La nature actuelle du capitalisme et de l’UE exclut les politiques keynésiennes hors d’un rapport de forces

jeudi 15 octobre 2015.
 

Commentant l’attitude de l’Union européenne contre le gouvernement grec de Syriza, Hans Werner Sinn, influent conseiller du ministre allemand des finances Wolfgang Schäuble, a bien résumé le coeur de la question "La crise européenne exclut les solutions keynésiennes", c’est à dire réformistes.

Or, depuis 65 ans, le discours politicien de tous les partis socialistes et social-démocrates d’Europe repose sur des propositions de type keynésien, que ce soit en matière d’emploi, de maîtrise monétaire, de grands travaux...

Dans ce contexte : Comment contester l’hégémonie libérale à l’échelle européenne  ? Voilà la question à laquelle trois personnalités politiques essaient de répondre ci-dessous :

Comment contester l’hégémonie libérale à l’échelle européenne  ?

les points de vue de Marc Delepouve, universitaire, syndicaliste 
en charge 
de questions internationales, Pierre Zarka de l’Observatoire des mouvements 
de la société/Ensemble et Vladimir Caller, analyste politique

Souveraineté européenne contre capitalisme néolibéral

par Marc Delepouve, universitaire, syndicaliste 
en charge 
de questions internationales

Aux États-Unis, durant la campagne électorale de 2012, le montant des dépenses cumulées en faveur de Mitt Romney et Barack Obama dépassa 2 milliards de dollars, pulvérisant ainsi le précédent record de 2008. Deux ans auparavant, le 21 octobre 2010, un arrêt de la Cour suprême des États-Unis renforçait le pouvoir déjà démesuré de l’argent sur le politique, en donnant la possibilité aux entreprises, associations et syndicats d’intervenir sans limite financière dans les campagnes électorales, via les Super Political Action Committees (Super Pacs). Les grandes entreprises s’en sont emparées, notamment en faveur de Mitt Romney. Si ce dernier a été battu, de peu, par Barack Obama, les intérêts des entreprises et des grandes fortunes seront néanmoins protégés par une emprise sur les élus du Congrès.

Cette conception de la politique où dominent les plus riches prévaut aussi entre les nations, comme l’illustre le mode de répartition des pouvoirs au sein du FMI et de la Banque mondiale. Au centre de ce système de domination se trouvent les États-Unis, première puissance capitaliste et militaire mondiale, mais aussi premier responsable du changement climatique et artisan d’une surveillance planétaire bafouant les droits et libertés individuels. États-Unis où la bonne conscience repose notamment sur le mythe de la nation élue en charge d’une responsabilité pour l’ensemble de l’humanité.

De l’autre côté de l’Atlantique, l’Europe a mis fin aux guerres entre ses nations qui par deux fois l’ont dévastée au cours de la première moitié du XXe siècle. Toutefois, une solidarité et un projet commun aux peuples européens restent à construire. L’Union européenne n’en est nullement l’incarnation. Fondée sur des bases néolibérales, elle est l’objet d’un rejet croissant des citoyens. L’aspiration à retrouver une pleine souveraineté nationale se répand, alors qu’aucune nation au monde, comparable en termes démographiques et économiques à un pays membre de l’UE, n’a pu échapper aux forces hégémoniques internationales.

Les pays européens s’uniront derrière un projet commun et solidaire ou bien seront soumis à la puissance hégémonique des États-Unis, eux-mêmes dominés par leurs grandes entreprises et leurs citoyens les plus fortunés. Dans un mouvement de libération, il appartient aux pays européens de se regrouper à dix, vingt, trente États membres, au sein d’une Europe unie et souveraine. Il leur appartient de concevoir et mettre en œuvre leur propre projet, où l’activité humaine sera au service de l’humain et de son environnement et où les relations avec les autres nations et régions du monde seront libérées des dogmes du «  libre-échange  » marchand et de la liberté de circulation des capitaux. Un projet où, question vitale face à la crise globale, le développement scientifique et technologique ne sera plus entravé et détourné sous la pression des entreprises multinationales et sous la contrainte d’une focalisation sur la défense de la compétitivité nationale dans un contexte de toute-puissance des marchés internationaux. Les infrastructures et le potentiel économique, technologique, scientifique et culturel européens offrent les moyens de cette ambition. L’obstacle est purement politique.

