Lybie : de l’autoritarisme de Kadhafi au chaos barbare

mercredi 2 septembre 2015.
 

Après un an de combats internes, la Libye en lambeaux

Déchirée depuis un an par les combats entre deux pouvoirs rivaux, la Libye est en lambeaux et les espoirs suscités par la chute du dictateur libyen Mouammar Khadafi en 2011 ont fait long feu.

"La situation en Libye n’a jamais été aussi grave depuis la chute du régime de Kadhafi en 2011", estime Patrick Skinner, analyste du groupe de consultants en sécurité Soufan, basé à New York.

Depuis un an, ce pays riche en pétrole vit sous l’autorité de deux gouvernements ennemis qui se livrent une bataille incessante.

L’un, reconnu par la communauté internationale, contrôle la majorité des régions de l’est et s’est établi à Al-Bayda après avoir dû fuir la capitale Tripoli en juillet 2014, chassé par une coalition hétéroclite composée de milices islamistes et de la ville de Misrata (nord).

Cette coalition, dénommée "Fajr Libya", a constitué en septembre 2014 l’autre gouvernement, basé à Tripoli et qui contrôle la majorité des villes de l’ouest. Chaque camp dispose de son propre Parlement.

D’après le site indépendant "Libya Body count", un an de combats, de raids aériens et d’attentats de part et d’autre ont fait plus de 3.700 victimes, en grande partie à Benghazi (environ 1.000 km à l’est de Tripoli), berceau de la révolte contre Khadafi et deuxième ville du pays.

- Pôle extrémiste -

"Ce qui est tragique dans ces combats, en plus des pertes en vies humaines, c’est l’écroulement quasi total des institutions de l’État, engendrant des défis majeurs dont l’extrémisme", a déclaré à l’AFP Michael Nayebi-Oskoui, spécialiste Moyen-Orient pour l’institut américain Stratfor.

A la faveur du chaos, la Libye est ainsi devenue un pôle pour les extrémistes islamistes d’Afrique du nord dont ceux de l’organisation jihadiste Etat islamique (EI) qui contrôle la ville de Syrte (nord).

La montée de l’extrémisme a poussé des dizaines de journalistes et de militants des droits de l’Homme à fuir à la suite de menaces ou d’arrestations et d’assassinats.

Pour Patrick Skinner, "un an après la prise de contrôle de Tripoli par la coalition Fajr Libya, le pays est toujours divisé, non seulement au niveau des gouvernements mais également des tribus et des groupes terroristes".

Incapables de prendre le dessus l’une sur l’autre, les deux autorités rivales sont engagées dans un dialogue sous l’égide des Nations unies pour mettre en place un gouvernement d’union nationale.

Mais les experts restent sceptiques.

"Tant que les milices et les tribus sont plus armées que n’importe quel gouvernement central" à venir, les deux exécutifs actuels resteront en place, estime Michael Nayebi-Oskoui.

- Effondrement et désillusion -

Le conflit mène l’économie libyenne vers "l’effondrement total", selon des responsables de la Banque centrale, seule institution restée, tant bien que mal, à l’abri des tiraillements.

La production pétrolière est aujourd’hui de 500.000 barils par jour contre 1,6 million avant l’été 2014, a déclaré à l’AFP un responsable de l’institution.

Outre la chute des revenus pétroliers, les projets d’investissement sont arrêtés. Les services publics sont exsangues et les grandes villes connaissent des coupures d’électricité qui peuvent durer plus de 14 heures.

A ces difficultés économiques s’ajoute l’obligation "d’honorer ses engagements extérieurs dont des contrats liés à des projets d’infrastructures" conclus avec des entreprises libyennes et étrangères, précise le responsable de la Banque centrale. Les autorités vont ainsi devoir débourser "plus de 100 milliards de dinars libyens" (environ 63 milliards d’euros) même si les projets sont stoppés par les combats.

La Libye pointe aujourd’hui au 10e rang des pays les plus corrompus dans le monde, selon l’ONG Transparency International.

Une Libyenne travaillant depuis trente ans pour une banque, confie son impression d’être revenue sous les affres de Khadafi qui avait su rester au pouvoir grâce à "l’injustice, la répression et le désordre".

Un panneau dans une rue du centre de Tripoli illustre la terrible désillusion des Libyens face aux politiciens de l’après-Khadafi. Sur la photo d’un jeune homme tué en 2011 lors de la révolte, ses proches ont écrit : "Nous vous avons livré la Libye libre, qu’en avez-vous fait ?"

B) LIBYE – Involution et non révolution en 2011

Il n’est pas difficile de résumer l’histoire de la « révolution » libyenne, mais il faut en distinguer le récit imaginaire, inventé à l’époque par la diplomatie atlantiste et répercuté en Occident par la presse mainstream, et celui écrit, par les observateurs présents sur le terrain des événements, qui explique sans équivoque le chaos inextricable prévalant désormais sur ce territoire, lequel n’a jamais réellement abrité une « nation », dans ce « non-État » désormais complètement failli qui renoue aujourd’hui avec ses réalités sociopolitiques millénaires.

On était bien loin, en 2011, en Libye, sur le terrain, de l’image virtuelle et simplifiée, véhiculée par la plupart des médias occidentaux, celle d’une rébellion populaire renversant la dictature féroce du gouvernement de Mouammar Kadhafi.

Peu après le début des événements, à l’été 2011, je m’étais rendu à Benghazi ; de là, j’avais accompagné des katiba (brigades) de combattants rebelles, au siège de Brega, d’abord, puis, suivant leur avancée, j’avais assisté à la prise de Ras-Lanouf et je les avais quittés lorsque commença l’attaque de la ville de Syrte, bastion de la famille Kadhafi. D’emblée, il m’était apparu que le soulèvement des clans tribaux auquel j’assistais n’avait rien de commun avec les révolutions tunisienne et égyptienne ; et tout indiquait que la Libye, en tant qu’État-nation (pour peu qu’elle en fût), ne pourrait pas survivre à ces bouleversements. Peu après, j’ai gagné Tripoli, et ensuite Beni Oualid et Syrte, pour descendre enfin vers le sud, jusqu’à atteindre Sebha et Mourzouk, à travers le Sahara, à la frontière du Niger et de l’Algérie ; autant de régions restées fidèles à Kadhafi : les frappes de l’OTAN, en soutien à la « révolution », y avaient massacré des milliers de civils ; de ce côté-là aussi, il m’était apparu évident que la fracture était consommée et qu’une « réconciliation nationale », pour autant qu’elle eût une raison d’être ou qu’elle eût été souhaitée, était illusoire…

L’effondrement des structures fragiles de cet État imaginaire s’est ainsi fait rapidement et sans étonner nullement ceux qui connaissaient l’histoire de la Libye. Un pays hérité d’un passé colonial trop récent, une terre dont la modernité n’avait pas effacé le souvenir, demeuré prégnant, des traditions tribales et des hiérarchies claniques, tous ces vieux démons auxquels sont retournés les « Libyens ».

La « Libye », le mythe d’une « non-nation »

La « Libye », le mythe d’une « non-nation »Jamais, dans toute sa longue histoire, la région que l’on appelle aujourd’hui « Libye » n’a constitué un État et, encore moins, ses habitants n’ont formé une nation, c’est-à-dire un peuple culturellement et socialement uni.

La Libye doit son nom à une peuplade semi-nomade établie aux confins du désert égyptien et à laquelle les premiers colons grecs, qui fondèrent Cyrène au VIIème siècle a.C. (dont les ruines se situent à mi-chemin entre les cités de Benghazi et de Tobrouk), empruntèrent le patronyme pour désigner la région qui, par la suite, fut plus communément appelée « Cyrénaïque ». Il ne s’agissait alors, très exactement, que de la moitié orientale de la « Libye » actuelle.

