70 ans après sa création, la Sécurité sociale est-elle toujours une idée neuve ?

lundi 23 novembre 2015.
 

Par Bernard Friot de l’IDHES Paris- Ouest Nanterre, Michèle Delaunay, députée (PS) de Gironde, ancienne ministre, Bernard Lamirand, animateur du Comité d’honneur national Ambroise-Croizat et Catherine Mills, maître de conférences honoraire en sciences économiques, université Paris-I (1).

Le début d’un changement révolutionnaire du salaire

par Bernard Friot IDHES Paris- Ouest Nanterre

La révolution, au sens de passage d’un mode de production à un autre, suppose des siècles de lutte pour qu’une classe révolutionnaire, avec des avancées et des reculs, marginalise la classe dirigeante en imposant d’autres rapports de production. C’est ce qu’a fait 
la bourgeoisie capitaliste contre l’aristocratie féodale entre le XIVe et le XIXe siècles. C’est ce que fait à son tour le salariat contre la bourgeoisie depuis le XIXe siècle  : la révolution du mode de production est en cours, 1945 en est une étape décisive.

La Sécurité sociale inaugure un changement révolutionnaire du salaire, contre la pratique capitaliste qui en fait le prix de forces de travail achetées sur un marché pour le coût des biens et services nécessaires à la satisfaction de leurs besoins. Les propriétaires lucratifs ont le monopole de la production et réduisent les travailleurs à des êtres de besoin ayant droit à du pouvoir d’achat  : les seuls producteurs de la valeur n’ont d’autre droit sur elle que d’en récupérer une partie. Leur travail est à la fois aliéné et exploité. En socialisant une partie de la valeur pour l’affecter au salaire, la Sécurité sociale rend possibles le changement radical de ce dernier et un tout autre rôle des travailleurs, qui prennent la direction de la production.

La lutte de classes se joue ici sur trois terrains  :

– la collecte, selon un taux de cotisation unique interprofessionnel, et la gestion par les travailleurs eux-mêmes d’une part suffisante de la valeur dans une caisse unique pour commencer à décider à une échelle suffisante de ce qui va être produit, contre le paritarisme, la multiplication des régimes et la modulation des taux de cotisation, qui restaurent le pouvoir capitaliste sur la valeur  ;

– l’affirmation d’un droit au salaire à vie des retraités, au salaire des parents et des chômeurs, c’est-à-dire d’un salaire déconnecté du marché du travail, qui reconnaît que des personnes sans employeurs ni propriétaires lucratifs de l’outil sont des travailleurs productifs, contre les comptes individuels (Arrco-Agirc, comptes jours rechargeables, comptes formation, comptes pénibilité et autres regroupés dans le CPA) qui réaffirment au contraire la soumission des personnes au marché du travail et le carcan de l’emploi capitaliste sur la production  ;

– la production de la santé par des professionnels libérés du marché du travail (fonction publique hospitalière) ou du marché des services (libéraux de secteur 1), avec un outil de travail sans propriétaires lucratifs ni prêteurs (grâce à la subvention de l’investissement par la caisse d’assurance maladie), comme anticipation à généraliser à toute la production contre le new public management, contre les régimes complémentaires obligatoires et les groupes capitalistes du médicament et des soins, qui s’emploient à redonner à la production sa pratique capitaliste.

Pousser plus loin la révolution du salaire et donc du travail initiée en 1945, c’est pousser plus loin le passage du salaire, pouvoir d’achat, au salaire socialisé, pouvoir sur la production  : suppression du marché du travail grâce au salaire à vie financé par la socialisation du PIB dans une cotisation salaire, suppression de la propriété lucrative au bénéfice de la copropriété d’usage des entreprises par les seuls travailleurs, et remplacement du crédit par la subvention à l’investissement grâce à la socialisation du PIB dans une cotisation économique. Les lecteurs désireux de poursuivre la réflexion trouveront une critique du CPA sur le site www.ies-salariat.org et une présentation de la conférence gesticulée «  1945  : on continue  ! Du pouvoir d’achat au Pouvoir  » sur le site www.reseau-salariat.info

