Ouvrir les yeux – Formation sociale, période et conjoncture : on ne peut pas se contenter de reprendre aujourd’hui nos débats d’avant

jeudi 17 décembre 2015.
 

Beaucoup de camarades nous invitent à ne pas focaliser seulement sur ce qui se passe « en haut ». Et ils ont raison. Quand un tel bouleversement a lieu, il est bon en effet de mobiliser toutes les ressources de l’analyse.

Sous la pression de l’évènement d’autres (à tort selon moi) se sont polarisés sur une seule question, nos rapports (ou rupture de rapports) avec le PS. J’ai fait moi-même partie de l’ancienne majorité de la LCR (avant le NPA) qui justement a défendu becs et ongles que tant que cette question n’était pas réglée, toute alliance à gauche du PS était bancale. Et, avec mes camarades de la GA, je n’ai rallié le FG que quand il était devenu à peu près certain qu’aucun de ses partis n’irait gouverner avec Hollande.

Il est piquant de lire des camarades qui considéraient cette position comme horriblement sectaire en faire maintenant la question des questions, la seule qui compte. Sans qu’à aucun moment on ne lise de retour critique reconnaissant que oui il y avait là un vrai problème ; mais je sais que ce n’est pas le plus courant dans nos milieux. A cette époque une des divergences avec ce qui est maintenant la minorité du NPA était qu’il nous semblait possible à nous GA de tisser (plus ou moins) une distinction entre cette question gouvernementale et les autres niveaux institutionnels (et bien que nous ayons toujours été hostiles à l’entrée dans les exécutifs). A ces Régionales c’est la position finalement décidée par E ! partout où elle se posait, il me semble. Mais il est vrai aussi que les choses ne sont plus exactement ce qu’elles étaient et que cette question va devoir être reprise à nouveau frais avec l’élément pivot du choix autoritaire/guerrier du gouvernement s’ajoutant aux politiques pro capitalistes. Un débat en tant que tel.

Mais de toutes façons, hier comme maintenant ce problème n’est pas le seul, n’est pas et n’a jamais été « la question des questions ». Et pas plus maintenant avec un FN au niveau que nous constatons, élément qualitativement nouveau qui bouleverse les données. Même si en Paca où je milite on y est habitués malheureusement depuis longtemps, la généralisation de la poussée d’extrême droite constitue d’évidence une rupture.

Quand ça se passe mal « en bas » la responsabilité première est « en haut ». Ce sont bien les politiques suivies depuis des décennies qui ont fini par produire un tel délitement politique. Mais dans ce « en haut », nous y sommes aussi, puisque, quelles que soient les stratégies posées à gauche de la gauche (dans Ensemble !, entre Ensemble ! le PC et le PG, mais aussi au NPA, à LO et chez les libertaires), nous n’avons pas réussi à constituer une alternative à l’heure où les dangers s’accumulent. Il faut le constater, comme ne pas trop s’en vouloir non plus. Puisque, comme le rappellent donc des camarades, l’essentiel se joue « en bas ». Pour des forces d’émancipation, sans poussée sociale forte, avec un mouvement atone, sans indications claires venues des mobilisation elles-mêmes quant aux contenus principaux à privilégier, et pas plus sur les formes à défendre une fois inventées, la difficulté est inévitable.

Il ne faut pas pour autant être unilatéral. On ne doit pas arbitrairement retenir dans ce qui vient « d’en bas » seulement les données positives. Pourtant, bien entendu c’est en partie le bon choix. Comme le disait Daniel Bensaïd, quand les choses tournent mal, « l’utopie stratégique résolument immanente s’affaire alors dans les misères du présent. Elle repousse à ras de terre, dans la défense élémentaire des droits bafoués. ». Tout ne peut venir que de là, et il est juste de regarder de près ce qui bouge dans le bon sens. Mais sans oublier ce qui va dans l’autre sens.

L’incontestable soutien populaire donné en connaissance de cause au FN est une donnée centrale en tant que telle. Un élément nouveau central qui ne se laisse pas ramené aux raisons lointaines qui nous ont conduit là. Il en est de même pour les abstentionnistes dont le nombre paraît rassurant à nombre de camarades. C’est un fait politique bien sûr, multiforme. Mais au moins une de ses dimensions est la suivante : ils laissent passer le FN sans émotion particulière. Or un FN haut ne menace pas seulement de parvenir au pouvoir central. Il a déjà comme effet de tirer à droite tout le champ, comme on a pu le voir après les attentats, et déjà avant. « En bas » pour l’instant, c’est cela qui a le vent en poupe, sans être majoritaire heureusement. C’est que, comme toujours, opposer « en haut » et « en bas » n’a guère de sens. C’est une liaison dialectique. Pour nous-mêmes par exemple, une dialectique négative en ce moment. Sans appui social, nos issues sombrent dans l’électoralisme. Mais sans espoir politique à gauche, les pousses d’en bas s’émiettent et s’étouffent.

Pour en arriver à « l’analyse concrète d’une situation concrète », il faut mobiliser plusieurs niveaux de considérations.

- Celui de la structure générale : entrelacements de modes de production et mode dominant (chez nous bien entendu le capitalisme), et l’enchâssement de ceux-ci dans l’histoire concrète des classes et des luttes de classes, de ce que Poulantzas avec d’autres appelle « une formation sociale », qui ne se laisse pas ramenée à la seule « infrastructure ». Autrement dit on ne peut ni comprendre ni intervenir dans un pays si on ne l’envisage pas dans son histoire particulière, dans la sédimentation dans les institutions dominantes des rapports de force de classe sur la longue durée, et donc dans ce qui forme son imaginaire de base. Une des données du problème est que, probablement, c’est à la racine qu’est atteinte notre formation sociale, à la fois par les mutations dues à la globalisation, aux contraintes de l’UE et aussi à la fin de 5 siècles de centralité européenne.