En effet, la Tripolitaine, qui se résume au quart nord-ouest du pays, formait dans l’Antiquité une région politiquement autonome de la Cyrénaïque, tout comme le quart sud-ouest de l’actuelle Libye, le Fezzan, qui restait aux mains de tribus locales. Et il en fut ainsi, également, lorsque ces territoires furent intégrés à l’Empire romain, au Ier siècle a.C. : la Cyrénaïque et la Tripolitaine (qui était dénommée « province d’Afrique ») constituaient deux entités politiques distinctes.

Cette distinction ne fut pas non plus remise en question après les conquêtes arabes (VIIème siècle), ni après l’annexion de ces régions par l’Empire turc ottoman (XVIème siècle). Durant toute la période ottomane, Cyrénaïque et Tripolitaine (à laquelle est rattachée la majeure partie du Fezzan) sont administrées séparément, en deux provinces autonomes.

En 1911, l’Italie, demeurée en reste dans la course aux colonies que se livrent les puissances européennes depuis le milieu du XIXème siècle, déclare la guerre à l’Empire ottoman, avec le dessein de s’emparer de ses possessions d’Afrique du nord. Les Ottomans battus, l’Italie renonce cependant à coloniser directement la Cyrénaïque et la Tripolitaine : la résistance des tribus l’en dissuade et Rome se contente d’administrer les régions côtières et, pour le reste du pays, d’une forme de protectorat sur deux États auxquels elle « accorde » l’indépendance, la République de Tripolitaine et l’Émirat de Cyrénaïque qui est confié à un des leaders religieux les plus influents, chef d’une confrérie musulmane très présente en Cyrénaïque, les Senoussis.

Toutefois, l’administration italienne ne parvenant pas à réaliser ses objectifs économiques, le gouvernement réoriente la politique coloniale en Cyrénaïque et Tripolitaine, dès 1921, une politique accélérée par le régime fasciste qui lui succède en 1922, pour finir, en 1934, par rassembler tous les territoires de Cyrénaïque, de Tripolitaine et du Fezzan en une seule entité administrative, la « Libye ».

Entre 1922 et 1931, un cheikh de Cyrénaïque, originaire de la région de Tobrouk, Omar al-Mokthar (surnommé « le Lion du désert »), qui se revendique de l’autorité de l’émir exilé en Égypte, soulève les tribus de sa province et combat les Italiens, appelant également au djihad contre les infidèles ; il est cependant capturé et pendu haut et court. Cette figure historique a été récupérée et promue à une échelle nationale par le colonel Kadhafi, mais sans jamais réellement susciter l’émoi auprès des populations de Tripolitaine et du Fezzan ; elle sera réutilisée en 2011, par les rebelles de Benghazi, mais cette fois comme symbole de la lutte contre les « ennemis de l’ouest ».

Après la défaite de l’Italie dans la deuxième guerre mondiale, la Libye passe sous tutelle franco-britannique, jusqu’à ce que l’ONU achève la mise en œuvre d’un plan de développement institutionnel qui mène le pays à l’indépendance, en 1951 ; et ce sont bien les Nations unies qui forgent ce nouvel État et lui enlève son statut de colonie : contrairement à la plupart de ses voisins, la Libye ne connaît aucun mouvement nationaliste, aucune guerre de décolonisation dont les protagonistes exigeraient l’indépendance. Seule la Cyrénaïque, profitant de la tutelle britannique, proclame son indépendance, en 1949 déjà, l’émir, rentré d’exil, s’étant entendu avec le Royaume-Uni pour obtenir sa protection en échange de l’octroi de bases militaires et de positions stratégiques dans la région.

Toutefois, pour éviter un éclatement généralisé des anciennes colonies (qui, souvent, avaient regroupé artificiellement plusieurs ethnies à l’intérieur de limites tracées à la latte par les colonisateurs), l’ONU impose que les territoires qui accèdent à l’indépendance respectent les frontières coloniales ; elle s’engage dès lors dans un processus d’accompagnement de l’émancipation complète de la Libye et la dote d’une constitution qui instaure un État fédéral. Les émissaires onusiens ont bien conscience, en effet, que la Libye italienne recouvrait un assemblage de tribus et nullement une nation. Dès lors, la monarchie constitutionnelle leur apparaît comme la seule formule fédératrice possible : un monarque, une personnalité neutre, qui serait acceptée par toutes les tribus et constituerait ainsi un dénominateur commun à chacune d’elles. Cette personnalité, c’est le roi Idriss Ier, l’ancien émir de Cyrénaïque, mais dont la confrérie compte des membres dans toutes les tribus (ou presque), y compris en Tripolitaine et dans le Fezzan.

La monarchie constitutionnelle, ce consensus fragile qui laissait l’ouest libyen sinon hostile, à tout le moins indifférent, ne devait cependant pas résister à la découverte de gisements pétroliers dont l’exploitation, à partir de 1959, allait attiser les convoitises et les dissensions entre tribus -et même entre clans au sein d’une même tribu-, lesquelles s’étaient montrées moins véhémentes dès lors que le pays était pauvre et n’offrait aucun butin à partager.

Le gouvernement, en effet, laissent les puissantes compagnies pétrolières qui s’installent en Libye s’accaparer la majeure partie des bénéfices ; les chefs tribaux sur les territoires desquels se trouvent les gisements se sentent spoliés (80% des ressources pétrolières sont situées en Cyrénaïque) et ceux qui n’en possèdent guère cachent de plus en plus mal leur frustration. Les tribus perçoivent dès lors le gouvernement du roi Idriss comme une pièce rapportée encombrante, un corps étranger qui les chapeaute, au service d’étrangers qui les dépossèdent de leurs richesses. C’est la négation de l’objet même de la monarchie, qui était de fédérer les tribus ; pire encore, le roi et son gouvernement, « l’État libyen », sont perçus comme une nuisance : la tentative de créer une unité et une identité nationales est un échec.

Il ne faudra pas dix ans pour que la situation s’exacerbe à un tel point qu’un groupe de militaires, en 1969, renverse le roi, sans qu’aucune des tribus ne proteste, et s’empare du pouvoir. Ces militaires ont à leur tête un tout jeune officier, qui se promeut lui-même colonel, Mouammar Kadhafi.

Mais pas plus Kadhafi que l’ONU et son roi de papier ne parviendra à déchirer le tissu sociopolitique tribal.

Son idée première est de déposséder de facto de leurs prérogatives les élites tribales dirigeantes, et ce en associant les masses populaires à la chose publique et à la prise de décision –du moins en apparence- dans la direction de l’État. C’est en vain qu’il s’y essaie : les traditions tribales résistent à l’éclatement et le poids des cellules claniques et familiales qui pèsent sur les individus, de même que les clivages qui opposent les tribus les unes aux autres, empêchent la fusion des populations en une « nation ». Le gouvernement du colonel, tout comme celui du roi Idriss, demeure un corps étranger à la réalité politique des tribus.

Mouammar Kadhafi change dès lors de méthode et se résout à gouverner en dictateur, en se jouant des rouages de la mécanique tribale -cinq ans après avoir pris les rênes du pays, le leader révolutionnaire s’est manifestement lassé de ses idéaux tiers-mondistes (du moins a-t-il pris goût au pouvoir, et son principal objectif va être de s’y maintenir) : d’une part, il amène habilement les élites tribales à lui demander des faveurs, par lesquelles il se les attache ; d’autre part, il affaiblit leur pouvoir de nuisance à l’égard du gouvernement en l’épuisant dans des conflits qui opposent les tribus entre elles, quitte à parfois générer artificiellement des frictions et, en outre, approfondir ainsi les divisions et s’assurer qu’aucune alliance de tribus ne puisse menacer son règne.

L’argent du pétrole lui permet de pérenniser cette politique d’équilibre, qu’il double d’une férocité sans concession à l’égard de la moindre velléité d’opposition, éliminant tout contestataire. Un système de gouvernement permanent, que l’inertie politique et le conservatisme social propres au fait tribal n’aurait pas ébranlé si un acteur extérieur n’en avait fait capoter la routine.

