Avraham Yehoshua, sur Israël et la Palestine : "Il n’y a plus d’autre choix qu’un Etat binational”

jeudi 29 octobre 2015.
 

Face à l’impossibilité croissante d’une solution à deux Etats au ProcheOrient, le grand écrivain israélien Avraham Yehoshua prône désormais le cheminement vers un Etat unique.

Avec Amos Oz et David Grossman, il est une des grandes figures de la littérature israélienne. Né en 1936 dans une vieille famille séfarade de Jérusalem, francophone car il a étudié à Paris, Avraham Yehoshua n’a cessé de plaider depuis 1967 en faveur de la création d’un Etat palestinien aux côtés d’Israël. Mais devant la nouvelle flambée de violence dans les Territoires occupés, et face à la colonisation incessante, irréversible, qui mêle inextricablement les deux populations, juive et arabe, il ne voit plus d’autre solution que le cheminement, transitoire ou définitif, vers un Etat unique, binational.

Quel est votre état d’esprit devant cette nouvelle flambée de violence ?

Je suis né en pleine révolte des Arabes dans une Palestine alors sous mandat britannique. J’étais enfant pendant la guerre de 1948, puis soldat pendant celle du Sinaï en 1956 et celle des SixJours en 1967. J’ai un fils de 40 ans, père de trois enfants, qui a participé à la dernière guerre de Gaza. Mais jamais je n’ai ressenti une angoisse et une douleur comparables à celles que je ressens aujourd’hui.

Car autrefois, l’ennemi — Egypte, Syrie, Jordanie — était beaucoup plus dangereux, mais il était extérieur et on pouvait le combattre. Aujourd’hui, l’ennemi est à l’intérieur, un ennemi arabe et un ennemi juif : pas seulement les Palestiniens des Territoires occupés, mais les Israéliens qui pensent qu’il faut entrer encore davantage dans ces territoires, et les occuper pour l’éternité.

On a vu des agressions au couteau commises par des adolescents palestiniens, et parfois des filles. C’est nouveau, non ?

Oui, et ils ne sont affiliés à aucune organisation. Ce sont des suicides, parce que ces jeunes sont immédiatement tués. C’est terrible pour leurs victimes, pour eux, pour tout le monde. Et ça ne débouche sur rien. Sauf si Benyamin Netanyahou, au lieu d’invoquer l’Israël éternel, décidait de rencontrer Mahmoud Abbas pour tenter de calmer la situation, et surtout pour tenter une dernière fois d’avancer dans la solution de deux Etats. Ce qui ne sera bientôt plus possible.

Cela fait déjà des années qu’on dit que ce ne sera bientôt plus possible !

Oui, c’est devenu impossible ! En tout cas impossible d’évacuer les cinq cent mille colons de Cisjordanie, ce serait la guerre civile.

Par la colonisation, Israël a détruit la solution à deux Etats. Mélanger deux populations totalement différentes ne pouvait qu’aboutir à une catastrophe. C’était une terrible erreur.

Une erreur ou une volonté ?

A l’origine d’une erreur, il y a toujours une volonté ! Les Français en Algérie, les Américains en Irak ont commis des erreurs majeures qui venaient de quelque chose de profond, le colonialisme, l’impérialisme. Israël a choisi de mêler deux peuples très différents sur le même territoire sous la forme d’une occupation. Ce qui se passe en Cisjordanie, ce n’est pas seulement la construction de maisons, ce sont des zones interdites, des terres accaparées, des choses dégueulasses. Dans les Zones B et C, qui ne dépendent pas de l’Autorité palestinienne, et où les colonies s’étendent, les Palestiniens vivent une occupation brutale, sans fin, puisque personne ne parle d’une annexion, qui leur donnerait de facto la citoyenneté israélienne. Personne ne leur propose ce que Ben Gourion a donné aux cent quarante mille Arabes d’Israël juste après la guerre de 1948.

Ils venaient de se battre contre Israël, et le Premier ministre leur a dit : vous êtes citoyens. Et les Arabes israéliens, qui sont une minorité de 1,6 million, sont des citoyens loyaux d’Israël.

