Le statut de la fonction publique, bien culturel

vendredi 9 octobre 2015.
 

- Après les déclarations d’Emmanuel Macron selon lequel il serait «  inadéquat  »...
- par Gérard Aschieri, membre du Conseil économique, social 
et environnemental, et Anicet Le Pors, ancien ministre 
de la Fonction publique.

Le plus navrant dans la récente polémique autour du statut général des fonctionnaires est d’avoir pu vérifier l’indigence culturelle d’un ministre, haut fonctionnaire de formation, qui semble tout ignorer de l’économie du service public, de son histoire, des concepts qui le fondent, et qui ne lui offre comme perspective que la précarité, le chacun-pour-soi et la fusion dans une mondialisation commandée par la finance, immorale, conflictuelle, attentatoire à la démocratie, matrice d’inégalités croissantes, menaçante pour la paix et l’avenir de notre planète. Depuis une trentaine d’années, le paradigme de l’entreprise a été développé dans toute la société française jusqu’à pénétrer la gestion des administrations et les systèmes de formation des fonctionnaires. L’idéologie managériale ainsi répandue s’est donnée comme objectif de désarmer tout esprit critique, snobisme tentant d’accréditer l’idée qu’une simple transposition des méthodes de l’entreprise privée au service public serait de nature à conduire à l’«  optimum social  », selon l’enseignement d’une théorie économique néoclassique vieille d’un siècle et demi. Des mots à la mode – management, attractivité, hybridation, gouvernance – et la kyrielle des franglais ont pris le pas sur ceux de mérite, rationalité, intégrité, service public, intérêt général.

Or on ne gère pas l’État et les collectivités publiques comme on gère une entreprise privée. Les exigences scientifiques de l’appréciation de l’efficacité sociale sont beaucoup plus élevées que celles de l’initiative privée. Celle-ci est naturellement centrée sur la rentabilité du capital. Sans doute doit-elle prendre en compte de plus en plus les «  effets externes  » de son activité et respecter une réglementation que la société lui impose par précaution et en réparation, mais elle peut centrer son management sur des indicateurs simples comme le retour sur investissement, un taux de rentabilité interne plus ou moins sophistiqué ou des batteries de critères travaillés avec un bonheur aléatoire. Tout autre est l’exigence de rationalité du service public. L’efficacité sociale est, par nature, multidimensionnelle.

Les collectivités publiques ont en responsabilité la fourniture de services de qualité pour la satisfaction de besoins fondamentaux auxquels seuls ils sont en mesure de pourvoir. Elles doivent garantir partout et à tous un égal accès aux droits. Mais le service public a aussi pour responsabilité et compétence générale  : l’emploi, la formation, la santé, la justice, la défense, les transports, la culture, l’aménagement du territoire, les relations internationales, etc., domaines que le secteur privé tente bien de pénétrer sur ses segments qui peuvent procurer un profit, mais qu’il est incapable d’assumer dans son ensemble de façon ordonnée, efficace et démocratique. L’idéologie managériale a fortement contrarié la recherche des méthodes permettant la mesure de l’efficacité sociale, et les moyens d’expertise de l’État manquent cruellement. Mais cela ne légitime pas pour autant la facilité de la simple confusion du privé et du public.

Tout aussi grave est le raisonnement «  ici et maintenant  » appliqué au service public et à l’intérêt général. Alexis de Tocqueville, qui n’avait rien d’un socialiste, a écrit  : «  Quand le passé n’éclaire pas l’avenir, l’esprit marche dans les ténèbres.  » Pour comprendre le présent et s’orienter avec lucidité, il faut consulter et comprendre l’histoire. En France, le statut général des fonctionnaires n’est pas une forme de gestion parmi d’autres, c’est le produit d’une histoire pluriséculaire qui a forgé et fait émerger les notions d’intérêt général et de service public. Supprimant les privilèges, la Révolution française a mis fin à la vénalité des charges et posé des principes et si la fonction publique a été marquée au XIXe siècle et pendant la première moitié du XXe siècle par la primauté du principe hiérarchique, pour la première fois, la loi du 19 octobre 1946, dans l’esprit du Conseil national de la Résistance a fait des fonctionnaires des citoyens à part entière.

Dans l’esprit de ce texte fondateur, le statut élaboré dans les années 1980 a confirmé une conception centrée sur la responsabilité personnelle du fonctionnaire, il l’a garanti dans sa carrière pour le mettre à l’abri des pressions économiques ou politiques, il a étendu la qualité de fonctionnaire à d’autres agents publics dans une fonction publique «  à trois versants  » (de l’État, territoriale, hospitalière), il a solidement enraciné cet ensemble dans l’histoire des principes républicains d’égalité, d’indépendance et de responsabilité du fonctionnaire-citoyen. C’est grâce à cette conception que l’on a dû admettre qu’avec un tel service public la France disposait lors de la crise de 2008 d’un important «  amortisseur social  » et que l’on a souligné à juste raison la compétence et l’abnégation des fonctionnaires de la police, de la santé et de l’éducation nationale, notamment lors des attentats terroristes du début de cette année. Le statut de 1983-1984 a ainsi fait la preuve de sa solidité puisqu’il a passé ses trente années d’existence. Mais il a fait aussi la preuve de son adaptabilité car, en trente ans, il aura connu 225 modifications législatives et plus de 300 modifications réglementaires. Certes, certaines de ces modifications étaient des dénaturations, œuvre des adversaires du service public et de ceux qui par la voie de contrats de droit privé veulent faire des fonctionnaires des sujets, des précaires, il n’en reste pas moins que nul ne peut honnêtement soutenir la thèse d’une rigidité insurmontable du statut. Un texte qui n’évolue pas est un texte menacé de sclérose, puis de disparition. Le statut doit donc évoluer en permanence à condition de respecter ce qui en fait la spécificité et l’intérêt  : s’assainir tout d’abord des dénaturations qui l’ont affecté  ; mettre en perspective des chantiers audacieux de transformations structurelles (gestion prévisionnelle à long terme, organisation de la mobilité, mise en place de multicarrières, égal accès des femmes et des hommes aux emplois supérieurs, stricte définition du recours aux contractuels, etc.), mais aussi porter une attention soutenue à la sécurisation de l’emploi des salariés du secteur privé. En ceci, il peut et doit aussi être un point d’appui pour les droits et l’emploi des salariés du secteur privé.

Loin d’être un horizon indépassable, le libéralisme est déjà un archaïsme. Comme le soutient Edgar Morin, notre époque est celle d’une métamorphose. La mondialisation n’est pas seulement celle de la finance, elle concerne tous les aspects du développement du genre humain et place chaque individu devant sa responsabilité personnelle d’artisan d’un monde nouveau. Des biens communs s’imposent, des valeurs universelles s’affirment, la vie des sociétés comme la préservation de notre environnement appellent de plus en plus d’interdépendances, de coopérations, de solidarités. En France, cela s’appelle le service public. La fonction publique en est la part éminente. Le statut général des fonctionnaires la garantie du rapport conservé à l’histoire, de la primauté donnée à la raison et du respect scrupuleux de la morale républicaine. Le XXIe siècle sera l’«  âge d’or  » du service public.


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