Le prolétariat est-il encore en mesure de renverser le capitalisme et quelques autres questions d’orientation

mardi 5 janvier 2016.
 

Marc Bonhomme, Anticapitaliste canadien

Le prolétariat est-il encore en mesure de renverser le capitalisme.

Une correspondante en doute :

« Difficile en Amérique du nord ou la classe moyenne vit encore fort bien ma foi. En Europe, c’est un peu différent…il y a pas mal de disparités d’un pays à l’autre mais dans l’ensemble les salaires sont plutôt faibles et la classe moyenne n’en est pas vraiment une (80% de la population française gagne moins de 2000 euros je crois bien.) Une prof en Italie que je connais gagne vraiment un salaire de misère (1300 euros environ). Peut-être que l’espoir viendra de pays asiatiques ou la main d’œuvre se compte encore par millions…. »

Trop lapidairement, je lui répondais : La révolution ne se conjugue pas au prorata de la misère du prolétariat mais de sa conscience… ce que ne confirme pas la tragédie grecque sans toutefois l’infirmer comme elle me le fit remarquer. La grande brutalité des mémorandums y est beaucoup dans l’intense mobilisation du peuple grec, du moins jusqu’en 2012, puis de la rapide ascension électorale de Syriza depuis lors. La dialectique du facteur subjectif et du facteur objectif est particulièrement complexe et exige un recours à l’histoire, surtout celle des luttes de classe. Au-delà des histoires nationales, qu’on ne peut jamais escamoter en politique réellement existante, se dégage un fil à plomb commun qui explique la constipation révolutionnaire du prolétariat depuis la conclusion de la Deuxième guerre mondiale.

L’inféodation consumériste et financière du prolétariat au capitalisme

Dans un texte récent, les syndicalistes canadiens Sam Gindin et Michael Hurley tentent une explication globale, centrée toutefois sur les pays du « vieil impérialisme », dont le but proprement syndicaliste est d’expliquer pourquoi « l’intensification incessante du travail quotidien n’est jamais une priorité syndicale. » même si elle est une préoccupation constante lors des assemblées syndicales et durant les périodes de négociations [1] :

« [Après la guerre] ...on en est venu à un compromis mettant l’emphase sur le prix de la force de travail (salaires et bénéfices marginaux) aux dépens des conditions de travail et aussi des tentatives de limiter le pouvoir capitaliste sur les investissements.

« Il a fallu que les entreprises et les États déploient à la fois le bâton et la carotte pour y arriver. La petite mais efficace minorité communiste militant pour une direction plus radicale a été harcelée et beaucoup ont été chassés non seulement sur leurs emplois mais aussi de leurs syndicats. La loi a interdit ou a limité le droit de grève durant la convention collective – ce qui est la méthode privilégiée pour résister à des charges de travail accrues et à des conditions de travail dégradées.

« En même temps, le courant dominant, plus modéré, de la classe ouvrière a été intégré à travers des programmes soutenus par l’État qui ont permis l’accès à la propriété de sa maison (taux d’intérêt bas et prêts hypothécaires garantis) et ont institué des systèmes d’assurance et de protection sociale nationaux qui ont fourni une protection contre les pires caprices du marché. Laissez la gestion à l’entreprise, argumentait-on, et nous allons indemniser les travailleurs avec des biens de consommation.

« La raison principale, dans l’après-guerre, de la relégation des conditions de travail des travailleurs à un statut secondaire, souvent à contrecœur, était la mémoire encore vive de la profonde et prolongée Grande Dépression suivie par les privations d’une économie de guerre. En a résulté un désir naturel de rattrapage, en termes de biens de consommation, de ce qui avait été perdu ou reporté. Ce sentiment s’est combiné à un fatalisme à propos de la possibilité de faire quelque chose de significatif pour changer les conditions de travail.

« Les exigences quantitatives se sont substituées aux exigences qualitatives. Obtenir quelque chose de plus plutôt que quelque chose de différent est devenu le mot d’ordre. Une culture de la consommation en vint à dominer, pas tant caractérisée par le désir compréhensible de répondre aux besoins quotidiens et de profiter de la vie, mais de le faire de façon compétitive et individualiste reléguant à l’arrière-scène les possibilités populaires de façonner collectivement le monde et de partager équitablement les réalisations de l’humanité. » [2]

Cette inféodation du prolétariat au système a été poussé d’un cran ou deux depuis lors. La capitalisation des systèmes de retraite lie les vieux jours prolétariens à la rentabilité capitaliste laquelle elle-même carbure à leur exploitation. Cynique cercle vicieux. Tel un Moloch, la finance avale le prolétaire. Pourquoi en rester là ? Chaque prolétaire est incité à devenir un capitaliste vis-à-vis sa propre force de travail. Il lui appartiendrait de la valoriser en prenant en charge son perfectionnement permanent à ses frais et sur son temps, de tirer profit d’un marché du travail en perpétuel transformation en changeant à tout bout de champ d’employeur et de localisation. On devine l’effet sur la solidarité tant sectorielle que territoriale. On croyait la mesure comble. Il n’en est rien. Au prolétaire maintenant de transformer ses possessions durables (logement, auto) réservées à sa consommation, en capital (hôtellerie, taxi) grâce aux dit réseaux sociaux devenant de facto des réseaux de compétition. Il devrait même consacrer son temps, hors travail et hors auto-perfectionnement, à dénicher par internet de petits boulots ou à devenir un petit commerçant transigeant ses produits faits maison. Le capitalisme néolibéral cherche à transformer chaque prolétaire en pseudo capitaliste sous-traitant sa force de travail à l’entreprise privée, à l’image des PME vis-à-vis les transnationales encadrées par le capital financier, et mettant à profit ses avoirs et ses possessions.