Mais la droite israélienne ne cesse de les accuser de déloyauté, d’être solidaires des Palestiniens...

Bien sûr qu’ils sont solidaires du peuple palestinien, et qu’ils sont contre l’occupation, mais c’est le cas de Juifs également ! Entre la guerre du Sinaï et celle des SixJours, pendant dix ans, alors qu’Israël avait le monde arabe contre lui, il n’y a eu aucun problème avec les Arabes israéliens. Durant ces dix ans, malgré l’hostilité de tous les pays voisins, Israël n’a eu à déplorer que quarante victimes. Depuis 1967 et l’occupation, les victimes se comptent par milliers !

Quand on a « libéré », comme on dit, Jérusalem en 1967, on a agrégé à Jérusalem Ouest où ne vivaient que des Juifs les milliers de Palestiniens de Jérusalem Est.

Dans cette capitale «  éternelle et indivisible » d’Israël, il y a aujourd’hui deux cent cinquante mille Palestiniens qui n’ont pas la citoyenneté israélienne, mais un simple statut de résident, qu’ils peuvent perdre à tout instant.

Dans le journal Libération, vous venez de publier une tribune appelant à réfléchir à un Etat binational, alors qu’il y a six mois vous disiez encore que ce serait une catastrophe. Pourquoi ce revirement ?

J’ai toujours été pour deux Etats, depuis 1967 ! A l’époque, la majorité israélienne disait : vous êtes fou, il n’existe pas de peuple palestinien. Je ne dis pas que l’Etat binational est idéal, mais il n’y a plus d’autre choix ! La solution idéale était bien sûr de créer deux Etats, mais dois-je m’accrocher à quelque chose qui ne va pas se réaliser ? Pourquoi ne pas agir étape par étape, avec des cantons, des régions, un peu comme en Suisse, peut-être arriver à deux Etats mais en passant par un Etat binational ?

N’est-ce pas une proposition utopique ?

Je suis un vieux monsieur, devrais-je m’abandonner au désespoir total, sans issue ? J’ai été éduqué par le sionisme, un mouvement optimiste, même dans les périodes les plus difficiles. Et nous avons déjà en Israël, avec une minorité arabe de 20 %, une expérience binationale, réussie malgré les problèmes. Il faut saluer Israël et les Arabes israéliens, c’est à notre honneur à tous d’avoir créé une coexistence qui a tenu bon dans les pires moments, depuis soixante-dix ans.

Les Arabes israéliens ont-ils tous les attributs de la citoyenneté ?

Ils sont citoyens, sont soumis à la loi israélienne, votent, ont des représentants à la Knesset, certains sont médecins, universitaires, juges. Le juge qui a condamné notre ancien président Moshe Katsav à sept ans de prison est arabe. Des consuls, des ambassadeurs d’Israël sont arabes. Et évidemment des cinéastes, des écrivains, des musiciens. Officiellement, il ne leur manque pas de droits. Il y a évidemment de la discrimination, mais les Juifs marocains s’en plaignent aussi.

Les Palestiniens pourraientils vouloir d’un Etat binational ?

Ce serait pour eux un soulagement. Ils disent : si on ne peut pas avoir un petit Etat, nous sommes prêts à être Israéliens. Certes, certains pensent qu’on doit jeter les Juifs à la mer, il y aura toujours des gens pour penser que les Juifs doivent disparaître de la terre de Palestine, ou du monde entier. Mais beaucoup d’Arabes des Territoires veulent une citoyenneté. La Zone C, qui représente 62 % de la Cisjordanie, entièrement sous contrôle israélien, où les colonies se développent, ne compte que cent cinquante mille Palestiniens. On pourrait commencer par leur donner la citoyenneté israélienne, donc des droits et la Sécurité sociale.

Votre texte a été publié en Israël ?

