Évasion fiscale. Eckert et le gouvernement couvrent les fraudeurs

vendredi 8 janvier 2016.
 

Le 14 décembre, le gouvernement a fait retirer dans la plus grande discrétion une mesure adoptée par les députés pour lutter contre l’évasion fiscale des grandes entreprises.

Il est déjà bien tard ce mardi soir, et dans l’Hémicycle l’étude du texte que les députés connaissent déjà bien pour l’avoir voté en première lecture le 8 décembre touche à sa fin. La petite cinquantaine de députés présents sur les bancs en arrive à l’article 35 undecies, selon le pompeux jargon parlementaire (tout simplement le 11e article rangé sous le numéro 35 dans le texte). Il s’agit d’un article que les députés avaient ajouté au projet gouvernemental en première lecture, qui prévoyait l’obligation pour les grandes entreprises de rendre publics les impôts payés dans chacun des pays hors de France où elles ont une activité. Le but de cet article, explique Éric Alauzet (EELV), auteur de l’un des amendements examinés mardi  : s’attaquer «  à un trou noir fiscal de 50 à 80 milliards d’euros, pas moins, lesquels s’évanouissent dans la nature – mais pas pour tout le monde – via la technique dite du transfert de bénéfices consistant, pour des entreprises, à faire du bénéfice dans un pays comme la France, par exemple, et à les transférer dans des pays où les impôts sont très faibles, voire nuls  ».

Qui pourrait croire qu’un gouvernement dit de gauche, même sur son aile la plus à droite, puisse s’opposer à une telle mesure  ? A fortiori, un secrétaire d’État au Budget, Christian Eckert, qui s’était retrouvé en première ligne lors de l’affaire SwissLeaks alors qu’il était rapporteur général de la commission des Finances. Et pourtant l’avis tombe  : défavorable.

«  J’ai un peu de mal à comprendre la frilosité du gouvernement français, regrette la députée socialiste Chantal Guittet. Alors qu’il fait de la lutte contre l’évasion fiscale son cheval de bataille et qu’il a obtenu 1,91 milliard d’euros de recettes supplémentaires en 2014 en allant les chercher chez les particuliers, je ne comprends pas pourquoi il ne mène pas la même action en direction des entreprises.  » Le texte est adopté contre l’avis du gouvernement... qui fait revoter

Les entreprises, justement  : par la voix de Geoffroy Roux de Bézieux, vice-président délégué du Medef, elles avaient mené la charge dès le vote de l’amendement en première lecture  : «  Exiger unilatéralement la divulgation d’informations importantes – voire stratégiques – sur leurs activités sans que leurs concurrents étrangers aient ces mêmes obligations de transparence serait mettre nos entreprises en situation de véritable distorsion de concurrence et créerait pour elles de réelles difficultés.  » Drôle d’argument, où un montage fiscal devient une information protégée par le secret économique.

Argument pourtant abondé dans l’Hémicycle par le président de la commission des Finances, Gilles Carrez (LR), mais aussi par le secrétaire d’État lui-même  : «  Nous ne mesurons pas tous les effets que pourraient avoir ces échanges d’informations.  » «  Il ne s’agit pas de publier des brevets, des process industriels, ni des stratégies d’organisation  », s’étrangle le socialiste Pascal Cherki. Si vous pensez que rendre ces informations publiques dans une démocratie au XXIe siècle, c’est nuire à la compétitivité des entreprises, alors c’est que nous n’avons pas la même conception de l’équilibre à respecter entre la compétitivité des entreprises et le minimum d’informations dont on doit disposer dans une démocratie.  »

Il ne le sait pas encore, mais la question de la démocratie va se poser d’une manière particulière dans les minutes qui vont suivre. Mis aux voix, l’amendement est adopté, contre l’avis du gouvernement, par 28 voix contre 24. Immédiatement, le secrétaire d’État annonce qu’il y aura une seconde délibération, arguant que «  c’est un droit du gouvernement  » et qu’«  a priori, c’est (lui) qui décide  ». Il demande une interruption de séance «  de cinq à dix minutes, Madame la présidente  ». «  Cinq minutes suffisent  ?  » demande dubitative la présidente de séance. «  Il faudra quand même une dizaine de minutes, le temps d’imprimer  », reconnaît Eckert. La séance est donc suspendue… pour une bonne quarantaine de minutes, le temps pour le gouvernement de réveiller quelques députés et les faire venir en renfort. Le reporting public était pourtant une promesse de François Hollande

L’amendement est une deuxième fois mis aux voix. «  Le gouvernement ne souhaite pas appliquer immédiatement en avance par rapport aux autres pays de l’Union les dispositions que l’Assemblée a adoptées, rappelle Eckert. En conséquence, nous proposons par un amendement de supprimer l’article 35 undecies afin d’être cohérents avec les engagements que nous avons pris… euh… au niveau européen et dans la loi de finances.  » En parlant d’engagement, le reporting public était une promesse de François Hollande. «  Je voudrais vous rappeler ce qu’a dit le président de la République, au moment du vote de la loi bancaire », déclare Éric Alauzet. Il a indiqué que les banques françaises devraient rendre publiques, chaque année, la liste de toutes leurs filiales partout dans le monde, pays par pays  ; qu’elles devraient indiquer la nature de leur activité et que l’ensemble de ces informations seraient publiques et à la disposition de tous. «  Je veux, a-t-il ajouté, que cette obligation soit également appliquée au niveau de l’Union européenne et demain étendue aux grandes entreprises.  »

Ironiquement, c’est sans doute une députée LR qui aura le mieux défini l’état d’esprit du gouvernement lors de cette séance  : «  Dans un pays aussi fracturé, entendre parler de contrôle citoyen me fait très peur.  »

Adrien Rouchaleou, L’Humanité


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