La démocratie : pour les faibles et pour les « perdants »

Dans ce monde orwellien de « pensée unique » et sans alternative (TINA), la pensée critique serait non seulement une perte de temps non rentable mais une atteinte à la liberté (de commerce) d’autrui. Elle devrait donc être réprimée. La faiblesse humaine étant ce qu’elle est, les individus incapables d’individualisme utilitariste à la Jeremy Bentham, dont se réclame l’élite de la société qui n’a donc pas à obéir à un code moral ou même légal, comme le démontre l’actuel syndrome Volkswagen [3], devront être encadrés par des valeurs familiales, patriotiques et religieuses et se soumettent à l’autorité élitiste. La démocratie serait nécessaire aux faibles en autant qu’elle est contrôlée par cette élite bénéficiant de « l’aide » de l’oligarchie financière. Au prorata des révoltes populaires on y distillera une dose d’idéologie identitaire jusqu’à risquer l’existence même de la « démocratie ». Ce mal nécessaire démocratique permettrait « malheureusement » de confondre la vraie liberté, celle de la propriété et de l’échange, avec la fausse, celle politique et idéologique. Pire encore, ce mal permet la politique tout court alors que n’existerait que la gouvernance même si on peut convenir que celle gouvernementale exige d’autres qualités que celle d’entreprise. Pour les plus hautes fonctions de l’État, il faut savoir mentir sincèrement et être un habile tacticien. Ce totalitarisme néolibéral, à faire rougir de honte ceux fasciste et stalinien, oblige chacune et chacun à intérioriser les normes de la performance pour devenir un « gagnant » dans un système où les non gagnants sont des « perdants ».

Heureusement, ce monde ubuesque n’est encore qu’une tendance qui cependant ne cesse de se renforcer. Il n’en reste pas moins qu’elle clôt l’humanité sur elle-même la renfermant dans sa folle course d’infinie compétitivité. Malgré l’urgence écologique, cristallisée dans les crises climatique et de la bio-diversité, devenant le problème civilisationnel numéro un, l’humanité sous la houlette du capital la sous-estime à ses risques et périls pour se vouer corps et âme au culte de la croissance censé la sortir du marasme de sa crise économique devenue permanente. Les grands déplacements de population qui commencent à peine, tout comme la multiplication des phénomènes climatiques extrêmes et la panoplie de guerres « hybrides », sont les révélateurs populaires de cette grande crise civilisationnelle qui hantera la prochaine génération et au-delà.

La victoire et l’expansion du stalinisme déculotte la révolution

Sam Gindin et Michael Hurley soulignent la naissance de cette tendance lourde au lendemain de la Seconde guerre mondiale telle qu’elle s’est manifestée dans le monde du travail. Mais ils la décrivent plus qu’ils ne l’expliquent. La carence consumériste due à la Grande crise et à la Deuxième guerre était-elle à ce point forte qu’elle reléguait aux oubliettes la lutte pour la diminution du temps de travail, surtout hebdomadaire, qui avait été jusqu’à ce moment le pain et le beurre du mouvement syndical depuis sa fondation, cette diminution étant la prémisse de tout abaissement de la surcharge de travail en autant qu’elle se fasse avec embauche compensatoire ? On se dit qu’après un temps de rattrapage au niveau de la consommation, le mouvement ouvrier serait revenu à sa grande priorité de maximisation du temps libre, le cœur névralgique de l’anti-consumérisme, le temps libre du repos mais surtout celui de la créativité artistique et scientifique et, last but not least, celui de la politique.

Les auteurs glissent sur la raison de fond en parlant de la « minorité communiste » chassée des syndicats sans toutefois spécifier son parti-pris stalinien, pour la majorité de cette minorité, ce qui en faisait peut-être des radicaux combatifs mais certainement pas des propagandistes pour une société alternative à la société de consommation et du spectacle qui naissait. Tel n’était pas le but de l’édification du « socialisme dans un seul pays » au profit de la caste bureaucratique dans un contexte mondial souhaité de « coexistence pacifique » déclinée au niveau national sous forme de « front populaire » avec la bourgeoisie dite progressiste. Au sein du mouvement syndical, son but était moins la démocratisation des syndicats qu’une direction bureaucratique dite communiste ou socialiste se substituant à la dominante bureaucratie d’affaires adepte du concertationniste partage des gains de productivité. Ceux-ci étaient importants durant la période des « trente glorieuses » grâce au rattrapage technologique mettant à profit les innovations du temps de la guerre sur fond de reconstruction de la matrice industrielle, soit détruite, soit usée à la corde.

La clef pour comprendre ce grand dérapage du prolétariat reste l’inattendue victoire militaire du stalinisme, de consert avec l’impérialisme étasunien, lors de la Deuxième guerre mondiale suivie par une rafale de révolutions victorieuses sous la direction de partis néo-staliniens là où on ne les attendait pas, surtout en Chine. Les révolutionnaires marxistes, dont Trotski lui-même jusqu’à son assassinat en août 1940 – il y a 75 ans donc – avaient remarquablement anticipé le déroulement de la guerre (le pacte germano-soviétique dirigé contre les « démocraties », le retournement de Hitler contre l’URSS, la défaite ultime de l’Allemagne et du Japon, etc. [4]. Mais, peut-être par optimisme révolutionnaire, Trotski erre à propos de l’avenir du stalinisme et de la révolution :

« [Trotski] se trompe encore lorsqu’il croit […] discerner un déclin futur du pouvoir stalinien qui, malgré de lourdes erreurs et d’aberrantes purges au sein de l’Armée rouge, survivra, renforcé, à la Deuxième guerre mondiale. Un autre point erroné, c’est son ardente conviction subjective que cette guerre se terminerait par la victoire de la révolution mondiale... » [5]

Pour être précis :

« Si [la Deuxième guerre mondiale] provoque, comme nous le croyons fermement, la révolution prolétarienne, elle entraînera inévitablement le renversement de la bureaucratie en URSS et la résurrection de la démocratie soviétique […] Si l’on considère, au contraire, que la guerre actuelle provoquera non point la révolution mais la décadence du prolétariat, il n’existe alors qu’une autre issue à l’alternative : la décomposition ultérieure du capitalisme monopoliste, sa fusion ultérieure avec l’État et la disparition de la démocratie, là où elle s’est encore maintenue, au profit d’un régime totalitaire. » [6]

La nouvelle vie factice de la démocratie bourgeoise

La conclusion de la guerre si situe davantage du côté du pôle pessimiste mais elle n’est pas à l’identique. Le stalinisme et ses avatars « démocraties populaires », comme simulacres du socialisme, de par leur ultra verticalisme répressif ont redonné un nouveau lustre à la démocratie bourgeoise. Durant la « guerre froide », les frères ennemis étaient d’accord, pour des raisons opposées, à caractériser l’URSS, Chine et consorts comme socialistes. Ce grand mensonge universel devenu vache sacrée procura le solide fondement du blitzkrieg propagandiste contre le prolétariat mondial comme quoi l’Occident capitaliste était le bastion de la démocratie et de la liberté. Cette propagande devint plus efficace au fur et à mesure des déboires économiques de l’URSS et des rivalités URSS-Chine, sur fond d’État providence ou de populisme nationaliste dans le monde capitaliste. On constate aujourd’hui que ce fut un recul tactique pour mieux rebondir à l’ère néolibérale jusqu’au cauchemar de l’austérité d’abord appliquée aux pays dépendants sous forme de « programmes d’ajustement structurel » avant que la norme chinoise ou est-asiatique du marché global permette d’y ajouter les pays du dorénavant « vieil impérialisme » à commencer par les plus faibles d’Europe du Sud. Ainsi fut désarmé idéologiquement et politiquement le prolétariat qui, délaissant l’objectif révolutionnaire, devint le grand soutien de la démocratie bourgeoise et du populisme tiers-mondiste.