Ainsi, de moderniste occidentalisé, séduit par le nassérisme, une forme de socialisme couplé au panarabisme, le jeune colonel se résigne à devenir le chantre du « bédouinisme » et le défenseur des traditions tribales ancestrales ; il change même sa garde-robe, troquant l’uniforme cintré et bien coupé pour l’aba, la tenue traditionnelle des nomades du désert.

Contrairement au roi Idriss, dont le modèle de gouvernement, calqué sur celui des États européens, procédait d’un centralisme en opposition avec les prérogatives des chefs tribaux, Kadhafi parvient à se faire accepter par ces derniers comme, à tout le moins, un leader capable de promouvoir au mieux les intérêts de tous. Lui manquait, pour compléter ce personnage, une dimension religieuse : de leader politique, il devient donc guide spirituel de ses peuples, un rôle qu’il matérialise par la rédaction du Livre vert, dans lequel il expose la théorie de son système politique idéal, mêlée de considérations islamiques.

La machine présente toutefois un point faible : Mouammar Kadhafi n’est pas neutre lui-même ; il appartient lui aussi à une tribu, celle des Kadhafa, centrée sur le village de Syrte, que le dictateur développe artificiellement et dote d’infrastructures monumentales. Or, les Kadhafa sont englués dans des jeux d’alliances traditionnelles orientées vers la Tripolitaine et le Fezzan. Benghazi et Tobrouk, à l’autre bout du pays, se méfient de cet état de fait et regardent avec défiance en direction de Tripoli, où s’est installé le pouvoir. C’est donc bien là-bas, tout à l’est, qu’il fallait générer la rébellion…

En février 2011, Tripoli ordonne l’arrestation, à Benghazi, de l’avocat des familles des islamistes qui, incarcérés par le régime dans les années 1980 et 1990, avaient été massacrés dans la prison d’Abou Salim : les 28 et 29 juin 1996, près de 1280 militants islamistes et djihadistes, dont de très nombreux membres du Groupe islamique combattant en Libye (le GICL, décimé par la politique anti-salafiste de Kadhafi), avaient été exécutés en quelques heures.

Or, le contexte régional est tendu : de part et d’autre de la Libye, en Tunisie et en Égypte, des révolutions battent leur plein, qui ont ébranlé les dictateurs Ben Ali et Moubarak.

Suite à cette arrestation, à Benghazi, les familles des islamistes assassinés réclament justice et manifestent. Des chefs tribaux de Cyrénaïque leur emboîtent immédiatement le pas, encouragés par l’attitude de plusieurs gouvernements européens, Paris et Londres en tête, et des États-Unis, qui se saisissent immédiatement des événements.

Les anciens combattants du GICL se réorganisent et rejoignent eux aussi ce qui commence à ressembler à une insurrection armée.

Dans les rues de Benghazi, on ne demande plus justice pour les victimes d’Abou Salim, mais on exige le départ de Kadhafi… C’est-à-dire la fin de la tutelle de Tripoli.

Petite histoire de l’involution libyenne

Quatre dates suffisent à résumer l’histoire de la « révolution libyenne ».

16 février 2011 – À Benghazi, les manifestations qui avaient rassemblé quelques centaines de personnes en soutien aux familles des victimes d’Abou Salim, rejointes par les katiba de plusieurs tribus de Cyrénaïque et par des anciens combattants du GICL, se militarisent et entraînent une réponse armée du gouvernement de Tripoli.

27 février – En quelques jours, apparaît un « Conseil national de Transition » (CNT), sous la présidence de Moustafa Abdel Jalil, le ministre de la Justice de Kadhafi –lequel ministre, semble-t-il approché comme d’autres par la diplomatie française, a compris que le sens du vent venait de tourner et change de camp… Se constitue ainsi soudainement un gouvernement provisoire, prêt à chapeauter la rébellion et à prendre la direction de l’État, avec la bénédiction de Paris, Londres et Washington qui le reconnaissent dans les semaines qui suivent comme le seul gouvernement légal de Libye.

19 mars – Intervention aéronavale de la France (Opération Harmattan) –qui a obtenu du Conseil de Sécurité de l’ONU l’autorisation d’intervenir dans le cadre très stricte de protéger la population civile-, rejointe d’abord par le Royaume-Uni et l’Italie, puis par l’OTAN (le cadre strict défini par l’ONU sera rapidement débordé et l’intervention humanitaire se changera sans tarder en une opération militaire offensive en soutien à la rébellion, puis en une agression systématique à l’encontre de l’armée régulière libyenne, là où les forces rebelles stagnent ou bien ne souhaitent elles-mêmes plus progresser davantage).

20 octobre – Au terme de huit mois de guerre civile, le chef de l’État libyen, Mouammar Kadhafi, est éliminé à Syrte ; le 23 octobre, le président du CNT, Mustafa Abdel Jalil, proclame la « libération » de la Libye et la fin des combats.

La clef d’interprétation et de compréhension de ces événements est incontestablement à chercher dans le dossier des hydrocarbures.

Rappelons en effet que l’ancien maître de la Libye avait drastiquement réduit les marges bénéficiaires des sociétés pétrolières qu’il tolérait dans le pays : si Mouammar Kadhafi finançait ses extravagances et ses vices nombreux à grands coups de pétro et gazo-dollars, il assurait également à chaque Libyen un revenu mensuel net d’environ cinq cents euros –une somme non-négligeable, considérée à l’aune de la moyenne salariale en Afrique du nord-, garantissait les soins de santé et le logement, l’électricité gratuite et le litre de carburant à huit centimes d’euro… Et l’État intervenait de moitié dans l’acquisition d’un véhicule automobile. Une politique d’achat de la paix sociale (et politique) qui ne faisait nullement les affaires des consortiums pétroliers, dont certains s’étaient d’ailleurs retirés de Libye, désintéressés par les manques à gagner cumulés.

Le Guide était ainsi devenu la bête noire des États clients, de la France, plus particulièrement, dont 15% des importations provenaient de Libye ; même si, par ailleurs, sous la brève ère Sarkozy, des accointances particulières ont pu lier les deux chefs d’État…

En effet, d’infréquentable supporteur du terrorisme international, Kadhafi était par la nécessité des choses (re)devenu « l’ami » de nombreux chefs d’État occidentaux, en particulier du président français et du président du Conseil des ministres italien, Sylvio Berlusconi, comme en témoignent tant de photographies compromettantes que l’on ne montre plus guère aujourd’hui…

Mais, dès que l’occasion s’est présentée de se débarrasser du dictateur trop peu prodigue des richesses nationales libyennes, l’entente cordiale franco-britannique a tout mis en œuvre pour atteindre cet objectif. Le ministre français des Affaires étrangères, Alain Juppé, a ainsi présenté devant le Conseil de Sécurité des Nations unies un dossier qui faisait état de la mort de six mille civils massacrés en quelques jours par le régime qui réprimait le « printemps libyen », arguant que ce crime contre l’Humanité exigeait une réponse immédiate : il fallait protéger la population libyenne d’un dictateur sanguinaire ; et c’est à l’arrachée que le Français obtint le nombre de voix suffisant pour légaliser une intervention, et ce malgré l’abstention des deux tiers de l’Humanité, à savoir de l’Inde et du Brésil, dubitatifs, mais aussi de la Russie et de la Chine (qui n’apposèrent pas leur veto ; un fait constaté mais qui n’a toujours pas reçu explication satisfaisante…).

Comme l’a très bien démontré le journaliste Julien Teil, qui remonta la filière de l’information relative à ces prétendues six mille victimes civiles et réalisa un excellent travail d’enquête, le ministre Juppé a abusé le Conseil de Sécurité ; et Human Right Watch a décompté moins de deux cents victimes de la répression, dont un certain nombre de rebelles armés. « L’info », qui avait soi-disant pour origine la Ligue des Droits de l’Homme libyenne, a en réalité été imaginée par les leaders de la rébellion, en accord avec les autorités françaises, sans que personne n’y trouvât rien à redire.