Il va être publié dans un supplément de Haaretz. Mais l’Etat binational n’est pas une idée nouvelle. Beaucoup de gens pensent qu’il faut y travailler sinon ce sera l’impasse totale. C’est une idée partagée par des gens de la gauche, de la droite libérale, elle dépasse les partis, et c’est pour cela qu’elle pourrait aboutir. Bien sûr, elle comporte des dangers. Mais toutes les solutions en comportent. Si un Etat palestinien existait déjà depuis une dizaine d’années, cet Etat ne serait-il pas déjà envahi par les réfugiés syriens et irakiens ? Ils parviennent à entrer en Europe, comment un Etat palestinien pourrait-il les arrêter sur les frontières de la Jordanie ?

Les Européens, paralysés par ce qui se passe en Syrie et en Irak, « voientils  » encore le conflit israélopalestinien ?

Avant la Syrie, avant l’Irak, les Européens disaient déjà : nous sommes faibles, impuissants, c’est aux Américains d’arranger les choses. C’est vraiment une lâcheté déshonorante ! En Syrie et en Irak, ce sont des guerres civiles, le chaos, dont sont responsables les Américains avec leur guerre stupide de 2003. Pas les Européens, qui ne peuvent pas faire grand chose.

En revanche, vous avez une responsabilité historique et morale envers les Juifs et les Palestiniens. Car il y a eu la Shoah en Europe, et les Palestiniens ont payé le prix de la création de l’Etat d’Israël. Vous avez le devoir et le pouvoir d’imposer une solution.

Vous rejoignez le point de vue du président israélien Reuven Rivlin. De droite, partisan du Grand Israël, il veut accorder tous les droits civiques et la nationalité israélienne aux Palestiniens...

C’est un grand ami, on a été boyscouts ensemble, un vrai démocrate. Je me suis longtemps opposé à lui. Mais il est honnête dans sa proposition. Il veut donner la citoyenneté à tous les Palestiniens de Cisjordanie. Pas à ceux de Gaza, car Gaza a été libéré de la présence israélienne. On a évacué les colonies et les postes militaires, mais le Hamas a continué ces tirs imbéciles au lieu de faire de Gaza un modèle de petit Etat palestinien. Tout le monde était prêt à subventionner cet Etat pour qu’il devienne un nouveau Singapour ! Aujourd’hui, beaucoup d’Israéliens se disent que si on crée un Etat palestinien en Cisjordanie, ce sera un Gaza bis.

Reuven Rivlin et vous-même êtes des sabras, nés en Palestine avant la création d’Israël. Etre depuis de longues générations sur cette terre vous donnetil la capacité d’imaginer...

... de vivre avec les Arabes, oui ! Je suis séfarade, descendant de six générations à Jérusalem. Rivlin, ashkénaze, c’est sept ou huit générations. Nos deux pères étaient orientalistes et amis. Son père a traduit le Coran en Hébreu, mais aussi Les Mille et Une Nuits, dont il m’avait offert un volume pour ma barmitsva  ! Nous avons tous deux le sentiment qu’on peut vivre avec les Arabes.

D’ailleurs, dans mes romans, L’Amant, Monsieur Mani, La Mariée libérée, il y a pas mal de protagonistes arabes à qui je peux m’identifier.

Beaucoup de nouvelles populations en Israël n’ont pas cette proximité avec les Arabes...

Mais 70 % des Israéliens sont nés en Israël. On ne peut pas associer origine et opinions politiques. Il y a des Juifs russes de gauche et des Israéliens de cinquième génération de droite. La montée de la religion aggrave le conflit territorial. C’est un facteur très négatif dans la quête de la solution.

Ainsi que la peur ?

Evidemment, beaucoup de gens ont peur. Les Arabes israéliens aussi ont maintenant peur de venir travailler avec les Juifs. Si on abîme notre relation avec eux, ce sera une catastrophe. Moi, je n’ai pas peur. Je suis triste, déprimé, peut-être plus que jamais.

Toute la gauche se sent paralysée. Un Etat binational, vu comme une étape vers deux Etats, permettrait de sortir de cette impasse.

On donnerait aux Palestiniens un espoir, on en finirait avec cet apartheid qui ne dit pas son nom, avec ce discours sur le processus de paix qui n’est qu’un discours puisqu’on ne fait rien pour la paix. On en finirait avec le simulacre.


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