On se rend maintenant compte que le bateau de la démocratie bourgeoise prend l’eau de toute part. Elle n’a jamais réellement fonctionné au Japon où règne, à une interlude près, un parti unique depuis la fin de la Deuxième guerre. La dichotomie partidaire étasunienne blanc bonnet bonnet blanc, obèse de ses milliards corrupteurs et de ses manipulations tant des limites des circonscriptions (gerrymandering [7]) que des listes électorales, a éloigné de l’urne la majorité de l’électorat [8], la plus prolétaire et discriminée. La fréquente coalition allemande des deux grands opposants, comme en ce moment, fait de son parlement une chambre d’enregistrement lui permettant en Europe continentale d’être le navire amiral du néolibéralisme. Les deux grands partis français sont devenus interchangeables. Le blairiste Labor britannique a égalé son maître thatcherien. Les idéologues patentés commencent à douter du modèle qui triomphait avec la « fin de l’histoire » il y a un quart de siècle [9]. Qu’en est-il du modèle chinois alternatif, de ce « capitalisme bureaucratique » où une « bureaucratie embourgeoisée » a non seulement privatisé la majeure partie de l’économie mais a surtout fait la « privatisation de l’État » contrôlant les secteurs économiques les plus stratégiques en plus de l’appareil d’État proprement dit [10] ? Que dire du capitalisme russe ou ukrainien souvent qualifié de « mafieux » [11] ? Et c’est sans compter la réalité du pouvoir par les « deep states » égyptien, indonésien, etc.. Faut-il y ajouter le régime fascisant indien ? Si la tendance se maintient, le pronostic de Trotski pourrait finalement se réaliser.

L’égalité citoyenne, base du suffrage universel, masque l’exploitation et l’oppression

Cependant, le néolibéralisme étant générateur d’effarantes inégalités, de chômage massif, de catastrophes écologiques et d’impuissance citoyenne, a surgi depuis 2010 le grand réveil des révolutions arabes et érables qui chaque fois défait renaît de ses cendres. La croyance populaire dans le néolibéralisme comme source de prospérité, ébranlé au tournant du millénaire, a sombré avec la Grande récession commencée en 2008. Le néolibéralisme ne s’en renforce pas moins n’hésitant pas à recourir à une implacable répression, tant économique que politique, et à des guerres permanentes soi-disant contre le terrorisme et contre la drogue. Le globalisme du libre-échange à géométrie variable, qui divise et hiérarchise, suscite un identitarisme ethnique ou religieux tout aussi néolibéral, souvent encouragé et mal contrôlé, de plus en plus fascisant. Mais pourquoi le 99%, ou plutôt le 90% si l’on tient compte des sous-tapis acquis au 1%, ne vient-il pas à bout de ces quelques centaines de banques et autres transnationales globalistes qui en sous-mains encadrent une poignée de directions hyper-centralisées de quelques grandes puissances et institutions internationales ? Le stalinisme, cette grande malédiction du XXiè siècle, aurait-il à ce point pervertit le prolétariat que celui-ci, aveugle, plus la démocratie bourgeoise devient une caricature plus il la défend, plus il mise sur la « révolution par les urnes », chef-d’œuvre d’oxymoron ?

Aussi déformée soit-elle, la démocratie bourgeoise permet l’expression du suffrage universel, seul moyen de contrôle ultime d’une dictature temporaire d’institutions représentatives que le système des partis concentre de plus en plus dans la personne d’un roi sans couronne, appelé président ou premier ministre, susceptible de déchéance temporaire ou permanente au gré de l’humeur de l’électorat manipulé [12]. Le suffrage universel inhérent à la démocratie bourgeoisie est une conquête prolétarienne, puis féministe et autochtone, à défaut de pouvoir imposer et maintenir une démocratie prolétarienne c’est-à-dire une fédération, potentiellement non limitée par des frontières c’est-à-dire non sapée par le nationalisme, de comités de lieux de travail, d’études et de quartier composés d’élus amovibles à tout moment et dont la base repose sur la démocratie directe [13].

Le prolétariat du début du XIXiè siècle a d’abord misé sur le suffrage universel masculin, dont il a combattu le carcan limitatif le restreignant aux plus fortunés, dans le but d’instaurer une « république sociale ». Il a fallu la Commune de Paris pour expérimenter une démocratie des comités qui fut écrasée par la République basée sur le suffrage universel (et dont les élus radicaux de Paris refusèrent de participer à la Commune). Puis vint l’expérience des « soviets » (comités) qui ne se laissèrent pas damés le pion par l’« Assemblée constituante » pourtant composée d’une majorité « socialiste » voulant en finir avec la révolution.

Reste que l’illusion de l’égalité citoyenne, base idéologique du suffrage universel, garde toute sa prégnance idéologique d’autant plus que le premier essai historique d’application de la démocratie prolétarienne, pervertie par la bureaucratie, a tourné en dictature du parti-État. La force de frappe de l’égalité citoyenne réside dans sa capacité de masquer l’exploitation de classe et toutes les oppressions, d’offrir son « socialisme parlementaire » [14] des urnes comme alternative à la stratégie révolutionnaire de la rue. Le réformisme ultime prétend être capable d’aller au bout de la logique égalitaire par des réformes qui, soit réduiront la dictature des propriétaires à un simple moyen sous sa gouverne, soit l’étatiseront sans socialisation. Ce réformisme reste aveugle à la fusion en cours entre le capitalisme des multinationales et la bureaucratie surtout étatique inhérente au capitalisme pour imposer son « droit » prioritaire de la propriété privée et le respect des contrats entre propriétaires à commencer par ceux entre les propriétaires de moyens de production et « les propriétaires essentiellement de leur seule force de travail » comme si celle-ci pouvait être séparée de ceux-là.