Ce faisant, la résolution 1973, qui autorisait l’intervention, fut donc votée et, immédiatement, outrepassée par la coalition atlantiste : d’une mission de protection des civils, les États interventionnistes en vinrent à une guerre de conquête ; et certains estiment à plus de cinquante mille morts le bilan des opérations de bombardement des avions de l’OTAN.

J’étais à Syrte, peu après les frappes : la ville, qui refusait de se rendre aux rebelles venus de l’est et, surtout, à l’Alliance atlantique, fut pour ainsi dire rasée…

Quand j’entrai dans Syrte et que je parcourus le boulevard principal, à pied, à travers les gravats, j’eus les larmes aux yeux.

Jamais je n’avais encore vu une ville ainsi annihilée. Des automobiles et même de lourds camions avaient été projetés sur les façades des immeubles par le souffle des explosions ; et presque toutes les habitations s’étaient effondrées –il était évident que ce spectacle n’était pas le résultat des douchka des rebelles (mitrailleuses lourdes d’origine soviétique que les rebelles libyens montaient sur des pick-up). Et les quelques habitants que j’interrogeai m’apprirent que, le lendemain de la capitulation de Syrte, on sortit des ruines des milliers de cadavres qu’une noria de semi-remorques emportèrent vers le désert, où ils gisent probablement désormais, loin des regards indiscrets, enfouis sous le sable qui a recouvert les fosses communes.

L’intervention occidentale a plongé la Libye dans un chaos clanico-islamico-ethno-tribal qui ruine les espoirs de la France et de la Grande-Bretagne, qui avaient négocié de juteux contrats, respectivement, pétroliers et gaziers, et ce préalablement à la chute du tyran déjà, mais que ne parviennent pas à honorer le(s) gouvernement(s) « démocratique(s) », incapable(s) de contrôler le territoire « national » aux mains des caïds de tous poils, qui se sont taillé un peu partout des chefferies inexpugnables…

Sans parler de l’expansion d’al-Qaeda au Maghreb islamique (AQMI) et, surtout, de l’État islamique, qui ont mis à profit le bourbier libyen comme base d’action pour tisser un vaste réseau étendu au Mali, au Niger et au Nigéria, mais aussi à l’Algérie et à la Tunisie…

En février 2011, ainsi, les tribus reprenaient la main en Cyrénaïque. Plus encore, ce sont les clans qui s’imposaient ; les chefs locaux, à la tête de leurs brigades surarmées par le pillage des arsenaux du régime, imposaient leur volonté par-delà les structures tribales dont les divisions internes avaient éclaté au grand jour à la faveur de la guerre civile –et rares furent les voix, dans les tribus, qui se sont faites entendre pour soutenir la poignée d’intellectuels qui appelaient à l’époque à un projet démocratique.

En Tripolitaine et dans le Fezzan, en revanche, à quelques exceptions près (les Berbères du Djebel Nefoussa, qui espéraient conquérir leur autonomie, voire l’indépendance, ou les clans de Misrata, historiquement hostiles à Kadhafi), les tribus restaient stables et les chefs tribaux confirmaient au Guide l’allégeance qu’ils lui avaient prêtée.

Le panier de crabes libyen : les acteurs du conflit…

La société libyenne se structure en un ensemble de tribus, dont les intérêts divergent ; organisées en fonction de liens de parenté solides, elles sont elles-mêmes segmentées en plusieurs clans, plus ou moins rivaux, dont les alliances se recomposent en permanence, en fonction des circonstances et d’intérêts qui évoluent parfois sur le très court terme.

Ainsi, s’il est vrai que, au début des événements, les 16-17 février 2011 et durant les jours qui ont suivi, on a pu voir l’émergence d’éléments constitutifs d’une forme de proto-société civile s’exprimant au sein de manifestations hostiles au colonel Kadhafi, ces mouvements sont néanmoins restés très limités et ont rapidement servi de prétexte aux soulèvements de chefs de clans. De même, croyant leur heure arrivée, plusieurs mastodontes du régime ont mordu la main de leur ancien maître et ont pris le contrôle d’une partie de la rébellion.

Qui étaient-ils donc, ces rebelles que l’Occident, la France en tête, a pris le parti de financer, d’armer, d’appuyer par un soutien logistique et militaire inconditionnel, bien au-delà du mandat onusien qui appelait à la protection des populations civiles, mais en aucun cas au renversement du chef de cet État pétrolier ?

Qui sont les leaders de cette insurrection qui s’est opposée au gouvernement de Mouammar Kadhafi et l’accusait d’avoir massacré sa propre population ? Quels furent leurs objectifs et quelle en était la légitimité ?

Comment faut-il qualifier ce conflit que la diplomatie occidentale a défini comme un soulèvement de « civils désarmés », alors qu’il s’est pourtant rapidement révélé sous les traits d’une guerre franche ?

Guerre tribale ? Guerre des clans ? Guerre des chefs ? Guerre de succession au trône ? Guerre civile ? Ou bien guerre du gaz et du pétrole ? Ou, plus exactement, tout cela dans le même temps…

Pour tenter d’appréhender les origines du désastre qui ravage la Libye aujourd’hui, il fallait se rendre au cœur de la rébellion, dans son fief de Benghazi ; suivre les rebelles dans leurs déplacements, interroger leurs chefs, accompagner leurs milices dans les combats qui les opposaient aux troupes restées loyales au gouvernement.

Loin de constituer une force politiquement organisée et dont l’objectif était d’instaurer une démocratie laïque en Libye -et plus loin encore de former un ensemble uni sous la conduite du Conseil national de Transition (CNT-), la rébellion a été menée par une tripotée de chefs de guerre, qui se disputèrent (et se disputent encore aujourd’hui) le contrôle de telle ou telle parcelle de territoire, de tel ou tel quartier ou de telle ou telle infrastructure majeure (aéroport, raffinerie, routes et carrefours…), avec en toile de fond, surtout, la répartition des champs pétrolifères, mais aussi de l’eau ; des chefs locaux qui n’obéissaient que ponctuellement aux injonctions du CNT, qui, en définitive, autoproclamé, ne représentait que lui-même, comme la suite des événements allait le démontrer implacablement.

Plus justement, il ne faudrait donc pas parler de « la » rébellion, mais « des » rébellions. Et cette configuration de la scène libyenne, à laquelle Européens et États-uniens ne s’attendaient pas, a provoqué l’embarras de l’OTAN : si, par le déploiement de moyens considérables, l’Alliance a réussi, péniblement, à faire progresser les rebelles vers la capitale, dans l’objectif in fine avoué de destituer Mouammar Kadhafi, c’est le contrôle du pays qui pose désormais problème aux commanditaires de cette guerre, aux principaux intéressés (plus que les États-Unis, le Royaume-Uni et, plus encore, la France).

Ces chefs de guerre, désorganisés, indisciplinés, ont ainsi profité du désordre ambiant pour accroître leur influence, sans toujours beaucoup se soucier du front que le CNT a tenté de maintenir face à l’armée fidèle à Tripoli : sans aucune vision nationale, leur objectif n’a jamais été de conquérir des régions traditionnellement sous le contrôle d’autres tribus et, dès lors, ils se sont montrés peu enclins à aller se battre à l’ouest contre les troupes gouvernementales. Ces bandes armées opéraient quelques sorties, qui se négociaient entre leurs chefs et le CNT au coup par coup, au gré de l’humeur de ces derniers. Les gars, souvent ivres, d’alcool ou de hachich, vidaient alors quelques caisses de cartouches et regagnaient ensuite leur bivouac pour y faire la fête. Tout le monde dansait, tirait en l’air des rafales entières ; la moitié des munitions se perdait de la sorte… Les projectiles retombant… qui firent de nombreuses victimes… civiles.

Parfois, à la surprise des conseillers de l’Alliance, certains clans ont changé de camp, généralement au détriment de Tripoli : imitant leurs voisins, s’ils y trouvaient intérêt, ils se sont libérés de la tutelle du gouvernement pour « rejoindre l’opposition ». Et c’est notamment de cette manière que la rébellion a « progressé ».

