette lecture n’a cependant rien de rassurant. D’une part, les premiers symptômes de cette maladie mortelle pour les salarié-e-s exposés à l’amiante, n’apparaîtront que plusieurs dizaines d’années après l’exposition (jusqu’à 40 ans), dans la région de Payerne, soit après que l’étude ait été achevée. De plus, nous savons, pour avoir côtoyé une vingtaine de veuves de travailleurs d’Eternit à Payerne que, dans tous les cas, la cause du décès de leur conjoint ne leur avait jamais été annoncée et, par conséquent, prise en compte dans les statistiques de mortalité par cancer. Or, tous ces décès ont eu lieu, en moyenne, douze ans avant l’échéance moyenne de l’espérance de vie des hommes en Suisse, et tous ont été provoqués par une maladie dont les symptômes s’apparentent à ceux provoqués par l’amiante : asbestose, cancers pulmonaires ou mésothéliomes.

La carte est donc faussée par un manque flagrant (voulu ?) de déclarations de décès professionnels, mais a aussi pu être soustraite aux statistiques, puisque les salarié-e-s de Payerne ont été dispersés, notamment les immigré-e-s rentrés au pays. Notons encore que la dangereuse découpe des produits en amiante-ciment était dispersée dans l’usine Lignat à Giez près de Grandson, dans les centres de distribution d’Eternit, et sur les innombrables chantiers de construction : l’évidence de l’hécatombe en Suisse romande a ainsi pu être dissimulée pour quelques temps.

Inégalités sociales face au mésothéliome

Nous disposons cependant d’une seconde étude, qui met en relation l’incidence des cancers parmi les travailleurs-euses, selon leurs statuts professionnels (5). On y voit que le mésothéliome épargne les professions dites libérales, touche de rares employé-e-s, mais frappe durement les travailleurs-euses qualifiés, et plus encore les non qualifié-e-s, immigré-e-s pour la plupart. Des cinquante-huit types de cancers étudiés, c’est le mésothéliome qui accuse le plus fort excédent chez les salarié-e-s occupés dans la fabrication de matériaux de construction, le bâtiment, la métallurgie et les chemins de fer, tous ayant fait un large usage de l’amiante.

L’inégalité sociale face au cancer est largement confirmée : Marcel Goldberg, de l’Institut de veille sanitaire en France, note que « les différences sociales sont très fortes, les ouvriers mourant trois fois plus de cancers du poumon que les cadres », et cela s’explique « non par des comportements individuels, mais par l’exposition à des cancérogènes en milieu de travail » (6).

Prévention et réparation

L’amiante a été utilisé en Suisse depuis un siècle et, de façon exponentielle, depuis les années 50, jusqu’aux années 90, soit 30 ans après que la relation de cause à effet entre amiante et mésothéliome ait été démontrée et communiquée aux employeurs privés et publics. Pourtant, la pandémie actuelle de mésothéliomes, et son aggravation au cours des prochaines décennies, n’ont pas été prévenues ; ses causes sont loin d’être éradiquées, la grande majorité des salarié-e-s ayant été exposés ne sont toujours pas identifiés, informés ni suivis, et la plupart des victimes ou des proches de personnes décédées attendent la reconnaissance de la cause professionnelle de leurs maux et la juste réparation qui leur revient de droit.

Ce sont les spécificités de cette exposition à l’amiante - et à tous les cancérogènes dont les effets cliniques sont différés - qui ont permis aux services publics de prévention et de réparation de se soustraire à leurs obligations. Le mésothéliome ne se déclarant que tardivement, plusieurs décennies après l’exposition, la relation de cause à effet peut échapper aux médecins et être niée par les assurances professionnelles, dont la SUVA, sous prétexte que la profession ou le lieu de travail de la victime ne pouvait l’avoir exposée à l’amiante. C’est alors à ses proches d’apporter la preuve que la « cause prépondérante de la maladie » était bien professionnelle pour bénéficier d’indemnisations, recherches qui ont permis à CAOVA de prouver que des lieux de travail tels que des ateliers de carrosseries, des bateaux du Léman, des bureaux ou des laboratoires universitaires étaient, contre toute attente, bourrés d’amiante.

Les causes du mésothéliome, un tabou

De plus, cette maladie foudroyante présente des symptômes atypiques, difficilement identifiables, ce qui permet à certains médecins de les attribuer à des pathologies non professionnelles. Ce sont là les raisons pour lesquelles le nombre de décès professionnels par mésothéliome reste vague, pour ne pas dire tabou.

L’effet différé de cette « bombe à retardement » explique pourquoi la Confédération a « perdu » une vingtaine d’années entre la dénonciation des risques de l’amiante et son actuelle résurgence. Ce n’est qu’à présent, que les mort-e-s de l’amiante se manifestent annuellement par centaines, et que se confirme l’évidence que l’hécatombe continuera à augmenter jusqu’en 2015, au plus tôt. Rien de surprenant à ce que, bien que les cancers professionnels soient sous-diagnostiqués, bien que « la Suisse reste le second pays [après les USA] le plus cher au monde en 2003 », quant aux coûts de la santé, ces causes de décès ne cessent d’augmenter (7).