À l’opposé de mythes fondateurs tels que celui de nation élue, l’Europe doit prendre sa part de responsabilité dans la marche du monde comme ont à le faire toutes les régions et nations. Il ne s’agit pas de tenter de recréer une Europe qui serait une puissance dominatrice et aveuglée par ses croyances, mais d’inscrire l’Europe dans un double mouvement, de coopération solidaire entre les régions et nations du monde et de mobilisation générale de l’humanité, sans lequel les défis mondiaux du XXIe siècle seraient inévitablement sources de violences extrêmes et de chaos.

Encore la Grèce… et nous

par Pierre Zarka de Observatoire des mouvements 
de la société/Ensemble

Comment expliquer qu’au lendemain du référendum grec, nous en soyons à la déconvenue et à la perplexité  ? Cela nous interpelle autant que les Grecs. N’y a-t-il pas l’illusion que le capital pourrait encore intégrer un compromis de type keynésien et que l’affrontement avec les forces de l’Union européenne pourrait être évité  ? Comme si les conditions des acquis de 1945 étaient inchangées. Travail et vie en société heurtent désormais trop la course au profit et la domination. Hans-Werner Sinn, conseiller du ministre allemand des Finances, précise  : «  La crise européenne exclut les solutions keynésiennes…  » (1)

Or, l’ensemble des propositions et des actes des forces alternatives est de nature keynésienne et demeure dans le cadre du capitalisme  : nous voulons relancer l’emploi et, au nom du réalisme, contournons la question de l’appropriation collective des leviers de l’économie. Mais qui a subi un licenciement collectif sait que sans pouvoir sur l’économie rien n’est possible.

Les rapports d’assujettissement se grippent. Y compris les modes de représentation. D’où cette sortie de Sapin  : «  Nous ne pouvons pas laisser des élections changer quoi que ce soit  »  ; d’où la quête d’instruments de domination qui échappent aux pressions populaires comme le Tafta. Yanis Varoufakis rapporte que, lors des discussions entre l’Eurogroupe et Syriza, il leur fut répondu  : l’Eurogroupe n’a pas d’existence légale. Il s’agit d’un groupe informel, en conséquence de quoi, aucune loi écrite ne limite l’action de son président.

Nous avons besoin de changer notre mental. La Grèce montre qu’en rester aux luttes contre les effets du capitalisme ne permet pas de se dégager de ses logiques. La projection d’une autre organisation de la société est la clé du rapport des forces et de l’ouverture de nouveaux possibles. Nous ne pouvons pas abandonner les gens à n’envisager que des catastrophes lorsqu’ils parlent d’avenir. On ne peut laisser au capital le monopole de la prise d’initiative. Qui pose la question de qui doit maîtriser les flux financiers détermine déjà les conditions du combat.

Notre modèle social a découlé d’un affrontement sur la conception de la société. La création de la Sécurité sociale porte le principe de chacun selon ses moyens à chacun selon ses besoins et doit quelque chose à l’idée que l’on se faisait du communisme. Processus de transformation suppose de s’en prendre d’emblée aux outils d’exploitation et de domination. L’agir a besoin d’inclure la conceptualisation d’un autre système. Si le rapport entre action et pensée n’est pas mécanique, les gens agissent en gros en fonction de leur pensée. Avant de devenir réalisable, un objectif qui casse la logique capitaliste, et seulement s’il la casse, peut devenir force propulsive.

Peut-il y avoir un chemin qui mène à l’émancipation qui ne soit pas lui-même émancipateur  ? La genèse du système représentatif découle de la volonté de tenir les dominés à l’écart de toute vie politique hormis le moment électoral. Cette substitution des intéressés par une élite empêche le peuple d’être l’élément décisif du rapport de forces, réduisant son rôle à la seule réclamation. L’expérience grecque nous interpelle  : est-il possible, avec l’internationalisation de la lutte des classes, de penser établir un rapport de forces positif dans le seul respect des cadres institués… par le capital  ? La question n’est pas de les ignorer mais de les subvertir par un lien nouveau entre lutte et élection.