Autrement dit, sans l’interventionnisme armé de l’OTAN, l’armée régulière, en grande partie loyale au gouvernement libyen, aurait remis de l’ordre dans le pays, rétablissant l’autorité de Mouammar Kadhafi qui avait réussi, durant plus de quarante ans, à gérer les rivalités tribales et à forger un semblant de cohésion dans cette région instable.

Mais qui, à présent, parviendra à remettre au pas tous ces chefs de guerre, qui se sont surarmés à l’occasion du pillage des casernes et se sont organisés pour garder le contrôle de leur territoire en renforçant leurs milices ? Qui saura restaurer « l’unité de l’État libyen », sa souveraineté, et en maîtriser les ressources ?

Il faut bien comprendre aussi que seuls les clans du nord-est se sont soulevés contre Mouammar Kadhafi, c’est-à-dire la région de Cyrénaïque, dont les principaux fiefs sont Benghazi et Tobrouk. Les tribus du Fezzan (tout le grand sud), de Tripolitaine (région de la capitale, au nord-ouest) et de Syrte (au centre de la façade maritime libyenne) ont en revanche soutenu le chef de l’État libyen et combattu pour lui, mobilisant à cet effet leurs réseaux tribaux extrêmement ramifiés -et qui couvrent la plus grande partie du pays. Ce sont aujourd’hui les grands perdants de la « révolution ». À l’ouest, uniquement les clans de Misrata et Zlitan et, juste au sud de la capitale, les Berbères du Djebel Nefoussa ont rejoint la rébellion et permis l’encerclement de la capitale. Les autres ont une revanche à prendre ; les civils sont armés ; chaque homme, chaque adolescent membre du clan, de la tribu, est un guerrier potentiel ; une fois encore, la structure de la société libyenne invalide sur le long terme les prévisions franco-britanniques.

Concernant le CNT, ensuite, autre acteur de la pièce, il était difficile de qualifier ses leaders autoproclamés de démocrates représentatifs des aspirations du « peuple libyen » : composé d’une poignée d’anciens ministres du régime qui étaient à peu près parvenus à s’entendre sur ce qu’aurait pu (dû) être le partage du pouvoir dans un hypothétique après-Kadhafi, le CNT ressemblait davantage à un repère de brigands, le couteau entre les dents, et de mafieux, s’adonnant à tous les trafics, qu’au rassemblement d’une opposition démocratique comme on a pu en rencontrer, par exemple, en Égypte ou en Tunisie. Et les quelques militants des droits de l’homme qui y siégeaient, mis en minorité, lui servaient difficilement de caution…

Le président du CNT, ainsi, Mustapha Mohammed Abdu al-Jalil, ministre de la justice de Kadhafi, avait été dénoncé en décembre 2010 par Amnesty International comme l’un « des plus effroyables responsables de violations des droits humains en Afrique du nord » ; c’est lui qui avait condamné à mort les cinq infirmières bulgares, dans l’affaire que l’on sait. Aux Affaires étrangères du CNT, on trouvait l’ancien ministre de l’économie, Ali Abd’al-Aziz al-Essaoui. Quant au commandant des opérations militaires, également ministre de l’Intérieur, il s’agissait d’Omar al-Hariri, de retour d’exil, que lui avait valu sa tentative de coup d’État en 1975. Il partageait le commandement avec le général Abdu al-Fatah Younis, ancien chef de la police politique de Kadhafi, chargé de la répression de l’opposition au régime (et assassiné en juillet 2011 dans d’étranges circonstances)…

Troisième composante, qui apparaît à présent sans plus aucune équivoque, le mouvement islamiste : on connaissait quelques chefs de bande salafistes et islamistes de la tendance dure (Groupe islamique de combat libyen et filières d’al-Qaeda), qui s’étaient mêlés aux rebelles. Par contre, aucun observateur étranger n’avait vu venir toute cette structure parallèle et autonome qui se révèle désormais.

Mais, en 2011 déjà, au sein du CNT, certains, montraient du doigt le président al-Jalil (qui réclamait que la Charia fût à la base du droit dans la « nouvelle Libye »), l’accusant d’avoir partie liée avec le Qatar et les islamistes et d’avoir donné son accord à l’assassinat du général Younis, qui s’était déclaré catégoriquement opposé à l’idée d’un État islamique en Libye (c’est ce dernier qui, en 1996, avait supervisé l’exécution des islamistes d’Abou Salim).

De plus, dès l’annonce de l’assaut sur Tripoli, l’influent imam Ali Sallabi, leader islamiste libyen en exil à Doha, propulsé sur le devant de la scène par la chaîne de télévision satellitaire qatari al-Jazeera, avait exhorté les Libyens à renvoyer chez eux les Occidentaux et les forces de l’OTAN et à se lever tous au nom d’Allah.

Les Occidentaux font leur sale boulot

Soutenu par les alliés britanniques et états-uniens, le coup de poker mal inspiré et joué trop rapidement par Nicolas Sarkozy a mené la Libye dans la guerre civile sur la voie de l’État failli, de la « somalisation »…

D’autres États sont aussi intervenus, en fonction d’intérêts divers, et ont rendu la situation plus complexe encore : tandis que le Tchad et le Nigéria ont soutenu Tripoli en lui envoyant mercenaires et armement, de même que l’Algérie, qui a ravitaillé le Fezzan voisin en carburant et en eau, le Qatar expédiait des chars d’assaut aux rebelles…

Mais certains gouvernements se sont beaucoup plus gaillardement engagés aux côtés des franco-britannico-états-uniens dans l’opération baptisée « Unified Protector » par les propagandistes atlantistes, sans trop savoir dans quoi ils mettaient les pieds (en réalité, seulement six des vingt-huit États membres de l’OTAN participèrent effectivement aux opérations ; l’Allemagne, par exemple, s’y était catégoriquement opposée, retirant même sa flotte de Méditerranée pour éviter d’être obligée de participer à quelque intervention).

L’OTAN a non seulement empêché le gouvernement libyen d’utiliser son aviation, mais, après avoir anéanti la couverture aérienne de l’armée gouvernementale libyenne, elle a fourni la sienne aux rebelles : les frappes des avions de l’OTAN n’ont pas seulement détruit les chars du gouvernement libyen, mais ont aussi attaqué les véhicules qui transportaient les soldats… y compris ceux qui se repliaient, comme je l’avais constaté sur la route qui menait de Benghazi à Brega, laquelle était jonchée sur toute sa longueur de carcasses de camions et d’automobiles, qui roulaient… en direction de Brega… qui s’enfuyaient en direction de l’ouest, de Tripoli.

Dès après l’adoption de la résolution 1973, en mars 2011, par le Conseil de Sécurité de l’ONU, qui permettait l’intervention militaire des appareils de l’OTAN dans l’espace aérien de l’État libyen, d’aucuns avaient prophétisé la fin rapide du chef du gouvernement de la Grande Jamahiriya arabe libyenne populaire socialiste.

Tout portait d’ailleurs à le prévoir, puisque l’Alliance appuyait ouvertement la progression de la rébellion armée. Or, depuis l’avènement de la guerre moderne, sans couverture aérienne, aucune offensive terrestre n’a la moindre chance d’aboutir, à fortiori si l’ennemi, lui, occupe le ciel -on rappellera ainsi, à titre d’exemple, comment la puissante armée de Saddam Hussein, en 1991, avait été mise en déroute quasiment sans engagement au sol ; le principe n’était pas nouveau : c’est ainsi qu’Israël, lors de la Guerre des six jours, en 1967 déjà, après avoir réussi l’exploit d’anéantir l’aviation égyptienne, avait en quelques heures, écrasé les impressionnantes forces arabes massées dans le Sinaï.

Les forces armées libyennes étaient donc condamnées à s’enterrer dans la défensive, sans aucune possibilité de reprendre l’initiative en lançant une offensive contre les rebelles de l’est.