Au peuple français d’en garantir la survie

par Michèle Delaunay, députée (PS) de Gironde, ancienne ministre

Mieux qu’une idée neuve  : une idée durable et que nous devons rendre «  soutenable  ». Cette vieille dame dont nous venons de célébrer l’anniversaire est notre trésor national. Elle est, avec l’école, le pilier de la République. Mais nous ne la sauverons pas sans les Français et sans une forte et belle volonté politique à la hauteur de l’ordonnance de 1945.

«  La Sécurité sociale est la garantie donnée à chacun qu’en toutes circonstances il disposera des moyens nécessaires pour assurer sa subsistance et celle de sa famille dans des conditions décentes. Trouvant sa justification dans un souci élémentaire de justice sociale, elle répond à la préoccupation de débarrasser les travailleurs de l’incertitude du lendemain.  » Tout est dit. Donner à chacun, tout au long de sa vie, cette garantie nécessaire, lui assurer son caractère universel, social et humaniste, est pourtant un véritable défi. Plus que jamais aujourd’hui, il a toute son actualité, plus que jamais toute son exigence, dans une situation sociale difficile pour tant de nos concitoyens mais aussi avec l’indispensable accueil que nous devons à ceux qui affrontent le martyre dans leur pays.

L’assurance-maladie est en première ligne de ce défi. De toutes, l’inégalité la plus insoutenable/inacceptable se situe devant la santé et les soins. À tous, il faut permettre à la fois l’accès à la prévention et aux comportements de santé, et l’accès aux immenses progrès thérapeutiques et technologiques de la médecine et tout particulièrement dans la lutte contre le cancer. Facile à dire, et pourtant, que de réticences sur ce chemin que nous ne lèverons qu’en affrontant la vérité, la vérité dans la brutalité des faits et des chiffres.

Nous ne réussirons à garantir cette égalité d’accès aux soins et à la santé qu’en limitant l’assurance-maladie à son champ strict. Combien exigent le remboursement de transports «  médicaux  » en taxi sans aucun rapport avec l’état du malade  ? Ce n’est qu’UN exemple parmi beaucoup  : soyons exigeants avec nous-mêmes pour l’être sur le soin de tous nos «  frères humains  », au sens de François Villon. La deuxième condition est d’avoir du courage pour avancer enfin sur une politique de santé publique capable de résultats. Un exemple encore. En plus de son carnage en vies humaines (79 000 morts par an en France), le tabac coûte 25 milliards par an en dépenses de soins à l’assurance maladie, quatre fois le montant actuel de son déficit. Avec ces milliards nous pourrions assumer le coût énorme des progrès de la médecine et rembourser comme il se devrait les coûts liés à la perte d¹autonomie et au grand âge. L’arme de très loin la plus efficace, c’est l’augmentation des prix. Nous le savons, hélas, ce sont surtout les chômeurs, les pauvres et les jeunes qui fument  : leur santé n’est-elle pas notre priorité  ?

Ayons du courage, ayons même celui que, depuis des décennies, les pouvoirs publics n’ont pas. La Sécurité sociale est l’œuvre du peuple français au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. C’est au peuple français de la défendre et d’en garantir la survie.

Une sécurité sociale professionnelle tout au long de la vie

par Bernard Lamirand, animateur du Comité d’honneur national Ambroise-Croizat

Soixante-dix ans et la Sécurité sociale est toujours là. Elle n’a pas vieilli d’un pouce et, au contraire, elle appelle à davantage de solidarité et de partage par ces temps de crise mais aussi pour la dépasser. Quel bel élan quand Ambroise Croizat situa son rôle au moment de ses premiers pas pour lui permettre d’être la plus belle conquête du monde du travail. Depuis, le bébé de 1945 a fait ses preuves, il a répondu à l’attente des travailleurs et des retraités. Mais il a été très vite la cible de ceux qui ne voulaient pas la laisser grandir et prospérer et, aujourd’hui, la Sécurité sociale est accusée de tous les maux et d’avoir un coût exorbitant que la France ne pourrait plus se payer.

