Philosophie, littérature et vérité

jeudi 15 octobre 2015.
 

À l’image de Jacques Derrida, qui lui dédia un livre (le Toucher) et dont il fut intime, le philosophe 
Jean-Luc Nancy s’illustre par une œuvre foisonnante qui fait vaciller les frontières disciplinaires. 
Tout en scrutant les traits contemporains de la politique, il réhabilite dans ses écrits le corps et les arts. 
La brillance de son écriture et de ses travaux en font l’un des plus précieux penseurs de notre époque.

Demande (Galilée), publié au début de l’année, agrège une trentaine de vos textes. Cette sélection fait notamment ressortir une réflexion sur le rapport que philosophie et littérature entretiennent avec la vérité. Par quels moyens propres l’une et l’autre demandent-elles la vérité  ?

Jean-Luc Nancy Le mot «  vérité  » porte une charge très particulière  : la représentation ou l’évocation d’une présence du réel, celui des choses, des autres ou de nous-mêmes, du monde. «  Réel  » est à son tour un mot qui implique la vérité  : ce qui existe «  vraiment  », absolument, indépendamment de toutes les représentations, imaginations, interprétations, etc.

La philosophie interroge cette postulation d’une vérité et/ou d’un réel. On peut dire par exemple que la vérité s’obtient par la critique de tout ce qu’on désigne comme illusion ou fausseté. Mais il faut savoir ce qu’on peut désigner ainsi… Ce qui nous apparaît peut n’être qu’apparence – mais à l’inverse l’apparaître lui-même, la manifestation pourrait être toujours vraie en tant que telle. Que veut dire le mot grec «  phénomène  »  ? Cela qui apparaît ou bien le paraître en tant que mouvement d’être, d’exister  ?

Je m’arrête, vous avez compris qu’on peut ainsi enchaîner indéfiniment à travers toute la philosophie. Cela signifie que la vérité – qui selon Spinoza «  se manifeste d’elle-même  » – est à la fois l’agent actif de la philosophie et sa ligne de fuite. Ce qui ne revient pas à dire qu’elle échappe toujours  ! Au contraire, elle s’affirme dans cette fuite qui repousse toutes les significations et nous fait savoir que la vérité n’est pas une signification – pas plus que le réel n’est «  quelque chose  ».

La littérature, elle, ne s’interroge pas sur la vérité  : on peut dire qu’elle est dedans, ou bien qu’elle la fait. Que vous lisiez Proust, Shakespeare, Thomas Mann ou Roberto Bolaño, vous ne direz pas que c’est «  de la littérature  » au sens où on veut indiquer que c’est fictif, illusoire et inconstant («  irréel  »). Certes il n’est pas du tout indifférent que le mot «  littérature  » ait pris aussi ce sens de ce qui n’a pas la solide, massive certitude des choses tangibles. Car il y a beaucoup de productions écrites, filmées ou chantées qui ne cherchent qu’à divertir dans un élément de rêve ou de magie. Mais je pense que celles et ceux qui les goûtent (et nous en faisons tous plus ou moins partie) savent très bien qu’ils font un tour d’évasion.

En revanche, des écrivains comme ceux que j’ai pris comme exemples sont engagés dans une tout autre affaire. Il s’agit de faire ou de laisser parler (la différence est ici impalpable…) cela qui justement se tient en deçà ou au-delà des significations. Proust ouvre la Recherche par la phrase : «  Longtemps je me suis couché de bonne heure.  » En tant qu’information cette phrase est pauvre et n’intéresse personne. Mais je ne lis pas pour m’informer  ; d’ailleurs je ne sais pas qui est ce «  je  » qui parle. Encore moins pourquoi il écrit à la première personne. En revanche me voici pris dans la phrase, dans son allure  : elle commence par «  longtemps  ». Cet adverbe imprime une cadence lente qui laisse le long temps suspendu dans une imprécision manifeste, tout autant que «  de bonne heure  » reste peu déterminé. Qui parle là  ? Pourquoi dit-il cela  ? Ne suis-je pas aussitôt renvoyé à mes couchers d’enfance ou de jeunesse  ? Mais aussi, ce narrateur parle au passé, parle du passé  : lequel  ? Pourquoi  ?

Comme pour la philosophie, je m’arrête car ce serait interminable. Mais pas de la même façon. Il ne s’agit pas de fuite ici mais plutôt d’un retour infini  : cette phrase et tout le livre qu’elle ouvre sont faits à l’évidence pour être repris, relus mais surtout remâchés, réécoutés, goûtés et palpés de toutes les manières possibles. Je ne dis pas «  interpréter  », ce qui certes est possible et souhaitable, mais plutôt éprouver, réciter, sentir, se laisser toucher par la vérité propre, singulière et pourtant bel et bien communiquée, contagieuse, qui fait parler ici la vie d’une voix inimitable. Oui, c’est la vie – le réel, la vérité – qui se manifeste d’elle-même (en même temps que particulière, datée, située, etc.).