Cependant, après plus de six mois de combats, la rébellion n’avait toujours pas vaincu, Mouammar Kadhafi restait introuvable et près de la moitié du pays résistait encore. Assiégées depuis des semaines, Beni Oualid et une partie de la Tripolitaine refusaient de se rendre, de même que la province de Syrte, ville natale du colonel, et tout le grand sud-ouest, le Fezzan, centré sur la ville de Sebah.

Les médias mainstream qui avaient vendu à leur lecteur l’image naïve et manichéenne d’une révolte du « peuple libyen » contre le dictateur Kadhafi commençaient à avoir bien du mal à courir le marathon.

La problématique était qu’il ne s’agit pas de combattre seulement l’armée régulière, mais aussi les partisans, les hommes et adolescents des clans, qui se fondaient dans la population. Les bombardements aériens étaient alors impuissants. Sauf… si l’on décidait de détruire des quartiers entiers (ce que l’OTAN a fait à Tripoli ou à Beni Oualid), des villes entières (ce que l’OTAN a fait à Syrte).

Enfin, les rebelles, essentiellement les clans de l’est, avaient libéré des territoires qui appartenaient à leurs tribus. C’était relativement aisé et ils luttaient uniquement contre l’armée régulière. Par la suite, la donne avait changé, car ils attaquaient, dans l’ouest, les territoires d’autres tribus, pro- Kadhafi, territoires dont les populations se défendirent bec et ongles.

En dépit de longues négociations qui devaient livrer Beni Oualid et Syrte au CNT, les chefs tribaux de ces deux régions restèrent jusqu’au bout fidèles au gouvernement, et c’est par la force, c’est-à-dire contre la volonté populaire des Libyens de l’ouest, qu’il a fallu « conquérir » (et non plus « libérer ») ces territoires. Il est alors apparu sans ambigüité que Kadhafi avait le soutien effectif d’une large partie de la population, et pas seulement des militaires et de ses mercenaires étrangers. L’OTAN n’a pas hésité un instant…

Juchés sur les gravats encore fumants des villes de Beni Oualid et de Syrte, dont les populations ont opposé pendant des mois une farouche résistance aux frappes aériennes de l’Alliance, les nouveaux maîtres de la Libye ont annoncé triomphalement la « libération » complète du pays, immédiatement après la mort du chef de l’État libyen, le colonel Mouammar Kadhafi, sauvagement massacré et finalement exécuté d’une balle dans la tête, le 20 octobre 2011, au terme d’un supplice dont on ne connaîtra probablement jamais ni le détail, ni les réels commanditaires (le CNT a en effet refusé de procéder à une autopsie complète et régulière et a ordonné l’ensevelissement du corps, de nuit, dans le désert, en un endroit tenu secret).

« Maîtres de la Libye », ils ne le resteraient pas longtemps…

Voyage de l’autre côté du miroir

À l’été 2011, je m’étais rendu dans l’est de la Libye : j’avais traversé la frontière libyenne depuis l’Égypte et rejoint Benghazi, épicentre de la rébellion et capitale du CNT.

À l’automne, j’ai essayé de me rendre compte de quel était l’état de la situation dans l’ouest du pays, à Tripoli, à Beni Oualid et Syrte (deux villes qui ont résisté sans faillir à l’avancée des rebelles et furent lourdement frappées par l’OTAN) et dans le Fezzan, le sud-ouest libyen.

Parti de Tunis tôt le matin, par le train jusqu’à Gabès, j’ai ensuite grimpé dans un taxi collectif qui m’a mené jusqu’au poste frontière de Ras-el-Jedir.

Un élégant capitaine du CNT, qui parlait un anglais irréprochable, m’y a fait attendre près d’une heure, avant de finalement tamponner mon passeport en échange de deux beaux billets de cent dollars états-uniens chacun. On pourrait déduire de l’aventure que les bonnes vieilles habitudes, révolution ou pas, ne se sont jamais perdues. Oui, mais voilà… Sous la dictature kadhafiste, ces pratiques à l’égard des étrangers, radicalement proscrites, étaient sévèrement réprimandées.

La « nouvelle Libye » semblait plus accommodante.

De Ras-el-Jedir, j’ai gagné Tripoli de nuit, par la route de la côte, en traversant des villes et villages marqués par la guerre, Sabratha plus particulièrement, aux immeubles criblés par la mitraille et éventrés par l’artillerie.

Après avoir franchi un nombre impressionnant de postes de contrôle tenus par les miliciens rebelles venus de Benghazi et de Tobrouk ou de Zliten et Misrata, autant de check-points qui ne trompaient pas sur l’état d’esprit qui dominait alors les régions de l’ouest libyen, j’étais arrivé à Tripoli, sous le regard des miliciens qui montaient la garde devant tous les bâtiments publics, hôtels et autres immeubles susceptibles de constituer une cible pour un attentat.

De Tripoli, j’avais pris la route de Beni Oualid, l’un des deux principaux foyers de résistance en Tripolitaine, avec Syrte : en septembre 2011, au terme de longues négociations, les chefs des clans de Beni Oualid avaient refusé de se rendre au CNT et à l’OTAN. La ville avait dès lors été pilonnée par les rebelles et les avions de l’Alliance. La plupart des bâtiments et immeubles étaient en ruines et une partie de la population, dont le nombre était difficilement estimable, avait disparu ou quitté la ville, alors en grande partie déserte.

La région demeurait toutefois instable : elle était habitée par les clans tripolitains de la tribu des Warfallas, la plus importante de Libye, qui s’était divisée durant le conflit ; les Warfallas de Tripolitaine avaient en effet refusé de se joindre à la rébellion et demeuraient hostiles au CNT, a fortiori après leur défaite face aux rebelles, mais surtout face aux armées étrangères de l’OTAN…

Le lendemain, je m’étais rendu à Syrte, la ville d’origine de Mouammar Kadhafi…

Jusqu’à Misrata, la route était sécurisée et il n’était pas compliqué de trouver un transport. Au-delà, en revanche, on s’approchait du territoire de la tribu dont était originaire Mouammar Kadhafi, une région qui avait opposé une résistance jusqu’au-boutiste à la progression des rebelles soutenus par l’OTAN. Des groupes armés y menaient encore des actes de résistance.

Avant d’arriver à Syrte, j’avais traversé Zliten et Misrata, berceaux des deux seules tribus de l’ouest qui, avec les Berbères du Djebel Nefoussa (au sud de Tripoli), s’étaient soulevées contre le gouvernement libyen et avaient rejoint la rébellion, permettant ainsi l’encerclement de la capitale. Les deux villes avaient subi d’importants tirs d’artillerie lourde de la part des forces armées libyennes loyales à Mouammar Kadhafi.

Si Misrata avait rejoint la rébellion, ce fut dans le but de se débarrasser de la tutelle du gouvernement de Tripoli. Aujourd’hui, les chefs des clans de Misrata refusent donc de se soumettre à une nouvelle autorité et comptent bien négocier d’égaux à égaux avec le gouvernement (il en va de même des Berbères –un dixième de la population libyenne-, qui réclament la reconnaissance de leur particularisme régional et s’opposent à l’idée d’une Libye nationaliste arabo-musulmane ; les Berbères dont les miliciens se heurtent quotidiennement aux islamistes).

En 2011 déjà, la ville avait ainsi été transformée en fort retranché et des chars en gardaient les entrées. Mais ces mesures défensives ne s’expliquaient pas seulement parce que Misrata se préparait à défendre son autonomie : cernés par ceux qu’elle avait vaincus, les clans de Misrata se retrouvaient hais par leurs voisins de Tripolitaine et, de fait, en état de siège face à la résistance qui persistait…

À quelques kilomètres au sud-est de Misrata, en continuant de progresser vers Syrte, la route passait à côté de la petite ville de Touarga, complètement vidée de ses habitants : les clans de Touarga avaient combattu la rébellion et participé au siège de Misrata avec les forces armées gouvernementales. Mais, lorsque la conjoncture s’était inversée, à la faveur des frappes de l’OTAN, les rebelles de Misrata avaient fait de Touarga « un exemple » : les hommes avaient été en grande partie massacrés (certains avaient été abandonnés sur place après qu’ils avaient eu les jambes brisées) ou enfermés dans la prison de Misrata, où beaucoup furent « punis », c’est-à-dire torturés et quotidiennement soumis à des humiliations –selon certaines sources, quatre ans plus tard, certains d’entre eux y seraient toujours détenus. Des raids des rebelles ont ensuite chassé les derniers habitants, auxquels il fut interdit de regagner leurs maisons.