Étrange quand on sait les conditions de sa naissance. En effet, en 1945, la Sécurité sociale s’est forgée dans un pays exsangue par la guerre et qui avait pour tâche principale sa reconstruction économique et sociale. Elle s’est bâtie comme une alliée de cette reconstruction et non comme un coût pour la société et elle a permis à la France de renaître et de devenir un des pays au monde les plus développés. Autant de raisons aujourd’hui pour lui insuffler un contenu qui la revitalise pour sortir de la crise et de l’austérité, cette sinistre malfaisance qui l’accompagne.

Croizat, dans un discours tenu le 2 mai 1946 à l’occasion de la généralisation de la Sécurité sociale, disait  : «  La loi nouvelle s’insère dans le développement d’une évolution historique amorcée dès la fin du XIXe siècle et qui tend à garantir à chacun qu’il disposera, en toutes circonstances, de revenus suffisants pour assurer sa subsistance et celle de sa famille  : c’est là en définitive, l’objet même de la Sécurité sociale.  » Puis il précisait  : «  La Sécurité sociale, largement entendue, voit donc s’inscrire dans son cadre, toute la politique des salaires et des allocations familiales…  » Et pour encore mieux préciser sa pensée, il ajouta  : 
«  Il importe que la Sécurité sociale pare aux conséquences de la perte temporaire ou définitive par le travailleur de son activité rémunératrice.  » L’emploi et les salaires étaient donc au cœur de la réussite de la Sécurité sociale et il en fit le socle à travers la cotisation sociale de l’entreprise et du salarié. Quelle formidable vision de ses créateurs que de l’asseoir sur le travail et la création de richesses  !

Elle est une idée neuve parce qu’elle est plus que jamais nécessaire en ces moments où les travailleurs vivent des conditions d’exploitation très pénibles, physiquement et intellectuellement, qui deviennent de plus en plus insupportables par la façon dont le capital utilise les nouvelles technologies à leur détriment.

Elle peut être idée neuve et protectrice dans le cadre d’un nouveau statut du travail salarié que propose la CGT. Ambroise Croizat et Pierre Laroque furent les grands acteurs de la mise en place de la Sécurité sociale et ils visaient l’universalité de la Sécurité sociale pour toute la population (loi de mai 1946). Les fondateurs visaient la démocratie et qu’elle soit l’affaire des assurés et non de la mainmise de l’État et du patronat comme c’est le cas aujourd’hui. Il faut revenir à l’élection des conseils d’administration par les assurés.

C’est donc toujours une idée neuve et moderne  ; elle a été un formidable amortisseur au moment de la crise des subprimes, elle est nécessaire au moment où le travail est considéré comme une variable d’ajustement dans ce libéralisme destructeur. Elle est indispensable pour sortir notre pays de la crise et un outil dans les changements du travail dus aux technologies nouvelles.

La question de son financement est cruciale  : les fondateurs avaient raison de lui donner toute sa consistance à partir des richesses créées par le travail et donc par la cotisation de l’entreprise et du salarié et de l’affirmer comme un salaire socialisé et non un coût.

La Sécurité sociale est d’une grande modernité et elle nous invite à gagner pour les générations actuelles et à venir une sécurité sociale professionnelle tout au long de la vie.