Le sens d’une visée, s’il est bien émancipateur, peut avoir une portée universelle, servir de référence pour tous les peuples et rendre possibles des convergences à partir de situations très diverses. Il faudra bien faire mentir le Financial Times qui, comparant le gouvernement grec à un miasme, s’esclaffait  : «  Le système a montré qu’il était capable d’absorber le virus.  »

La Grèce, la gauche et le savoir-faire allemand

par Vladimir Caller, analyste politique

Vers la fin du processus de 
réunification allemande, le chancelier Kohl se trouva confronté à un dossier colossal. Il s’agissait d’absorber l’économie de l’Allemagne de l’Est et ses presque 15 000 entreprises d’État et coopératives et ses, grosso modo, 5 millions de salariés. À quoi il fallait ajouter des millions d’hectares de terres agricoles et, plus généralement, le patrimoine d’État de l’ancienne RDA. Pour assumer cette tâche, le chancelier trouva la perle rare  : un certain Wolfgang Schäuble, lequel s’engagea avec passion dans la création et la gestion du Treuhandanstalt (dit, par facilité, «  Treuhand  »), un fond public destiné à récolter le produit des privatisations et financer ainsi la dette du pays.

L’ensemble de l’opération fut jugé par les uns comme une réussite magistrale de capitalisation d’actifs et par les autres comme le pillage du siècle. Sur le plan social, environ 2,8 millions de travailleurs est-allemands perdirent leur emploi.

Un quart de siècle plus tard, le même Wolfgang Schäuble se propose de récidiver mais cette fois en délocalisant son savoir-faire en Grèce. C’est en effet lui qui obtint qu’une clause créant un fonds similaire soit ajoutée à l’accord signé ce 12 juillet. Il souhaitait même que ce fonds, destiné à accueillir les montants des privatisations des ports, chemins de fer, aéroports, etc., soit placé dans une société publique située au Luxembourg et dont il est lui-même membre du conseil d’administration. Manière de s’assurer que ces fonds soient bel et bien destinés à rembourser les créanciers, parmi lesquels l’Allemagne figure en toute première place.

Si les aspects économiques de l’accord ont une grande importance, c’est la démonstration délibérée d’arrogance du côté allemand qui nous interroge. Comment expliquer le fait, si ce n’est par une claire volonté punitive, d’imposer à Tsipras un accord qui peut être considéré, sans trop de risque, comme le plus humiliant jamais infligé à un pays dans l’histoire des relations internationales  ? Et comment comprendre que le premier ministre grec, si insoumis qu’il en avait l’air, ait accepté de le signer  ? L’envie allemande de punir fut visiblement provoquée par le référendum  ; audace insupportable venant d’un petit pays qui se permettait de consulter une population à propos de quelque chose dont le verdict ne pouvait que venir des grands décideurs. Et ces gestes se payent.

Quant à la réponse, ou non réponse, grecque, elle n’est pas, à mon avis, le fruit d’une capitulation ou d’une traîtrise de Tsipras, comme une certaine facilité cherche à l’expliquer. Elle vient d’une longue et efficace pédagogie européiste qui a fait qu’une bonne partie de la gauche, y compris celle de souche marxiste, ne conçoit pas, même partiellement, qu’une sortie de l’euro et encore moins de l’Union européenne puisse faire partie de sa bataille contre le néolibéralisme. Tsipras serait ainsi l’otage d’une illusion qui le dépasse  : celle de croire que l’on peut en même temps rester dans la zone euro, avec toutes ses contraintes, et combattre les politiques d’austérité. C’est un journaliste de droite qui semble avoir trouvé la bonne explication à l’énigme de la bataille référendaire du leader grec. Selon lui, Tsipras aurait réussi à faire que le «  non  » au programme de la troïka soit, en réalité, un «  oui sans ambiguïtés. Un oui à l’Union européenne en dépit de ses défauts  » (1).

Pour autant, ce petit pays pouvait-il se permette de quitter, seul, maintenant, la monnaie unique ou l’Union européenne  ? Le croire serait quelque peu aventureux. Le scénario aurait pu être différent si la gauche radicale européenne avec ses grandes composantes d’hier n’avait pas abandonné ses convictions, par définition opposées au projet néolibéral d’intégration européenne, pour devenir aujourd’hui, au contraire, clairement européiste.

En évoquant la mort, le philosophe franco-roumain Émile Cioran disait  : «  Le problème ce n’est pas mourir  ; le problème c’est naître  »  ; en transposant cette réflexion aux rapports de la gauche avec l’Union européenne, on pourrait dire que le problème n’est pas de la quitter mais d’y avoir adhéré.


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