Touarga est, aujourd’hui encore, une ville fantôme.

En 2014, d’anciens citoyens de Touarga ont assigné l’État français en justice, devant une cour parisienne : leur avocat a plaidé que la prise de Touarga et les exactions qui ont suivi ont été rendues possibles grâce aux frappes aériennes de l’aviation française ; or, la résolution 1973 du Conseil de Sécurité de l’ONU « prévoyait la protection des civils mais n’autorisait pas les États membres de la coalition à intervenir dans le conflit ». L’avocat a demandé 15.000 euros de dommages et intérêts par victime, soit un total de 600 millions d’euros. Faites le compte… des victimes.

Après deux heures de route à travers le désert, j’ai atteint les ruines de Syrte…

A Syrte et Beni Oualid, les nouvelles autorités n’avaient pas rétabli la distribution de l’eau, ni l’électricité, ni l’approvisionnement en carburant (dans les deux cas, nous avions emporté des jerricanes d’essence pour ne pas tomber en panne sèche). De même, les distributions de vêtements et de denrées alimentaires aux populations étaient rationnées et volontairement limitées par les miliciens du CNT, y compris lorsqu’il s’agissait de l’aide du Programme alimentaire mondial (ce fut lors d’une distribution, à Syrte, que l’on m’a interdit de prendre des photographies pour la première fois depuis le début du conflit). Aucune reconstruction n’avait encore été entreprise et aucun camp de tentes n’avait été monté.

À Beni Oualid, j’avais été invectivé par un groupe d’habitants qui commençaient à se rassembler autour de mon véhicule, et il avait été plus prudent de quitter l’endroit. Je portais en effet sur mon visage d’occidental tout ce que ces gens haïssaient désormais et, ayant vu ce que nos gouvernements leur avaient fait, je ne saurais les blâmer de s’être montrés agressifs et menaçants envers moi. Ils ont certainement trouvé indécent cet Européen, venu voler ainsi les images de leur malheur.

À Syrte, en revanche, il restait très peu d’habitants. Lorsque j’y ai, là aussi, été pris à partie par quelques personnes qui se sont approchées de moi, j’ai donc tenté le dialogue : ces gens m’ont demandé ma nationalité ; je leur ai montré mon passeport belge, et l’ambiance s’est détendue. Ils ne savaient pas que la Belgique comptait parmi les responsables du désastre qui avait détruit leur ville et désolé leur existence ; ils ignoraient que les F-16 belges avaient été, parmi les avions de l’Alliance, les plus actifs lors des bombardements qui avaient dévasté leurs maisons.

Le dernier objectif que je m’étais fixé lors de ce voyage d’observation était le sud-ouest libyen (le sud de la Tripolitaine et le vaste Fezzan), dans le but de savoir si, Beni Oualid et Syrte mâtées, l’ouest résistait encore et, si non, quelle en était exactement la situation.

J’ai donc quitté Tripoli en direction de Sebha et Mourzouk.

En empruntant des moyens de locomotion locaux, collectifs, ce qui me permettait de rencontrer la population de la région et de m’informer auprès d’elle, j’ai traversé les villes et villages du sud-ouest, Al-Aziziyah, Qawasim, Gharyan, Mizdah, Mazuzah, Al-Qaryat, Ash-Shwareef, Al-Braq…

Si une certaine tension subsistait et si le risque d’être attaqué sur la route par des groupes de combattants hostiles au CNT demeurait bien réel (il ne s’agissait pas de partisans de Kadhafi, ni de « contre-révolutionnaires », mais de résistants à l’invasion de leur territoire), dans l’ensemble, la population avait partout repris normalement ses activités. Mais il était très visible que le moindre hameau avait connu d’intenses luttes et que le Fezzan avait opposé une sérieuse résistance aux troupes rebelles, comme en témoignaient les façades ravagées et les rues jonchées de décombres.

Incapable d’anéantir seul la résistance sans craindre de lourdes pertes, le CNT, selon les témoignages rassemblés à Al-Braq et, plus au sud, à Mourzouk et Al-Qatrum, aurait fait appel à l’OTAN : aucun journaliste ou observateur occidental n’ayant pris le risque de s’aventurer dans cette région trop au sud, les forces atlantiques n’auraient pas hésité à liquider cette résistance par des frappes massives (c’est dans cette région, à Ubari, à l’est de Mourzouk, que Séif al-Islam, le fils aîné de Mouammar Kadhafi, pressenti pour lui succéder, avait trouvé refuge, jusqu’à ce qu’il fut capturé).

Systématiquement, j’ai engagé la conversation avec les miliciens, ceux qui nous contrôlaient, aux check-points, et ceux que nous rencontrions dans les relais et qui patrouillaient sur cette longue route. Mon but était de savoir s’il s’agissait de miliciens des clans locaux ou, comme à Syrte et à Beni Oualid, de forces d’occupation imposées par les rebelles.

Il n’était pas difficile d’obtenir l’information : étant le seul occidental présent dans la région, les miliciens, intrigués de me rencontrer, se sont toujours montrés très aimables et voulaient absolument que je les prenne en photographie. Leur première question concernait ma nationalité. Je pouvais donc facilement la leur retourner : aucun des miliciens rencontrés n’était sur son territoire ; tous, sans exception, étaient de Zliten, Misrata ou Benghazi ; quelques-uns étaient berbères, très reconnaissables à leur drapeau et à la lettre « yaz » de leur alphabet, symbolisant « l’amazigh », « l’homme libre », que les miliciens berbères peignent sur leurs véhicules…

En d’autres termes, l’ouest, vaincu par la rébellion et l’OTAN, était sous occupation.

Je me suis informé sur ce même sujet auprès de la population et j’ai pu appréhender très rapidement son ressentiment à l’égard de ces forces d’occupation, ressentiment intense à Ash-Shwareef en particulier, qui avait été très sévèrement bombardée par l’OTAN et était alors sous l’autorité d’un important contingent de miliciens de Zliten et Misrata.

J’ai eu l’occasion de m’entretenir plus longuement avec quelques-uns de ces miliciens. Leur plus grand souci venait d’Algérie, du Niger et du Tchad, à partir desquels agissaient des groupes de « terroristes », qui y trouvaient de l’aide et des armes.

- Where are you from ?

- Belgium. And you ?

- Zliten. What are you doing, here, in the middle of the desert ?

- I’m an historian. My main field of research is the Arabic World.

- I see ! You are looking here what happens, because of this war.

- You mean because of this « revolution »…

- Yes, sure ! The revolution !

- Everything quiet, now ?

- We have the control of the country. The problem is the control of the borders…

Fait significatif : si l’on pouvait voir flotter le drapeau du CNT partout dans le nord de la Tripolitaine (exception faite de Beni Oualid et de Syrte, dont il était quasiment absent) et le Djebel Nefoussa (où le drapeau berbère était également très présent), les trois couleurs ornées du croissant de lune et de l’étoile se faisaient beaucoup plus discrètes dans les autres régions de Libye occidentale et étaient même parfois assez rares, dans les oasis du Fezzan, presqu’aussi invisibles que le drapeau vert de la Grande Jamahiriya arabe libyenne populaire et socialiste, aujourd’hui proscrit.

