Sous couvert de bataille ethnico-confessionnelle, la soit-disant rupture en cours entre sunnites et chiites dans le golfe Arabo-Persique est avant tout le résultat d’une guerre économique sans merci que se livrent l’Arabie saoudite et l’Iran, les deux principaux producteurs de pétrole de la région.
L’antagonisme sunnites-chiites, que les dirigeants actuels de l’Arabie saoudite (sunnite) et de l’Iran (chiite) voudraient volontiers commuer en guerre de religion, n’est au fond, depuis l’origine de l’islam, qu’une question de succession familiale, de pouvoir, et d’accaparement des territoires et des richesses. Après cinquante années de luttes intestines suite à la mort de Mahomet en 632, les chiites (Chia Ali, littéralement les partisans d’Ali) sont mis à terre par la branche sunnite (gardiens de la tradition). Les huit siècles qui suivent voient des familles arabes sunnites dominer le monde oriental avec les divers califats omeyyades et abbassides. Seuls les Fatimides, dynastie califale ismaélienne, émergeront brillamment dans la période avant d’être vaincus par Saladin éteignant pour un temps la branche chiite.
Il faut attendre 1510, en Perse, avec l’Empire safavide, pour assister de nouveau à la naissance d’un califat chiite puissant. Fait signifiant : la distinction chiite-sunnite se double désormais de la notion perse-arabe.
La révolution iranienne change la donne
C’est de cet Empire islamo-perse que le régime des mollahs, né de la révolution de 1979 en Iran, tire aujourd’hui sa légitimité historique. Un retour dans l’histoire des chiites vécu comme un véritable cataclysme dans le monde arabo-sunnite. Tout particulièrement du côté de l’Arabie saoudite qui, depuis le début du XXe siècle, se partage avec l’Iran et l’Irak une grande partie du pétrole présent dans le golfe Arabo-Persique, soit environ 47 % des réserves mondiales prouvées : 22,10 % pour Riyad, 13,10 % pour Téhéran et 11,70 % pour Bagdad.
Jusqu’en 1979, l’Iran du shah et l’Arabie saoudite sont sous protection états-unienne et l’aspect religieux-identitaire ne compte pas. Seule la guerre autour de l’or noir déclenchée par la révolution iranienne va changer la donne du côté du détroit d’Ormuz. C’est par cet axe maritime du golfe Arabo-Persique que le royaume des Saoud comme le régime des mollahs exportent la quasi-totalité de leur production pétrolière. Les installations de ces pays y sont à portée de missiles des deux côtés du golfe. Les États-Unis, dont 12 % des besoins en pétrole dépendent de cette région, y jouent le bras armé de Riyad, après avoir été chassés d’Iran en 1979 où Washington possédait une base militaire. Le Pentagone se rattrape aujourd’hui avec une base navale au Bahreïn, et une autre au Qatar. Sur le marché de l’or noir, la guerre Riyad-Téhéran est aussi très tendue, l’un et l’autre cherchant à sécuriser leurs contrats avec leurs deux principaux clients que sont les nouveaux géants indien et chinois.
Désenclavement intra-chiites
La guerre commerciale prend au fil du temps un ton très agressif et se confessionnalise peu à peu. Les trois guerres du Golfe qui éclatent entre 1980 et 2003 favorisent ce phénomène. Pendant le conflit Iran-Irak (1980-1988), l’Arabie saoudite qui compte en son sein une communauté chiite « très mal située » sur son territoire – c’est-à-dire sur les principaux champs de pétrole du royaume – soutient financièrement le régime de Saddam Hussein contre l’Iran. Le dictateur défunt, sunnite, est au pouvoir dans un pays à majorité chiite. De son côté, Hafez Al Assad, un alaouite (dissidence du chiisme), décide d’aider l’Iran, dans un jeu de guerre à trois bandes dont l’enjeu est la suprématie des ces deux leaders baassistes sur le monde arabe. Pendant la seconde guerre du Golfe en 1991, Saddam Hussein finit de marginaliser les chiites, notamment en réprimant dans le sang une rébellion identitaire dans le sud de l’Irak. Enfin, à la fin de la troisième guerre du Golfe, en 2008, Washington décide de placer Nouri Al Maliki, un chiite, à la tête du nouvel État irakien. Il va transformer son pouvoir en un régime de vengeance envers les sunnites. Fait majeur, la guerre du pétrole aboutit au désenclavement intra-chiites : aujourd’hui, Iraniens comme Arabes chiites jouent la même partition. Ce qui nourrit la paranoïa saoudienne et celle des autres pétromonarchies du Golfe qui voient dans ce croissant allant de l’Iran à l’Irak, en passant par la Syrie, le Liban avec la présence du Hezbollah, et maintenant le Yémen avec la révolte houtie, une sorte de virus chiite planté au cœur du monde sunnite. La récente décision de Washington de replacer Téhéran dans le jeu diplomatique mondial avec l’accord sur le nucléaire alimente le sentiment de fragilité de Riyad.
STÉPHANE AUBOUARD, L’Humanité
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