La montée en puissance de la caste bureaucratique

La popularité du réformisme radical chez la gauche anticapitaliste vient de ce qu’elle réduit le danger bureaucratique aux seules sociétés ex-staliniennes et au mouvement syndical mondial. Cette gauche oublie que la bureaucratie moderne [15] est une création capitaliste suscitant une caste en mesure de se constituer en direction bonapartiste pour sauver le système tout comme l’a fait la monarchie absolutiste vis-à-vis le féodalisme. Cette monarchie a sauvé le féodalisme en modifiant son rôle de fond en comble au prix de la ruine de sa majorité guerrière et en faveur d’une poignée de grands féodaux concentrant la propriété foncière et de hauts postes dans la nouvelle armée professionnelle et dans la nouvelle bureaucratie. Difficile de ne pas faire une analogie entre le processus en cours au sein du capitalisme où l’on constate un début de fusion entre les hauteurs du capital et celles de l’État, au-delà des portes tournantes, au détriment de PME de plus en plus... vassalisées. Ce point aveugle chez les anticapitalistes atteste peut-être un mouvement du pendule compensant la négligence de la possibilité d’une avancée du stalinisme (et de la consolidation de la bureaucratisation syndicale et partidaire social-démocrate) au moment de la Deuxième guerre mondiale.

Les deux modèles les plus avancés mais loin d’être achevés de cette fusion capital monopoliste - bureaucratie résultent d’une part de l’échec révolutionnaire du XXiè siècle et d’autre part de l’échec des puissances européennes à hégémoniser la géopolitique planétaire durant ce même siècle. Le modèle chinois repose sur la capacité de la bureaucratie thermidorienne issue de la révolution à se transformer en nouveau capitalisme articulant privatisation de l’État, dont l’armée et la police, et sa possession formelle des nouveaux oligopoles pour être en mesure de se reproduire et ainsi se muer de caste à classe. Au sein de l’Union européenne, plus particulièrement de la zone euro, les castes bureaucratiques soumises au contrôle du suffrage universelle de l’État-nation profitent de l’affaiblissement du capitalisme européen depuis la Deuxième guerre, générant une crise économique endémique depuis 2008, pour tenter de construire un État européen marginalisant ce suffrage. En ressort renforcée la direction bureaucratique de l’Union européenne. Ce à quoi résiste quelque peu le grand capital attiré davantage par l’hégémonie politique plus directe du capital financier comme aux ÉU ou en Grande-Bretagne, il est vrai centres financiers mondiaux. De cette tension, et compte tenu du contrôle d’une colère populaire montante signalée par le mouvement des places et autres grèves générales suscitant l’apparition de partis nouveaux, résulte l’arbitrage des principaux gouvernements de l’Union, surtout celui de l’Allemagne.

Une série d’élans révolutionnaires se brise sur l’écueil de la démocratie bourgeoise

Du suffrage universel, plus de type plébiscitaire qu’organique donc manipulable par l’Argent, peut quand même découler, dans une conjoncture propice, des « accidents » pouvant faciliter le renversement du capitalisme. L’élection de la présidence Allende au Chili en 1970 en fut un mémorable. Il fallut que la réaction interne, soutenue par l’impérialisme, intervienne par les armes pour empêcher une révolution dont le gouvernement Allende ne voulait pas, donc son refus d’armer les milices d’usine et de quartier, car elle rompait avec la « démocratie ». En 1974-75, la révolution en cours au Portugal sur la base du développement de l’auto-organisation en comités fut interrompue par la restauration de la démocratie bourgeoise parce que les staliniens, hégémoniques ou presque dans le camp révolutionnaire, refusèrent de rompre le « front populaire » malgré un rapport de forces favorable. Dans le sillage de Mai 1968 se forma le Parti socialiste français qui se dota d’un programme fort réformiste combinant sauvetage du capitalisme français alors (et toujours) mal en point et importantes concessions au prolétariat. En alliance avec le Parti communiste, il tenta de l’appliquer après sa victoire électorale éclatante en 1981 avant de faire volte-face en 1982 sous la pression de l’émergent capitalisme néolibéral, incarné par les capitalismes étasunien et allemand dominant déjà l’Union européenne d’alors. Il imposa une politique déflationniste pour mettre fin à de rapides et importants déficits du budget public et du compte courant, doublés d’une fuite de capitaux et de grève des investissements, lesquels avaient provoqué une montée de l’inflation. Une gigantesque mobilisation populaire eut été nécessaire pour contrer cette attaque fulgurante à laquelle se refusa le président Mitterand, très respectueux des institutions de la démocratie bourgeoise, tout comme Tsipras 35 ans plus tard [16].

Au sortir de la longue nuit néolibérale à l’aurore évanescent, le PT brésilien en 2002 a très rapidement capitulé aux charmes financiers de la démocratie bourgeoise même si sa gouvernance a pu bénéficié momentanément de l’insertion du Brésil dans le marché global à titre de pourvoyeur alimentaire, énergétique et minier, ce qui a permis une importante politique anti-pauvreté et une hausse du salaire minimum sur fond de contrôle de l’inflation. Il en fut de même pour les régimes bolivarien et consorts ce qui leur a permis de redistribuer massivement une richesse conjoncturelle afin de maintenir le cadre de la démocratie bourgeoise, contre la droite réactionnaire mais aussi avec quelques douteuses acrobaties, pour conserver le pouvoir [17]. Last but not least, le gouvernement Syriza renonça d’abord à son programme anticapitaliste assis sur l’annulation de la dette puis à son programme minimum de type keynésien puis capitula sur toute la ligne et même au-delà afin que le capitalisme grec puisse bénéficier de sa ration d’euros car la Grèce ne jouit pas d’une insertion heureuse dans le marché global par ailleurs en stagnation tendant vers une nouvelle crise.