Rien d’étonnant non plus à ce que la SUVA tente de se soustraire aux payements des indemnités et incite le patronat à en faire de même car, « à l’évidence, les maladies professionnelles représentent une charge pour les entreprises dont on peut légitimement penser qu’elles vont encore augmenter au cours des années à venir dans la plupart des pays ». Se pose alors, pour le capital, la question de savoir comment échapper aux poursuites car, « si le champ des maladies devait s’élargir, alors se poserait peut-être la question du financement du système » (8). A n’en point douter, leur réponse s’orientera du côté de la sous-évaluation programmée du nombre de victimes et de la prise en charge des coûts, par les salarié-e-s, à travers les caisses de l’Etat.

Assistance à personnes en danger

Face à cette évidence, confirmée dans tous les pays industrialisés, les mesures à prendre ne sont plus seulement de démagogiques « traque à l’amiante », d’énièmes inventaires des bâtiments contaminés ou de pompeux projets d’assainissement toujours différés. La première priorité est d’identifier les travailleurs-euses exposés, ainsi que ceux/celles qui en sont responsables. Il ne s’agit plus de s’attarder sur la liste des « 4000 bâtiments floqués », mais de la centaine de milliers (9) de salarié-e-s ayant été contraints d’inhaler de l’amiante « pour vivre », et dont les poumons et la plèvre ont été « floqués », ainsi que de la petite centaine de chefs d’entreprise qui, ayant pris le risque de les exposer, en sont les seuls responsables.

Ces deux priorités découlent d’une double obligation de prévention et de réparation. En effet, les salarié·e·s encore en vie, qui ont inhalé de l’amiante sur leur lieu de travail, doivent impérativement être alertés pour qu’ils elles puissent aider leurs médecins à interpréter d’éventuels symptômes pathologiques précurseurs, qui sont autant de gages de succès thérapeutiques.

D’autre part, les employeurs doivent être identifiés. Il s’agit nullement de lancer une chasse aux patrons, mais d’approcher les seules personnes physiques ou morales qui disposent des registres des salarié-e-s qu’ils ont embauchés et les seuls dont les moyens financiers permettent d’indemniser les victimes. On s’étonne d’ailleurs du fait que la SUVA oublie, que la responsabilité de la sécurité au travail « incombe en premier lieu à l’employeur. Il doit prendre les mesures de sécurité appropriées afin que la vie et la santé de ses collaborateurs ne soient pas mises en péril. Il assume également les frais qui en découlent » (10).

Le profit nuit gravement à la santé

Tout apparaît comme si la SUVA avait choisi de protéger les intérêts du patronat aux dépens de ceux du salariat. Cette option, prise au nom de la croissance et de la compétitivité, est légitimée hypocritement par la droite au nom d’illusoires maintiens et créations d’emplois, alors qu’elle ne poursuit rien d’autre que l’accumulation des profits. Avec l’explosion des maladies professionnelles, la SUVA ne pourra plus nier l’évidence, renvoyer les malades au travail après un contrôle médical bâclé ou complaisant, dissuader les familles des victimes de rechercher les raisons du décès de leurs proches ou attribuer les cancers professionnels des préretraité-e-s à des causes fantaisistes, telles que le tabac, la pollution ou la fatalité.

Comme nous l’avons écrit à plusieurs reprises, l’amiante est emblématique de la centaine d’autres cancérogènes, introduits en toute impunité sur les lieux de travail, et dont les conséquences tragiques ne tarderont pas à frapper les salarié-e-s. Parmi ceux-ci, le Chlordimeform (CDF), présent dans l’insecticide « Galecron », produit jusqu’à 1988 dans l’usine de Monthey de Syngenta, ex CIBA-Geigy. Le nombre de salarié-e-s atteints de cancer de la vessie y est « tout à fait inhabituel ». Nous reviendrons sur cette nouvelle alerte dans un prochain article pour découvrir comment, en plus de constituer des profits directs par la vente de ces produits, les mêmes multinationales se préparent à les doubler par la vente de miraculeux médicaments « biotechnologiques » censés guérir les cancers qu’elles provoquent.

Notes

(1) Ignacio Ramonet, « Mourir au travail », Le Monde diplomatique, juin 2003.

(2) Henri Pezerat, « Les fibres céramiques réfractaires vont entraîner une vague supplémentaire de fibroses et de cancers », Communication, février 2005.

(3) Par les diverses organisations de défense des victimes de l’amiante, dont CAOVA en Suisse romande.

(4) G. Schüler et M. Bopp, Atlas der Krebsmortalität in der Schweiz -1970 -1990, Birkhäuser Verlag, Basel 1997.

(5) Ch. Bouchardy et al., Cancer Risk by Occupation and Socioeconomic Group Among Men - A Study by The Association of Swiss Cancer Registries, Sandinavian Journal of Work, Environment & Health, vol 28, supplement 1, 2002.

(6) Carcel Goldberg, « Les cancers d’origine professionnelle », L’Ecologiste, juillet-septembre 2004.

(7) http://fr.wikipedia.org.

(8) EUROGIP, Coût et financement des maladies professionnelles en Europe, août 2004.

(9) Estimation de l’Union Syndicale Suisse, Amiante et santé au travail, Berne, février 1985.

(10) SUVA, Guide SUVA de l’assurance contre les accidents, fév. 2003, p. 121.

ISELIN François


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