Mettre en chantier une réforme de progrès et d’efficacité sociale

par Catherine Mills, maître de conférences honoraire en sciences économiques, université Paris-I (1)

C’est très tendance de présenter la Sécurité sociale et le droit du travail comme ringards afin de construire un nouveau modèle libéral. Après Sarkozy et Denis Kessler, Macron et Valls s’acharnent à vouloir détruire le modèle social français, notamment la Sécurité sociale, les services publics et les droits des travailleurs. Il convient de rappeler la force de notre système de Sécurité sociale qui, en 1945, a permis de sortir de la crise structurelle de l’entre-deux-guerres, d’ouvrir une nouvelle phase d’essor, d’articuler un renouvellement en dynamique de la force de travail, un nouveau type de progression de la productivité du travail à partir des transferts sociaux. Notre système de Sécurité sociale répondait 
au principe révolutionnaire  : on contribue selon ses moyens et l’on reçoit des prestations en fonction des besoins sociaux. Ce qui impliquait un financement à partir 
des cotisations sociales, cotisation patronale et cotisation ouvrière, liées à une assiette salaires, elle-même à élargir. Ce mode de financement était ainsi articulé à l’entreprise, lieu d’un nouveau type de croissance, lieu où les salariés produisent les richesses. D’où le dynamisme 
de ce financement.

Les forces libérales et le Medef ne supportent évidemment plus ce système de promotion des salaires et de la protection sociale. Ils veulent instaurer une flexibilisation à outrance du marché du travail et des droits des travailleurs, avec les attaques insupportables contre le Code du travail présenté comme trop lourd et archaïque. L’objectif est de permettre au patronat de licencier sans entrave et de réduire le coût du travail en arguant que les cotisations sociales constitueraient un facteur d’alourdissement du coût du travail et 
seraient ainsi la cause du chômage.

Nous considérons au contraire que les principes révolutionnaires de notre système de Sécurité sociale sont des principes modernes et efficaces. Notre modèle social doit être défendu et promu, à partir d’une réforme de progrès et d’efficacité économique et sociale. Il doit permettre de sortir de la nouvelle crise systémique en cours en répondant aux besoins économiques, sociaux et écologiques du XXIe siècle. Nous proposons ainsi des réformes dynamiques et modernes de notre politique familiale centrées notamment sur l’égalité hommes-femmes. Nous voulons sortir des réformes libérales du système de retraite et mettre en chantier une réforme de progrès et d’efficacité sociale. Nous voulons mettre un terme à l’éclatement et au rationnement de notre système solidaire de santé.

Nous proposons aussi, fondé sur le principe de la Sécurité sociale, un nouveau service public de sécurisation de l’emploi et de la formation, universel, avec accès automatique dès la fin de l’obligation scolaire. Nous voulons une réforme de progrès et de justice sociale de l’assurance chômage et des minima sociaux. Cela implique de construire aussi les bases d’un nouveau financement. Ainsi proposons-nous une nouvelle contribution sur les revenus financiers des entreprises et des banques, qui sont responsables de l’explosion de la crise systémique, à la hauteur du taux de cotisation patronale sur les salaires. Mais surtout, il s’agirait de construire une nouvelle dynamique du financement par les cotisations sociales assise sur le développement de la part des salaires dans la valeur ajoutée des entreprises. Il s’agirait de dissuader de la course aux licenciements, à la casse des salaires et aux attaques contre le coût du travail, en s’attaquant aux gâchis et au coût du capital  : dividendes et intérêts. Il s’agirait de promouvoir un nouveau crédit, favorisant les PME et les entreprises qui s’engagent concrètement au développement de l’emploi et de la formation. Il s’agirait aussi d’imposer de nouvelles missions à la BCE de promotion de l’emploi, des services publics, du développement durable en proposant un fonds européen de développement économique et social.

Dans le cadre de la bataille en cours pour les élections régionales en France, le Front de gauche pourrait imposer des fonds régionaux pour l’emploi et la formation liés aux luttes du terrain, au lieu de la fuite en avant vers des exonérations de cotisations patronales parfaitement 
coûteuses et inefficaces pour l’emploi et le développement économique, social et durable des régions.


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