On aurait cru le compte du réformisme radical réglé. Mais c’est sous-estimé la capacité du réformisme radical de renaître de ses cendres. La contradiction absurde tant elle est monstrueuse entre l’enflure verbale révolutionnaire et la plus abjecte capitulation est loin d’être nouvelle. Elle marqua la faillite de la Deuxième Internationale. La résolution maintes fois votée dans les congrès que la déclaration de la guerre signifierait le renversement du capitalisme se mua finalement en son acceptation patriotique par la grande majorité [18]. « Lénine, tout en admettant que ’’l’idéologie nationaliste ... a laissé des traces profondes dans la masse de la petite-bourgeoisie et dans une partie du prolétariat’’, a attribué la responsabilité principale à l’opportunisme qui a dominé la plupart des partis socialistes avant la guerre. Selon lui, cet opportunisme était basée sur les intérêts d’une « aristocratie ouvrière » se nourrissant des miettes laissées par la bourgeoisie et comptant, dans leur lutte contre les éléments socialistes sains, sur le soutien de l’appareil d’État. »

Cet opportunisme a finalement fait le lit du stalinisme, frère ennemi de la social-démocratie, qu’au sortir de la Deuxième guerre mondiale la société de consommation et du spectacle est venue consolider jusqu’à ajouter une solide couche anti-communiste au nationalisme. On peut même faire l’hypothèse que la Deuxième guerre mondiale aurait pu être évitée en laissant place à une dynamique révolutionnaire n’eut été son sabotage de la tactique du front unique par la Troisième Internationale stalinisée. En Allemagne ce sabotage se fit par la gauche : la priorité fut donnée à la lutte contre la social-démocratie, et non contre le nazisme, parce que soi-disant social-fasciste. En Espagne il se fit par la droite : le « front populaire » avec la bourgeoisie républicaine et les puissances dites démocratiques – elles restèrent neutres pendant que Hitler et Mussolini vinrent rapidement au secours de Franco – fracassa l’élan révolutionnaire, jusqu’à l’utilisation de la répression, en renonçant au programme révolutionnaire d’expropriation des grandes propriétés foncières et des grandes entreprises.

Le mirage du suffrage universel renaît constamment de ses cendres

Voilà donc que le réformisme radical resurgit au sein du parti père de la sociale-libéralisation sociale-démocrate, le Labour britannique, et peut-être même, suprême ironie, au sein du Parti démocrate étasunien. Le néolibéralisme guerrier a à ce point antagonisé l’électorat populaire, particulièrement sa jeunesse, par ailleurs complètement découplé de la démocratie prolétarienne, qu’il utilise le suffrage universel jusque dans ces derniers retranchements. Les partis bourgeois, trop assurés que la démocratie bourgeoise avait digéré le suffrage universel corps et biens, avaient cru pouvoir reléguer au musée de l’histoire son origine prolétarienne pour ainsi l’utiliser à des fins de politique partisane soit pour plébisciter les chefs de parti avant même l’élection générale. Tel un boomerang, ce péché d’orgueil leur rebondit en plein visage. Par quelles péripéties ce nouveau rebondissement entraînera le prolétariat, le proche avenir le dira.

Ces inattendus retours des choses révèlent l’ampleur de la résilience prolétarienne et populaire, ce dont il faut se réjouir, mais ils mettent autant en évidence la coupure entre prolétariat et anticapitalisme. Les échec anglais, avec Respect, et étasunien, avec le Green Party, pour construire un parti réformiste radical anticipent peut-être d’autres échecs électoraux comme, hier, l’Unité populaire grecque, à peine née comme une réplique du Syriza original sous direction cette fois nationaliste de gauche [19] et non eurocommuniste de gauche — c’est ce qu’on appelle aller de Charybde en Scylla — et demain, Podemos et Die Linke accrochés au char d’un Syriza capitulard [20] mais vainqueur dans les urnes sans parler du Front de gauche français pour qui Syriza est un nouveau sujet de discorde sur fond de stagnation électorale. Il est assez facile de prévoir qu’il arrivera à Syriza, suite à sa victoire à la Pyrrhus, ce qui arrive maintenant au PT brésilien ou ce qui arriva au Parti de la refondation communiste d’Italie sans qu’en bénéficient en rien de petits partis réformistes radicaux reconstitués comme le PSOL au Brésil et Révolution civile en Italie.

Après la tragédie grecque, les tragédies espagnole et catalane ?

Que faire pour se sortir de ce marasme idéologique et politique pendant que le monde plonge dans le chaos et surtout, surtout que le prolétariat, d’abord sa jeunesse, cogne à la porte de la révolution par vagues successives ? Comment se connecter à tous ces jeunes et moins jeunes gens qui misent sur la « révolution par les urnes » grâce au suffrage universel sans oublier ceux et celles, moins nombreux mais souvent plus militants, qui pensent que les élections sont des « pièges à cons » ? L’inexpérience politique, le flou stratégique et la cacophonie programmatique de cette jeunesse et de tous ces gens venus pour la première fois à la politique peuvent être abusés comme l’a fait ce gourou médiatique espagnol recourant à une théorie insignifiante des « signifiants vides » pour mieux les utiliser dans sa quête effrénée du pouvoir au point de leur imposer, en complète contradiction avec le super-horizontalisme du mouvement des places, un super-verticalisme basé sur une caricature de suffrage universel virtuel [21]. On peut dire que les anticapitalistes qui ont misé sur Podemos pour se sortir de la marge politique se sont fait rouler dans la farine.

On peut se demander si, prisonniers de l’alliance avec Podemos [22] et sous prétexte que la droite hégémonise le camp indépendantiste catalan, ces anticapitalistes ne continuent pas à s’enfoncer dans l’erreur en Catalogne en refusant de s’associer aux indépendantistes de gauche de « Candidatura d’Unitat Popular (CUP), mouvement de la gauche radicale catalane de type assembléiste, prônant une Catalogne indépendante, socialiste et écologique » [23] au lieu de favoriser « Catalunya Sí que es pot / Catalogne Oui nous pouvons, coalition de la gauche radicale regroupant Esquerra Unida i Alternativa (EUiA), le référent catalan de Izquierda Unida, Iniciativa per Catalunya Verds (ICV), Podem – le référant catalan de Podemos, ainsi que des écologistes d’Equo » qui prône une assemblée constituante à la Québec solidaire, une autre leurre du suffrage universel, noyant le poisson de l’indépendance. On objectera que CUP est trop tenté par le nationalisme catalan malgré son programme radical de gauche. Et Podemos donc, n’est-il pas devenu un espagnoliste parti réformiste modéré au régime interne ultra-verticaliste ?