Cette anthologie est l’occasion de (re)découvrir vos développements sur le sens, entendu comme nomade, ouvert. Le sens est ici équivoque. Il peut s’entendre d’une part comme sensibilité, liée tout à fois au corps, au toucher et aux arts, et d’autre part comme signification dont les possibilités sont infinies. Dans votre manière de privilégier la recherche de «  l’existence du sens  » à la recherche du sens hypothétique ou providentiel de l’existence, écrivez-vous, à l’instar de Roland Barthes, pour «  ébranler le sens du monde  »   ?

Jean-Luc Nancy Peut-être moins «  ébranler  » – geste volontaire, maîtrisant – que laisser se manifester un ébranlement qui sans cesse parcourt le «  sens du monde  ». Au lieu de déplorer une absence de sens et de toujours attendre une signification finale (Dieu, l’Homme, la Science, etc.), se laisser captiver par le passage constant, polymorphe, métamorphique et sans conclusion du sens qui circule partout et par tous. Chaque existence est un foyer vibrant de sens, et celle d’un animal aussi ou d’une galaxie. Vouloir un sens unique ouvre sur une violence  : le meurtre des autres sens et de leur frottement mutuel.

Vous relatez les liaisons difficiles, pour ne pas dire dangereuses, entre poésie et philosophie. Tout en affirmant que «  la raison demande la poésie  », vous étudiez la défiance à l’égard de la poésie. De quoi ce déni, désormais massif, est-il selon vous le symptôme et comment peut-on encore «  compter avec la poésie  »   ?

Jean-Luc Nancy Il y a un refus de la poésie que justifie un passé lourd de poétisation, une épopée ou une idylle universelle, un hymne à une histoire triomphale. Même la force d’un René Char ou la grâce d’un Paul éluard ont donné dans cette confiance en un salut par le verbe. Comme Adorno l’a d’abord asséné, nous avons rendu la poésie en ce sens impossible. Mais il a aussi affirmé qu’il faut une autre poésie. Paul Celan en a été un premier signe. Il s’agit d’accueillir ce que Jean-Christophe Bailly nomme «  la condition de possibilité d’une phrase à venir, qui pourra être tenue comme cet à venir  ». J’ajoute  : l’à venir, la venue d’un sens, d’un moment de sens singulier. La précision, l’exactitude d’une existence ni sublimée ni dévastée.

À l’heure où l’Occident tergiverse éhontément sur le sort des migrants, prêts aux plus lourds sacrifices, Cosmopolites de tous les pays, encore un effort  ! (Jacques Derrida, Galilée, 1997) résonne gravement. Comment la rareté des territoires refuges et l’inhospitalité qui tenaillent l’«  étranger  » vous font-elles réagir  ?

Jean-Luc Nancy C’est l’une des plus odieuses manières dont nous semblons nous employer lourdement, cruellement, à défaire ce que nous avions proclamé («  humanisme  », «  égalitarisme  », «  dignité  », etc.). Le mot «  cosmopolite  » ressemble à une plaie à peine bandée  : le «  cosmos  » et la «  polis  » se sont comme systématiquement défaits. L’ampleur des mécanismes qui conduisent à noyer des milliers de gens dans les eaux d’Italie ou de Malaisie est telle qu’elle laisse confondu  : crises, luttes, identité, exploitation, calculs, mercenariat et mafias en tous genres, faux États et fausses alliances, vrais prédateurs et vrais pillards, qui sont partout, qui gouvernent tout, aidés par la précarité, la pauvreté ou la peur de tant d’habitants d’Europe, d’Indonésie ou d’autres terres d’accueil possible. On se dégoûte même de tous les discours vertueux dont l’accumulation accuse l’impuissance. Bien entendu il faut exercer toute la pression possible et soutenir les initiatives. Mais il faut aussi réfléchir à l’ampleur et à l’interdépendance que j’évoquais  : ce sont d’énormes machines qui fonctionnent, broyant ici et ailleurs exploitant des ressources, ouvrant là des camps et là-bas vendant des armes…

Dans la nuit interminable qui s’abat sur l’Europe, et singulièrement la Grèce, votre ouvrage la Communauté désavouée (Galilée) retentit lui aussi avec force. Est-il urgent de repenser les communs qui font défaut dans la promesse européenne initiale d’une «  communauté de peuples  »   ?

