Daesh, fascisme, religion et Indigènes de la République

dimanche 27 décembre 2015.
 

Comme déjà après les attentats contre la presse satirique et contre les Juifs de janvier dernier, l’usage du terme de fascisme pour caractériser une partie des courants islamistes suscite de véritables réactions de rejet dans un secteur de l’extrême gauche pour qui ce qui est musulman ou ce qui provient du Sud et de l’Est de la Méditerranée semble ne pas pouvoir être ainsi désigné : pour ces courants – pas mal de « trotskystes anglo-saxons » et en France les sphères influencées par l’idéologie du PIR (Parti des Indigènes de la République) qui va très au-delà des limites de ce groupe -, lorsque vous employez ce terme s’agissant d’islamistes, vous êtes catalogués et il ne s’agit dés lors pas de discuter avec vous, mais de vous accuser, vous classifier, vous désigner comme porteur d’une essence maléfique : au mieux vous passez pour un abruti qui confond le mot « méchant » et « fasciste », au pire – et, sans jeu de mot avec le PIR, celui-ci est vite atteint – vous témoignez de votre essence impérialiste, occidentale, « laïcarde » et « blanche ». En somme, si vous envisagez que l’islamisme pourrait relever du fascisme, le fasciste c’est vous !

Nous avons en fait affaire là à un sérieux problème, car le noyau des thèses distillées par le PIR est facile à résumer sous le verbiage souvent interminable qui le caractérise.

Premièrement le fait majeur aujourd’hui en France serait l’islamophobie. Ce terme désigne certes des faits réels dans certains cas, c’est-à-dire des actes de persécution ou de discrimination religieuse. Il est cependant frappant que les situations, mondialement, les plus islamophobes, où les persécutions menacent physiquement et massivement les musulmans, à savoir celles qui émanent des nationalistes hindous et d’une partie des bouddhistes du Myanmar (Birmanie) et de Thaïlande, sont le cadet des soucis des pourfendeurs occidentaux de l’islamophobie pour qui celle-ci est un affect « occidental » voire « blanc ». Sous ce terme ils englobent tout ce qu’auparavant, au temps de la guerre d’Algérie et depuis, les gens de gauche combattaient sous le nom de « racisme », faisant ainsi d’une pierre deux coups : la critique de la religion, la discussion du voile islamique et de sa signification, sont qualifiés d’islamophobie et donc voués à l’anathème et exclus du champ de la discussion, et le racisme « ordinaire » envers les Arabes, les noirs et les basanés est assimilé à une question religieuse, quand bien même ses victimes ne seraient pas musulmanes.

Deuxièmement, l’islamophobie serait en France le propre d’un Etat appelé « République » qui, autrefois, s’en prenait aux Juifs et qui leur est maintenant favorable, ce qui s’appelle le « philosémitisme d’Etat ». Il nous est ainsi expliqué que les Juifs sont des privilégiés …

Troisièmement la laïcité, que ce soit celle dont se réclame indûment le Front National, celle, hypocrite, d’un Etat, la V° République, qui subventionne les écoles privées catholiques sous contrat, ou celle du mouvement ouvrier, toutes amalgamées, est le véhicule de cette maladie française dont les deux faces sont l’islamophobie et le philosémitisme d’Etat.

Ainsi résumé, cette idéologie n’est pas directement celle de bien des militants qui la véhiculent plus ou moins, mais elle est son noyau structuré, le PIR fonctionnant à la façon dont les think tanks néoconservateurs, socio-libéraux ou eurasiens ont irrigué respectivement la droite US, la social-démocratie européenne, ou l’Etat russe …

Ce noyau idéologique est plus que dangereux et il éclaire singulièrement la violence des réactions exprimées par les militants pour qui être « laïcard » fait de vous un fourrier du Front National : car il est bâti sur des représentations racistes de bout en bout et comporte donc en lui-même des éléments de dérive … fasciste.

Dans un registre qui est, lui, rationnel, l’emploi du terme « fasciste » pour Daesh est discuté (et il est effectivement discutable) par des camarades qui expliquent que l’on n’est pas dans les conditions des années 1930 en Europe et que l’on ne voit pas, dans Daesh, de hordes petites-bourgeoises enrégimentées pour écraser un mouvement ouvrier dont l’existence même peut d’ailleurs être estimée problématique.