Une série de manifestations géantes depuis 2010, dont la dernière regroupant plus d’un million de personnes le 10 septembre [24] pour une population un peu moins nombreuse que celle du Québec, atteste de la résistance nationale contre l’hyper-centralisme de Madrid refusant jusqu’au droit de tenir un référendum sur la souveraineté, ce que la bourgeoisie canadienne n’avait pas osé ni en 1980 ni en 1995. Ces révolutionnaires ne savent-ils pas que quand le moment de la rupture est venu, il faut battre le fer quand il est chaud, et non pas offrir des munitions à la droite en multipliant les étapes. Quelle erreur que cet étapisme à la mode du front populaire stalinien de la part de cette gauche constitutionnaliste. Le choix indépendantiste aurait donné à ce camp non seulement la majorité parlementaire mais aussi l’indispensable majorité référendaire ratée de peu. C’eut été un autre de ces « accidents » procédant du suffrage universel. Cet accident aurait pu engendrer une dynamique révolutionnaire au lieu d’un imbroglio.

La droite à la direction du camp indépendantiste, en accord tacite avec les anti-indépendantistes y compris ceux du centre-gauche, mettra à profit ce marasme pour tenter de sortir de la rue cette immense mobilisation qui se répète depuis 2010 tellement la droite réactionnaire au pouvoir à Madrid, issue du franquisme, est bouchée des deux bouts au point d’être même contre une innocente confédération à la canadienne. On peut être certain que la bourgeoisie espagnole, s’il lui reste un peu de jugeote, profitera des élections espagnoles de décembre 2015 pour favoriser un gouvernement de centre-gauche acquis depuis longtemps à l’austérité de l’Union européenne, incluant au besoin même Podemos dont elle n’a plus rien à craindre, pour trouver une solution institutionnelle faisant l’affaire de la droite et du centre mou nationaliste catalans.

L’indispensable front uni... jusqu’au « gouvernement ouvrier » ?

Il n’y a pas de raccourcis. Le front uni dans les luttes reste incontournable comme lieu de combat commun et de débats amicaux et corsés avec les réformistes radicaux et les anarchistes. Faut-il étendre ce front jusqu’à ces « gouvernements ouvriers » du troisième congrès de la Troisième Internationale ? La condition sine qua non pour que ces gouvernements soient des outils du renversement du capital c’est qu’ils soient à la fois une résultante de la mobilisation sociale, et non pas un substitut à celle-ci, et un catalyseur de l’assaut final contre le capital par l’auto-organisation issue de cette mobilisation, et non pas un grand éteignoir [25]. Podemos n’a nullement prolongé le mouvement des Indignés mais il l’a cyniquement utilisé à des fins électoralistes. Cependant le mouvement des coalitions municipales, déjouant la tentative d’hégémonie de Podemos, en a tiré certaines leçons de regroupement... mais mal orientées lors de l’élection en Catalogne. Syriza aussi aura été un substitut — le mouvement gréviste a connu son zénith en 2012 quand Syriza décolla électoralement — et un éteignoir : Syriza n’a pas voulu remobiliser le peuple grec — par exemple il a plutôt découragé la mobilisation contre l’aurifère canadienne Eldorado Gold [26] — pas plus qu’il n’a fait appel à celle des peuples européens dans sa partie de bras de fer contre la troïka.

Presse-toi-à-gauche, l’allié de gauche de la direction de Québec solidaire, invite dans un rare éditorial [27] à voter pour le NPD parce que « ...son utilisation des classes subalternes comme marchepied vers le pouvoir va galvaniser les espoirs de changements et élargir les attentes en termes de transformation sociale » alors que l’expérience de Syriza démontre exactement le contraire. Tel est le dogmatisme a-historique figé dans les années 30 où l’élection d’un front populaire, étant donné l’emprise de l’idéologie révolutionnaire, arrivait à « galvaniser » la mobilisation... tout en l’arrêtant une fois en marche. Depuis lors, l’emprise idéologique de la toute puissance du suffrage universel due à la déchéance du socialisme / communisme, combinée à l’ultra-individualisme consumériste, est devenue un substitut à la mobilisation.

Quel regroupement ? Plus une question de dynamique que d’étiquette

À un front uni il faut évidemment une orientation politique ce qui jusqu’à nouvel ordre signifie une organisation politique. Le regroupement des anticapitalistes révolutionnaires se pose toujours de prime abord. À partir de là, c’est une question de rapports de force nationaux afin d’être en mesure de marquer la scène politique, ce que ne peut faire un groupuscule mais qui ne nécessite pas non plus nécessairement un « parti de masse », expression ambiguë à souhait facilement récupérable par les électoralistes de ce monde. Étant donné le terrible legs du XXiè siècle du « socialisme réellement existant », y a-t-il une seule nation ou pays qui puisse regrouper assez de révolutionnaires sous un même chapeau autrement ? Reste la possibilité de leur regroupement pluraliste qui reste handicapé par le legs groupusculaire de la longue nuit de la nécessaire résistance aux forces (néo)-staliniennes ayant créé des habitudes sectaires. Ce regroupement est souhaitable et partiellement fait, par exemple, en Grèce et en Argentine, quelque peu en France et pas du tout ou si peu aux ÉU, au Canada et au Québec. Il a même donné lieu à une fusion avec droits de tendance au Portugal [28] et au Danemark. Leur pérennité reste cependant soumis à l’attraction du réformisme radical comme le démontrent le cas français, avec l’échec partiel du NPA, et grec, avec celui aussi partiel d’Antarsya formé trop tard après la construction de Syriza autour des eurocommunistes radicalisés et ayant raté l’occasion de saisir stratégiquement le potentiel du mouvement de la place Syntagma [29] et aujourd’hui partiellement disloqué par le nouveau front Unité populaire.

Leur ralliement à un parti anticapitaliste, ou potentiellement anticapitaliste, regroupant révolutionnaires et réformistes radicaux, est-il pertinent ? C’est moins une question d’étiquette que de dynamique. Si on est groupusculaire, ou du moins sans possibilité d’influencer quelque peu la scène politique, le ralliement à une organisation se radicalisant et capable d’être sur la patinoire s’impose en autant qu’il puisse se faire toutes bannières déployées et avec toutes ses dents. On en est plus à l’époque révolue où des marxistes révolutionnaires marginalisés pratiquaient l’entrisme clandestin dans des partis staliniens très verticaux mais très influents au sein du prolétariat... ce qui démontrait en creux le marasme prolétarien du XXiè siècle. En ces temps d’aspiration à une démocratie radicale, parfois jusqu’à la caricature il est vrai, en réaction à une démocratie formelle bureaucratisée, toute organisation dite radicale limitant le droit de tendance ou de dissidence, y inclus son expression publique, ne mériterait pas son nom. Dans ce monde de n’est-plus-mais-pas-encore, la nécessité de débats stratégique, programmatique et organisationnel libérant totalement la parole, sans censure, est incontournable. Toute unité d’action imposée par un consensus autour des positions de la direction, par une slate syndical ou par des pratiques de bras de fer bureaucratiques se brisera, de par sa fragilité initiale, sur le mur du néolibéralisme guerrier qui ne concède plus rien.