Jean-Luc Nancy Le livre auquel vous faites allusion est surtout consacré à clarifier le propos politique de Blanchot. Ce propos aristocratique et hautain, cet anarchisme de sublime solitude me semble révélateur d’une difficulté profonde de notre culture à envisager le «  commun  » et d’une défiance profonde envers la démocratie, présentes bien au-delà du seul Blanchot dans nos classes intellectuelles. Certes, il y a toujours des formes «  aristocratiques  » de l’art, de la pensée… Mais le commun n’en est pas moins ce en quoi tout d’abord nous existons. Une civilisation, c’est quand le plus grand art a aussi quelque chose de commun. Dante, Shakespeare, Michel-Ange ont réellement circulé dans le commun de l’Europe. L’Europe d’aujourd’hui se désavoue elle-même  : elle calcule des normes, du collectif marchand, pas du commun.

Votre histoire est imbriquée au catholicisme social et vous avez plaidé en faveur d’une déconstruction du christianisme avec la Déclosion (tome I) et l’Adoration (tome II). Voyez-vous affleurer, dans l’action et le discours du pape François, cette déconstruction  ?

Jean-Luc Nancy Une déconstruction du christianisme n’a de sens qu’en dehors de toute église et de toute religion. Le pape François a le mérite d’avoir bien discerné plusieurs plaies du monde actuel (et aussi de son Église). C’est en même temps un symptôme  : cette Église est obligée de reconnaître ce qu’elle a si longtemps négligé, car l’injustice devient trop criante en même temps qu’elle n’a plus d’évangile socialo-communiste. Cela dit le judéo-christianisme a été d’origine un symptôme du passage d’une richesse sacrale à une richesse spéculative  : d’où la condamnation des riches et de la spéculation…

Vous publiez en cette rentrée Banalité de Heidegger (Galilée), dans le sillage de la publication retentissante de ses cahiers personnels, dits «  noirs  », où son antisémitisme n’est plus subodoré. L’antisémitisme épars présent dans ces écrits se distingue-t-il de la logorrhée nazie officielle  ?

Jean-Luc Nancy À la fois il s’en distingue, puisqu’il se double d’un antinazisme aussi virulent, et il ne s’en distingue pas, puisqu’il ramasse aussi l’antisémitisme le plus ordinaire des nazis – et de tant d’autres. Il voit juifs et nazis s’affronter au nom d’un principe racial tandis que lui se veut au-dessus, visionnaire d’un destin occidental catastrophique dont les juifs seraient la figure exemplaire, non raciale mais «  métaphysique  ». Au nom de quoi il reprend les clichés antisémites les plus grossiers et vulgaires…

La défiance vis-à-vis de Heidegger se double-t-elle chez vous, comme chez Derrida, d’une reconnaissance de l’importance de sa pensée  ?

Jean-Luc Nancy Personne ne peut nier que la question dite du «  sens de l’être  » aura fait bouger la philosophie comme l’avait fait la «  critique  » kantienne ou la «  praxis  » marxienne. Déclarer impossible le substantif «  être  » est un geste de pensée d’une portée exceptionnelle. Tout philosophe sérieux le sait. En revanche, attribuer à cet «  être  » sorti de l’ontologie une histoire avec premier commencement (exclusivement grec) suivi d’un «  oubli  » désastreux qui mènerait à un nouveau «  commencement  » inouï, voilà qui reste soumis à un schème destinal, une sorte de messianisme, de parousie et d’apocalypse réinvestis sur un mode visionnaire, boursouflé et belliqueux qui ne prouve pas seulement un délire personnel – mais un profond malaise, voire un désarroi de la pensée au milieu du XXe siècle. Il a eu d’ailleurs des pendants opposés, logicistes ou pragmatistes, qui ont eux aussi témoigné de ce désarroi. L’Occident a commencé à trembler sur lui-même et pour lui-même. Ce n’est pas fini.

Jean-Luc Nancy naît en 1940 à Bordeaux. Après des études théologiques, il poursuit un cursus philosophique à la Sorbonne, 
où il fut élève de Georges Canguilhem 
et Paul Ricœur, ce dernier ayant dirigé 
son mémoire sur la religion chez Hegel. 
En 1964, il obtient l’agrégation et enseigne à l’université Marc-Bloch de Strasbourg 
à partir de 1968. Ses concepts se forgent aussi bien au contact des artistes, 
du courant structuraliste, de ses expériences traumatiques (greffe du cœur subie en 1991) que de ses amitiés (Philippe Lacoue-Labarthe, Jacques Derrida). 
 La Déclosion, l’Adoration, Être singulier pluriel, le Sens du monde, Vérité de 
la démocratie, le Plaisir au dessin et plus récemment l’Intrus figurent parmi 
les ouvrages majeurs de sa dense bibliographie.

Entretien réalisé par Nicolas Dutent, L’Humanité


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