- Celui de la période au sens plus restreint, essentiellement définie par les rapports de force politiques, sociaux, idéologiques entre les classes. Il n’y a plus de doute maintenant que le rebond ouvert par les luttes de 95 et l’altermondialisme est épuisé, sauf sur le terrain écologique – mais sans jonction concrète (autre que théorique donc) avec la racine de classe pour l’instant. Ici il convient de mobiliser Gramsci. Il est clair que l’hégémonie est passée à droite, qui impose non seulement son agenda, mais son vocabulaire si ce n’est ses obsessions. « Le bon sens » dont parle Gramsci (ce qui va de soi) est de moins en moins pour nous. On peut en donner pour preuve le nombre de questions qui nous divisent spontanément à gauche (et sur lequel il n’y a pas « de bons sens » évident), ce qui désigne, sans risque de se tromper une crise d’hégémonie. Pour la rebâtir, la reconquérir, s’appuyer sur les apports « d’en bas » est le socle. Mais, comme le dit Gramsci, c’est insuffisant. Il faut occuper toutes les positions de « la guerre de position » : idéologique, éducative, artistique, médiatique, culturelle, politique. Parvenir à « un nouveau bloc historique » est une tâche titanesque et multiforme.

- Celui de la conjoncture enfin. A ce propos l’idée de l’inéluctabilité des choses doit nous être rigoureusement étrangère. Bien sûr on peut se contenter de l’évidence : si les choses tournent ainsi, c’est qu’elles ne pouvaient tourner autrement. Et pour cause, puisqu’elles sont là et pas autrement. Mais, là encore comme l’explique Bensaïd, c’est ignorer qu’à chaque étape il y eût des choix, « des bifurcations ». Tout n’est pas toujours possible, mais la conjoncture offre de nombreux possibles. Par exemple, loin des abstractions « anti impérialistes » on aurait pu se battre pour que la France et les USA arment l’Armée Syrienne Libre (ou au moins ses factions les plus démocratiques) au lieu de la laisser massacrer. Par exemple aussi rien n’obligeait à laisser de fait des dizaines de milliers de personnes hors du FG, et de réduire celui-ci à un cartel électoral, puis à moins que ça encore. Rien n’obligeait les députés FG à voter l’état d’urgence. Et je considère que nous avons raté une occasion majeure de donner toutes ses potentialités à la mobilisation « Charlie » de janvier. Qu’on mesure. A l’époque, le FN était hors du coup à la fois parce que c’était Charlie et parce que la base de la mobilisation spontanée était à l’opposé de lui, en gros liberté d’expression plus refus de tout glissement islamophobe. Et elle était de rue (ce que Besancenot vient de dire justement pour la distinguer de celle de novembre). Bref, malgré les tentatives évidentes d’instrumentaliser et de récupérer, c’est le peuple de gauche « d’en bas » qui avait la main. « D’en bas » pour reprendre la préoccupation des camarades qui y insistent, et par millions. « En bas » à ce moment il n’y avait ni déferlement de tricolore ni de Marseillaises guindées. Oui mesurons la différence.

Nous avons laissé périr rapidement cette richesse parce qu’on n’est pas arrivés à s’opposer d’un côté au déferlement de l’obligation « d’être Charlie » (et de l’être d’une seule manière possible) qui a fait des ravages, et de l’autre au tir au canon de 75 de la grande majorité des penseurs de la gauche radicale qui n’ont eu de cesse d’en saper la légitimité, jusqu’à l’inoubliable « catholicisme zombie » de Todd, dont plus personne ne parle pour comprendre la nature bien plus institutionnelle et « patriotique » de ce qui se passe après novembre. Nous, la gauche radicale, n’en avons rien fait parce que nous étions divisés (la crise de l’hégémonie), mais, même si ça ne pouvait pas avoir d’effet « de période », c’est le type même de petite « bifurcation » ratée, avec comme conséquence que ceci tourne en définitive, le drame de novembre aidant, au bénéfice de Valls et du FN.

Pour ce qui concerne la conjoncture donc, peut-être pour la période, je ne crois pas qu’on puisse reprendre juste nos débats d’avant. Ils sont forclos. La crise européenne est patente et elle peut s’aggraver brutalement ; partout en Europe les forces de la droite extrême ont le vent en poupe, même s’il y a des contre tendances (Portugal, Espagne, Corbyn en GB) ; et en France la poussée FN bouleverse la donne. De plus, on y verra mieux lors de l’élection espagnole, mais après l’échec grec, la gauche radicale échoue partout à être une issue réelle, et il nous faut reprendre à nouveaux frais tous les débats sur la manière de construire cette issue et cette crédibilité. Ouvrir les yeux. Sortir de l’idée que ça va mal juste parce que le/la camarade d’à côté ne saisit pas ce qu’il faudrait faire d’évidence. C’est la première étape. Bien sûr prendre conscience d’un problème est indispensable, mais ne produit pas la solution par là même. On savait qu’il existait un problème en mathématiques dit « de la conjecture de Fermat », mais il a fallu plus de trois siècles pour le solutionner. Espérons que dans notre cas l’histoire sera plus clémente…

Samy Johsua


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