L’impérieuse nécessité de la lutte interne pour ne pas être marginalisé et broyé

Dans bien des cas, tel en Amérique du Nord impérialiste, les rapports de forces sont à ce point dégradés que les groupuscules anticapitalistes, déjà irresponsables de ne faire aucun effort de regroupement et parfois plus prompts à expulser, ne peuvent faire la fine bouche. L’erreur n’est pas d’avoir rallié Québec solidaire, un parti à programme antilibéral mais à direction sociale-libérale qui picore dans le programme ce qui lui convient, ou d’avoir contribué à construire certains de ses prédécesseurs mais d’avoir pratiqué une tactique paradoxale d’opportunisme sectaire. En même temps que ces groupuscules ne font aucun effort de regroupement pour former un pôle anticapitaliste au sein ou en dehors de Québec solidaire, ils se refusent à mener une lutte interne conséquente soit pour cause d’alliance avec la direction soit pour se contenter de propagande ou d’activités, souvent fort valables, hors parti mais à portée groupusculaire. La résultante de cette capitulation en a été une dynamique de lent mais constant virage électoraliste de Québec solidaire mais sans reniement jusqu’ici des luttes sociales, pour lesquelles il mobilise, contrairement au NPD. Un corollaire de cette résultante en a été la marginalisation politique des courants anticapitalistes au sein du parti [30] sauf pour les individus sachant se rendre utile à la direction.

L’évolution droitière de Québec solidaire pose un dilemme de portée générale : que faire quand la radicalisation anticapitaliste se renverse, ce qui s’accompagne généralement d’un ratatinement démocratique ? La réponse de la gauche antilibérale et anticapitaliste de Syriza a été dans un premier temps de mener une lutte acharnée puis d’assumer sa défaite en sortant du parti de façon organisée. Il n’y avait pas autre chose à faire mais cela suppose l’existence préalable d’un pôle oppositionnel public autrement c’est le retour au néant groupusculaire ou l’absorption politicienne. Même pour les meilleurs des cas, le risque de marginalisation est grand comme l’ont montré les exemples italien et en partie brésilien. Car il est difficile de ne pas répliquer le même modèle tout en prétendant l’épurer [31]. L’échec électoral du front grec Unité populaire n’augure rien de bon... à moins d’un radical tournant vers la rue. Car c’est là le nœud du problème. L’attraction du suffrage universel se substituant à l’auto-organisation a gangrené la gauche anticapitaliste surtout celle frayant avec la gauche réformiste radicale essentiellement électoraliste.

Que signifie un « parti des urnes et de la rue » ?

La gauche anticapitaliste affirme souvent vouloir un « parti des urnes et de la rue ». C’est ambigu car dans une perspective de démocratie prolétarienne les urnes sont une tactique vis-à-vis la rue où s’élabore la stratégie. Évidemment, les choix stratégiques ont des conséquences tactiques donc aussi dans le champ électoral. Il peut en résulter l’abstention, coup de chapeau au gauchisme, jusqu’à l’appui, y compris la participation, à un parti réformiste radical à dynamique anticapitaliste et parfois moins que cela, coup de chapeau à l’opportunisme. Un appui tactique à un parti social-libéral comme le NPD canadien ? Dans l’ère glacée de la guerre froide puis dans la grande noirceur du néolibéralisme triomphant, ce choix désespéré avait sa pertinence. À l’époque du réveil révolutionnaire des peuples arabes et des soulèvements des Indignées, et de son corollaire réactif le durcissement austère et guerrier du néolibéralisme, il ne l’a plus. Ces partis sociaux-démocrates néolibéralisés ont clairement choisi leur camp [32]. Être contraint d’envisager un tel choix en toute lucidité signale l’extrême faiblesse anticapitaliste au point de flirter avec la mort clinique.

Dans la zone euro, cette tension rue-urnes est masquée par le débat sur la sortie de l’euro. Les réformistes radicaux, tels les nationalistes de gauche à la direction du front Unité populaire, vont tendre à faire de cette sortie, pour des raisons électoralistes, une revendication névralgique [33]. Cette mise en évidence se fait aux dépens d’un programme anti-austérité dont cette sortie peut être la conséquence faute de mobilisation pan-européenne laquelle n’est pas en ce moment au rendez-vous. Mettre au centre d’une campagne électorale l’« austerexit » [34], et non le « grexit » [35], en l’absence de mobilisation sur le terrain, exige d’aller à contre courant de l’électoralisme. À remarquer cependant qu’en Grèce le parti-pris pro-euro, à la Syriza comme pour tous les autres partis pro-memorandum, a aussi un relent nationaliste car il affirme que la Grèce en tant que berceau historique de la démocratie fait intrinsèquement partie de l’Europe et non des voisines « barbaries » balkanique ou arabo-musulmane. D’où la portée électoraliste limitée du « grexit » révélée par le faible vote tant pour Unité populaire que pour Antarsya qui en avait aussi fait sa marque de commerce peut-être pour faciliter une unité de groupes hétéroclites ou par réaction à l’européanisme de Syriza ou par sous-estimation stratégique au profit de l’activisme de la rue.

Marcher sur la corde raide de partis anticapitalistes aux contours flous

Les anticapitalistes sont condamnés à marcher sur la corde raide. Ils l’ont d’ailleurs toujours été. Il faut d’abord rechercher la construction de partis carrément anticapitalistes présents sur la place publique. Il ne s’agit pas ici de jouer aux puristes révolutionnaires, c’est-à-dire qu’il faut prendre en compte tant les dégâts du sectarisme du XXiè siècle, frère ennemi du grand frère opportuniste, que l’actuel débat stratégique qui rend floue la frontière révolution-réforme sans rendre caduque pour autant la pertinence de cette opposition fondamentale. Est-ce la cas d’Antarsya ? On ne peut cependant pas traiter de sectaire cette alliance contrairement aux staliniens du KKE murés dans leur splendide isolement d’abord anti-Syriza et maintenant anti Unité populaire. Antarsya a su regrouper largement et assurer une présence significative dans les mobilisations sociales, bien au-delà de son score électoral, tout en participant aux élections où elle était prête à se coaliser avec Unité populaire moyennant le respect de son autonomie [36]. Après les déboires électoraux des uns et des autres, l’heure n’est-elle pas venue d’une unité politique basée sur l’« austerexit » privilégiant une fois pour toutes une stratégie originant de la rue ?