Si la base sociale de l’islamisme traditionnel type « Frères Musulmans » doit beaucoup au bazar, à la petite-bourgeoisie urbaine du Sud de la Méditerranée, dans le cas de Daesh un rôle décisif semble d’ailleurs joué par des couches sociales différentes, à savoir les anciens bureaucrates, policiers et militaires des régimes nationalistes arabes dont la reconversion en « islamistes » ne leur pose pas plus de problèmes éthiques que, par exemple, la reconversion des apparatchiks de l’ex-PCUS en oligarques faisant du « business ». Il est notoire que l’appareil de Daesh provient de l’ancien appareil d’Etat de Saddam Hussein, reconstituant son pouvoir en liquidant celui de l’Etat chiite corrompu lié à la fois aux Etats-Unis et à l’Iran, qui avait fini par prendre le pouvoir dans l’Irak soi-disant « libéré » d’après 2003.

Et il est possible qu’un phénomène en partie similaire se soit produit en Syrie, dans la vallée de l’Euphrate et la ville de Rakka, avec le ralliement d’anciens cadres de l’Etat baathiste des el Assad que l’authentique insurrection populaire de 2011 avaient coupés de Damas, de la côte et de la montagne alaouite, bastion de ce régime.

Notons d’ailleurs qu’une telle « reconversion » semble avoir été également effectuée par des secteurs de l’appareil d’Etat de Kadhafi en Libye, dont une partie ont fourni les cadres « islamistes » qui ont attaqué et tenté de réduire en esclavage les habitants du delta intérieur du Niger, au Mali, en 2012-2013. Donc, Daesh ne répondrait pas aux critères d’un « fascisme », ce qui ne le rend évidemment pas plus sympathique : il s’agirait « simplement », si l’on peut dire, de réaction obscurantiste.

Ces arguments, valables, méritent d’être discutés. Il est bien évident que si Daesh est fasciste, il ne s’agit pas d’une reproduction à l’identique du fascisme ou du nazisme européens de la première moitié du siècle dernier. Et il ne faut naturellement pas se contenter de dire « fascistes ! » et puis de passer son chemin en se dispensant d’une analyse du réel. Il me semble que Daesh présente quelques traits caractéristiques très importants qui justifient l’emploi de ce terme, certes, mais en comprenant bien que ce qui importe le plus n’est pas le terme en soi, mais la compréhension des traits concrets qui le motivent.

Je résumerai ces traits au nombre de trois : une politique totalitaire qui écrase la société, un financement capitaliste, un recrutement « petit-bourgeois ».

La politique de Daesh consiste à uniformiser les hommes d’un côté, les femmes de l’autre, celles-ci traitées en objets et parfois en marchandises esclaves, et donc, au nom de l’islam, à interdire toute organisation, non seulement ouvrière ou démocratique, mais toute organisation tout court, purement et simplement.

Son financement initial par la rente pétrolière via les soutiens privés de secteurs saoudiens et qataris ne fait guère de doute, et à supposer que celui-ci se soit tari parce que Daesh aurait fini par devenir un problème y compris pour ces régimes, il se prolonge dans l’exploitation capitaliste des régions conquises, des ouvriers agricoles du coton syrien, ou du pétrole, vendu par contrebande avec la complicité de la Turquie. Toutes choses égales par ailleurs, on peut parler de financement par le grand capital.

Quand au recrutement, l’appareil est grosso modo fourni par les anciens nervis des régimes nationalistes arabes, et la base militante et militaire par quelques dizaines de milliers de jeunes désaxés, venus du monde entier et sortant de la grande ou petite délinquance, ou de l’intelligentsia déclassée et sans débouchés.

Beaucoup de ces caractéristiques peuvent, on le voit, se rapprocher du « type » général du fascisme.

Mais, dira-t-on, ils brutalisent les femmes et les minorités religieuses, mais n’ont guère affaire au mouvement ouvrier ?

Il faut sérieusement nuancer cette idée aussi. D’abord parce que le mouvement ouvrier n’est nullement absent de l’Irak, du Kurdistan ou du Liban, et que les organisations syndicales et les différents courants (dont le courant communiste-ouvrier, forme de « gauchisme », soit dit sans jugement de valeur, propre à l’Iran et à l’Irak) sont bel et bien les pires ennemis de Daesh, qui le leur rend bien.

Mais même en Syrie, où la faiblesse du mouvement ouvrier proprement dit tenait à la répression et à l’intégration étatique des syndicats par le régime baathiste, la révolution de 2011, mettant en avant la jeunesse, les classes moyennes sans débouchés, et la paysannerie qui voulait accéder ou retrouver l’accès à l’eau, aux engrais et aux crédits, avait, et a, comme l’ensemble des « révolutions arabes », un immense potentiel démocratique, révolutionnaire, qui est la cible de Daesh.

Enfin, Daesh se heurte violemment aux organisations nationales kurdes, qu’il s’agisse du nationalisme bourgeois au pouvoir dans le Kurdistan irakien ou du PKK, parti formé dans un moule stalinien récemment reconverti à une orientation se voulant démocratique et féministe, et surtout de son émanation syrienne, le PYD, qui tient la ville de Kobané et la région du Rojava.

Donc certes, Daesh ne s’en prend pas au « mouvement ouvrier » au sens précis des socialistes italiens et des syndicats allemands des années 1920-1930, mais il s’en prend bien à ce qui porte, de manière générique, les aspirations émancipatrice de notre vieux « mouvement ouvrier » ou quelque nom qu’on lui donne.

Pour l’ensemble de ces raisons et avec toutes ces précisions, il me semble non seulement justifié, mais utile, de caractériser de « fasciste » un phénomène tel que Daesh ainsi qu’une bonne partie des courants islamistes, qu’il faudrait examiner de plus prés séparément. Ceci dit, des précisions ou des précautions s’imposent une fois qu’on a dit cela.

Tout d’abord, ce n’est pas parce qu’on a affaire à des « fascistes » que l’union nationale, l’acceptation de l’état d’urgence, les restrictions aux libertés démocratiques, les perquisitions sans limites, etc., doivent s’ensuivre. Il serait même urgent de dire : au contraire !

Et d’expliquer pourquoi : le fascisme ou toute forme analogue n’a jamais été vaincu de cette façon. C’est au contraire la lutte des classes et son libre développement qui permet la lutte contre lui. François Hollande et Manuel Valls en mimant G.W. Bush junior et Dick Cheney après le 11 septembre 2001 combattent-ils Daesh plus que, disons, M. Poutine et M. Erdogan prêt à s’envoyer avions et batteries anti-aériennes à la figure mais qui, le premier, combat les insurgés syrien, et le second les Kurdes, mais pas vraiment Daesh à ce jour ?

Sans développer ce point ici, je crois que la pire accusation qu’on peut et qu’on doit lancer à la figure de M.M. Hollande et Valls est que la guerre qu’ils ont proclamée ne vise pas Daesh, car sinon ils exigeraient la fermeture des échanges turcs avec Daesh et cesseraient de vendre des armes à l’Arabie saoudite, au Qatar et aux Emirats Arabes Unis, et parce qu’une vraie guerre démocratique se mène avec les méthodes de la démocratie, pas par la restriction des libertés et l’interdiction sélective des rassemblements, n’interdisant que les manifestations, ce qui réduit à néant l’argument de sécurité.

D’autre part, l’apposition du terme « fasciste » à Daesh ne doit pas servir à défausser l’aspect religieux. On entend en effet dire « ils n’ont rien à voir avec l’islam, rien à voir avec la religion, d’ailleurs la radicalisation ne passe pas par les mosquées, mais par internet », etc.

Il faut au contraire s’intéresser à l’aspect religieux du fascisme islamiste de Daesh. Du point de vue religieux, un fait est frappant et doit être compris dans toute son importance : Daesh développe à l’usage des jeunes recrues du monde entier un millénarisme apocalyptique, véhiculé par des vidéos de facture hollywoodienne, techniquement très au point, qui ne leur promet pas des lendemains dans lesquels on rasera gratis, ni du « peace and love », ni aucun « avenir radieux », mais du fer, du sang et du feu – et des petits trafics – le tout conduisant à un combat eschatologique – qui recycle au passage la figure du Christ, prophète combattant avec les vrais sunnites contre les chrétiens, les Juifs et les chiites, c’est-à-dire contre les trois autres religions comportant un noyau apocalyptique-messianique.

Que de jeunes kamizazes n’aient rien lu du Coran et se contrefoutent des discussions théologiques ne change rien au fait qu’il y a bien là un phénomène de nature religieuse, celui de l’enthousiasme de la fin du monde et du combat final, visualisé comme le sont les luttes cosmiques finales, bruyantes et colorées, du cinéma hollywoodien de catastrophes ou d’invasions cosmiques.

Le noyau fantasmatique dur de l’idéologie fasciste nouvelle à laquelle nous avons affaire réside précisément dans cette fantasmagorie eschatologique, qui n’est pas très éloignée de la « guerre d’Armageddon » que les Témoins de Jéhovah depuis un siècle prêchent au porte-à-porte et qui doit beaucoup, répétons-le, au cinéma occidental.

On peut se demander s’il n’y pas là à la fois une force et une faiblesse de Daesh.