Chose certaine, quand existe déjà un parti anticapitaliste, donc démocratique, connu publiquement et respecté par la militance, il doit être renforcé à tout prix, et non pas le scissionner pour un amer plat de lentilles électoraliste déguisé en réformisme de gauche encore moins si celui-ci n’a pas vraiment renoncé à ses liens avec le social-libéralisme. C’est la cas du NPA français qui tient le coup. La construction de ce nouveau type de parti anticapitaliste nécessite un temps d’apprentissage et d’expérimentation. Il ne peut plus être le parti de la super-militance avant-gardiste résultant d’une compréhension élitiste du parti léniniste inspiré du temps clandestin du « Que faire » et déjà révolu lors de la révolution de 1905. À l’inverse est à éviter le parti à cartes fournissant la marge de manœuvre à une direction dite « charismatique », grâce aux bons soins du système de vedettariat des monopoles médiatiques, pour tasser dans le coin la militance minorée seule capable un tant soit peu de prendre quelque distance de l’idéologie dominante.

Marcher sur la corde raide entre ces deux abîmes, menacé par les coups de vent de l’électoralisme, est une gageure. Il est faux de s’imaginer qu’on arrivera à un parti de masse anticapitaliste en dehors d’une conjoncture pré-révolutionnaire ou révolutionnaire. Toutefois, il n’existera pas non plus de tels partis sans leur patiente construction préalable jusqu’aux seuils du parti de masse c’est-à-dire en parti de militance aguerrie et ayant pignon sur rue prêt à encadrer un soudain mouvement de masse. C’est ce qui a tragiquement manqué jusqu’ici aux grandes mobilisations arabes et érables qui ont trop cédé aux sirènes de la démocratie bourgeoise, aux dépens de leurs objectifs proprement socio-économiques, avant d’être récupérées et écrasées.

Corbyn et Sanders : le contact dans la rue hors de leurs campagnes récupératrices

Reste à savoir que faire en dehors de ces rares conjonctures. On ne se trompe jamais en œuvrant et en construisant un front uni anti-austérité, anti-hydrocarbure et anti-guerre. On se trompe toujours en privilégiant une solution institutionnelle aux dépens de la rue. On doit essayer de rassembler les anticapitalistes largement définis donc pas seulement les gens déjà organisés. De ce point de vue, les montées d’adrénaline Corbyn et Sanders doivent être accompagnées au sein du front uni de divers mouvements, mais sans faire partie de leur campagne, de sorte à pouvoir ramasser les pots cassés... et ne pas se décrédibiliser pour ne pas dire se briser soi-même [37]. Le Parti travailliste de Corbyn tout comme Sanders et ses partisans sont à convier dans la rue, la seule base possible de l’auto-organisation.

Se pourrait-il que le Labour britannique se purge de son aile blairiste jusqu’ici dominante ? La possibilité existe certes même si le contraire est plus probable. On peut même rêver d’un renversement du pendule conduisant le Labour au gouvernement et en position de « gouvernement ouvrier » catalysant l’auto-organisation. Mais le premier pas vers ce rêve fou aura été de les avoir convié dans la rue [38]. Pourquoi pas rêver aussi d’un Sanders candidat démocrate, qui ne se serait pas renié entre temps, affrontant un Trump(-la-mort !) républicain. Mais Sanders a déjà capitulé sur la question de l’impérialisme [39]. Quant à son socialisme, il se réduit à la social-démocratie scandinave [40], soluble dans l’impérialisme dont les sur-profits la financent, et devant être compatible avec le néolibéralisme par sa privatisation et ses avatars dont l’État assure la demande solvable, par l’internalisation de la compétition dans les services publics restants et par l’embrigadement des sans travail au profit du capital sous forme de workfare ou apprentissage obligatoire sous-payé. Mieux vaut suivre le conseil de l’organisation Solidarity d’appuyer activement la candidature du Parti vert étasunien qui en a besoin immédiatement tout simplement pour figurer sur le bulletin de vote. On doit cependant avouer que les prises de position des uns et des autres tendent à sous-estimer l’appel à un front uni des luttes (Black Lives Matter, living wage de 15$, désinvestissement pétrolier...) comme lieu d’unité et de débats pour la construction d’une alternative politique.

Pendant ce temps au Canada et au Québec

Au Canada ? On est tenté de dire que the answer is bloing in the wind. Trêve de découragement. L’ONG radicale 350.org, et d’autres organisations dont plusieurs autochtones, y animent en ordre dispersé un mouvement anti-hydrocarbure, plutôt unilingue anglais, y compris contre un NPD pro-oléoduc. Existe aussi en ordre très dispersé, une faible riposte anti-austérité. Puis une timide tentative de peut-être fonder un « Canada solidaire », à laquelle participe d’ailleurs Québec solidaire [41], qui a décidé de laisser passer l’élection fédérale et d’attendre un an avant de se réunir de nouveau : comme disait le cinéaste feu Pierre Falardeau à propos du mouvement souverainiste, « les bœufs sont lents mais la terre est patiente ». Tel est le contexte qui explique la consigne du désespoir de vote soit pour le NPD venant de la gauche radicale et anticapitaliste [42], soit contre les Conservateurs venant des progressistes.

La conjoncture québécoise échappe pour le moment à ce désespoir. Non pas tellement à cause d’un Québec solidaire, de plus en plus perçu au mieux comme un sympathique parti calinours faisant raisonner au sein de ce parlement austère la voix des sans voix et des indignées qui luttent, au pire comme un parti Syriza-moins qui le jour venu, s’il vient, s’effondrera avant même le combat de rue qu’il ne désire pas cherchant plutôt le consensus avec l’ennemi tant au « parlement » aujourd’hui qu’au sein d’une aléatoire assemblée constituante demain. L’espoir réside dans la possibilité d’un grand affrontement de classe, mal amorcé au printemps dernier, du plus d’un demi million de prolétaires employés de l’État contre un gouvernement ultra fédéraliste qui s’est dépouillé de l’habit du modèle québécois de la dite « révolution tranquille » pour exposer à la face du monde la laideur de sa nudité austéritaire digne de la troïka de l’Union européenne. Le Québec est en quelque sorte la Grèce de la zone ALÉNA.

Marc Bonhomme, Anticapitaliste canadien


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