Une force, car cet aspect qui peut sembler le plus « dingue », est en vérité celui qui relie ces fantasmes à toute notre époque, celle de la crise majeure du capitalisme sans issue explicite apparente, et où cette crise majeure devient celle du monde. Quand on explique à nos écoliers qu’ils doivent « sauver la planète » (sans plus les éclairer sur le comment et le pourquoi !) faut-il s’étonner que quelques secteurs de la jeunesse basculent dans la mise en acte de la fin du monde, qui au moins, fictivement, pitoyablement, et pour le pire, semble faire d’eux des acteurs, sinon de leur destinée, du moins de « la » destinée ?

Mais aussi une faiblesse, peut-être, car cet emballement religieux de la part des plus extrémistes des islamistes sunnites marque une rupture avec le sunnisme intégriste (et particulièrement avec le salafisme, courant réactionnaire mais non pas apocalyptique), qui ne prétend justement rien dire de plus qu’« Allah est le seul Dieu et Muhammad est son prophète ». Il se trouve que Daesh, avec son mahdi, avec la bataille de Dabik, avec l’avènement de la guerre mondiale ultime, et avec la prétention de commencer à mettre en acte tout cela à partir de la restauration du califat, en dit beaucoup plus. Al-Qaîda, la multinationale d’origine saoudienne autrefois liée à la CIA, s’en tenait au sceau de la prophétie et vouait chiites et soufis aux gémonies, et à la répression. Avec Daesh, les adeptes du monothéïsme intégral soi-disant ramené à sa simplicité maxima dérapent dans les représentations délirantes.

Analyser Daesh comme une forme de fascisme contre-révolutionnaire, dressée non pas contre aucun impérialisme, mais bien contre l’espoir ouvert depuis 2011 par les révolutions arabes, n’est pas contradictoire mais doit plutôt aller de pair avec cette question : n’assisterions-nous pas à une convulsion spectaculaire du monothéïsme, à l’époque de la crise du capitalisme devenue crise du monde ?

Je n’irai pas jusqu’à dire une convulsion finale, de peur d’être trop optimiste, voire eschatologique.

Vincent Présumey, 28 novembre 2015.

L’article ci-dessous doit paraître dans le n° de décembre 2015 de la revue La Révolution Prolétarienne, la « RP », revue syndicaliste fondée par Pierre Monatte en 1925, qui prenait alors le relais de La Vie Ouvrière, fondée par le même Pierre Monatte en 1909 et qui devenue organe de la CGTU puis de la CGT, lui avait en quelque sorte échappé ...

... La « RP », qui fut successivement sous-titrée revue syndicaliste communiste, puis revue syndicaliste révolutionnairee, puis revue syndicaliste, appartient au patrimoine du mouvement ouvrier français et doit d’exister encore au dévouement d’un militant laïque, François Moreau. N’ayant jamais versé ni dans le stalinisme, ni dans les compromissions avec les pouvoirs, ni dans la collaboration, ni dans le colonialisme, ni dans le social-libéralisme ... elle a gardé le caractère d’un lieu pluraliste de débat et de réflexion. [1]

Difficile de parler d’autre chose que des attentats – le terme exact serait « crime de masse »- commis à Paris le 13 novembre dernier, et de leurs tenants et aboutissants … Voici donc quelques remarques, non pas décousues, mais non structurées, pour donner des pistes à notre nécessaire réflexion.

Le fait que vivant en France, beaucoup d’entre nous soient évidemment plus émus par des crimes de masse commis à Paris qu’à Bagdad ou Bamako ne doit pas automatiquement être mis au compte d’un certain racisme ou du moins d’un certain centrage sur soi-même au détriment d’autrui. J’ai été frappé par une chose : sans avoir moi-même de connaissance directement victime de ces crimes, beaucoup d’amis et d’amis d’amis en avaient, et finalement le cercle des relations plus ou moins proches de ces 130 victimes m’englobe, comme il englobe beaucoup de syndicalistes, sans aucun doute – trois militants locaux de la CGT sont d’ailleurs morts au Bataclan, et il doit y en avoir d’autres, appartenant à divers syndicats. Les assassins ont frappé dans des lieux et des quartiers cosmopolites – 21 nationalités parmi les victimes, a-t-on pu lire – et ont visé une population dans sa diversité, une population se divertissant le vendredi soir après le boulot, et « nous » nous sommes sentis – à juste titre - visés. C’est ainsi.

Seconde réflexion : il faut caractériser politiquement, socialement, intellectuellement, ce à quoi on a affaire avec « Daesh » ou « ISIS ». J’emploie pour ma part le terme de « fascisme » dont il convient de préconiser un usage modéré et rationnel. L’emploi de ce terme peut susciter, parmi les couches militantes de gauche et d’extrême gauche, différents types de réactions qui demandent à leur tour d’être interprétées.


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