Mon périple vers le sud s’est achevé une nuit, à Sebha : le dernier transport collectif que j’avais emprunté m’a déposé peu avant minuit dans le centre d’une ville vandalisée, dont les bâtiments publics et les hôtels, comme je m’en suis rapidement rendu compte, avaient été saccagés et abandonnés. Durant les événements, le gouverneur de Sebha avait renvoyé chez eux les agents des forces de l’ordre, laissant le champ libre aux pilleurs ; il avait imputé les désordres à la rébellion et encouragé la population à soutenir le gouvernement et à s’opposer aux rebelles. Dans la banlieue, des groupes de résistants tiraient encore et des balles traçantes zébraient le ciel.

J’ai donc gagné une caserne, elle aussi mitraillée et saccagée, où un groupe de jeunes miliciens d’un des clans de Sebha avait établi ses quartiers. Tout aussi amusés qu’étonnés de voir débarquer un Européen sac au dos, ces miliciens m’ont donné à manger et m’ont prêté un matelas ; j’ai pu passer la nuit en leur compagnie, en sécurité.

Grâce à leur aide, j’ai sillonné la ville et sa région, jusqu’au-delà de Mourzouk, plus au sud, avant de me décider à rentrer sur Tripoli et de regagner Tunis.

Sebha n’était pas sous occupation. Les combats y avaient été très limités, contrairement à ce que j’avais envisagé puisqu’il s’agissait d’un des fiefs de la tribu des Kadhadfa, la tribu de Mouammar Kadhafi.

La ville avait cela dit servi de relai aux mercenaires qui furent envoyés en renfort aux troupes gouvernementales loyales à Kadhafi, des mercenaires en provenance du Tchad, du Niger, du Darfour et du Mali.

Sans avoir soutenu la rébellion, les clans de Sebha ne s’y étaient effectivement pas tous opposés ; la majorité des clans y avaient vu l’occasion de se débarrasser des mercenaires étrangers et avaient profité de l’effondrement de l’État pour reprendre leur autonomie par rapport à Tripoli. En cela, ils faisaient exception dans le Fezzan.

Des miliciens des clans locaux avaient même appuyé les rebelles face aux mercenaires kadhafistes qui n’avaient pas résisté longtemps et avaient tenté de rejoindre Tripoli. Aussi, la ville présentait peu de traces de combat et était alors sous l’autorité de ses propres miliciens.

À Sebha, j’avais visité la station d’autobus, détruite par les frappes de l’OTAN, car elle servait de plateforme pour le transport des contingents de mercenaires envoyés en renfort de Sebha à Tripoli. Sur la route qui quittait la ville en direction du nord, plusieurs carcasses d’autocars détruits par les appareils de l’Alliance témoignaient des convois de troupes qui partaient de Sebha pour la Tripolitaine.

Crimes de guerre : « Souviens-toi de Syrte ! »

Crimes de guerre...Au début du mois de novembre 2011, je m’étais donc rendu à Syrte : c’était la première fois que je voyais une ville complètement bombardée, ravagée par le déluge de feu que l’on pouvait imaginer devant ce qu’il restait des bâtiments : les routes crevées par les obus, les immeubles effondrés, les murs criblés, les panneaux de signalisation et les réverbères déchiquetés par la mitraille, des automobiles retournées par le souffle des explosions, projetées sur les façades des habitations… Toute une ville en grande partie disparue.

Aucune mesure sérieuse n’avait été mise en œuvre pour secourir a population sous occupations de ses vainqueurs.

Le but était évident…

Syrte a été pour ainsi dire rasée par les bombardements de l’OTAN qui, en agissant de la sorte, a rompu son mandat : l’OTAN avait la mission de protéger les civils ; en aucun cas d’aider une rébellion armée à renverser le gouvernement dans un État souverain et à conquérir des villes.

Lors de la bataille de Syrte, présentée par les médias occidentaux comme la victoire d’une rébellion démocratique, l’OTAN, sans le moindre doute, s’est rendue coupable d’un crime de guerre au sens le plus strict du droit international et des deux Conventions de Genève. Syrte, une ville de 134.000 habitants, au lendemain des bombardements, n’était plus qu’un amas de ruines ; seul un quartier avait été partiellement épargné, dans le nord-est de l’agglomération.

Il est impossible de chiffrer le nombre de civils tués ; probablement plusieurs milliers. Les habitants que j’y ai rencontrés m’ont parlé de plusieurs dizaines de milliers de morts, dont les corps auraient été emportés et enfouis dans des fosses communes, creusées dans le sable du désert voisin.

L’objectif du CNT était d’éviter que ces clans hostiles ne se reconstituent et ne reprennent tôt ou tard les combats ; il fallait donc retarder au maximum le relèvement de la ville…

Un petit couple a insisté pour que je le prenne en photographie avec ses quatre enfants. Dignement, ils m’ont demandé de les montrer, sans voyeurisme, devant les ruines de l’appartement qu’ils habitaient à Syrte, pour que « les gens, en Europe, puissent bien se rendre compte de ce qu’ils ont laissé faire ici ».

Il y avait un peu de tension dans leur voix, de la colère à peine maîtrisée, mais pas d’animosité envers moi ; je ne suis ni français, ni britannique : leurs premières interpellations avaient été hostiles, mais ils s’étaient ravisés dans la seconde, surpris, lorsque je leur eus dit ma nationalité, et le dialogue a pu commencer.

Le soir tombant, mon chauffeur, qui était de Misrata, m’a expliqué que les miliciens allaient rentrer dans leur caserne et qu’il ne fallait pas rester là, la nuit venue ; qu’il fallait partir tout de suite ; que, pendant la nuit, les « terroristes » qui se cachaient dans les ruines attaquaient les étrangers. Il était aussi très inquiet, car, m’a-t-il dit, notre véhicule portait une plaque d’immatriculation de Misrata et, sur les deux heures de route qui nous en séparaient, il craignait une attaque.

C’est pourquoi il profita du départ pour Tripoli d’un convoi de camions transportant des chars d’assaut, lequel quittait Syrte avec une escorte de pickups surarmés. Nous nous sommes joints à ce convoi ; à l’approche de Misrata, le chauffeur, rassuré, a quitté le convoi et a accéléré jusqu’à Tripoli.

À Syrte, c’était l’humiliation qui rendait le présent insupportable, comme me l’ont raconté les survivants : les miliciens de Benghazi qui patrouillaient fièrement parmi les ruines et narguaient les survivants du haut de leurs pickups armés de canons ou de mitrailleuses ; la punition pour avoir résisté à l’Occident ; l’injuste condamnation de la Communauté internationale qui leur a refusé le droit de se défendre ; l’impuissance à changer leur sort face à la machine militaire atlantique…

Mais aussi la manière dont Kadhafi avait été « assassiné »…

Comment il a été battu, frappé, sodomisé au moyen d’une baïonnette, insulté, dans les cris de joie, avec toute l’arrogance de ces vainqueurs qui se sont acharnés sur leur adversaire, un dictateur, certes, mais dont il ne restait alors qu’un vieil homme, traqué, épuisé, hagard et seul, et qui ne semblait pas comprendre pourquoi tout cela devait finir ainsi, comme on a pu s’en rendre compte en visionnant les images que des rebelles avaient prises au moyen de téléphones portables et qui ont circulé partout… et à Syrte également.

C’est, semble-t-il, cette humiliation-là, cette humiliation de trop, qui restera pour certains clans de l’ouest comme l’infranchissable obstacle à la réconciliation « nationale ».

Quatre ans plus tard : les clans, deux gouvernements, trois rébellions, al-Qaeda… et l’État islamique

Quatre ans plus tardOn est bien loin, aujourd’hui, des discours triomphaux du président français de l’époque, Nicolas Sarkozy, et du premier ministre britannique, David Cameron, qui, le 15 septembre 2011, étouffaient d’orgueil devant les Benghaziotes en liesse.

De l’armée régulière mise sur pied par la dictature (tout comme des forces de police), il ne reste plus guère que quelques régiments, dont le gouvernement (celui de Tobrouk, le gouvernement « légitime », élu avec 15 % de participation) se méfie par ailleurs ; et ce à juste titre, comme l’a démontré l’insurrection du général Khalifa Haftar, finalement rentré en grâce.

Chaque tribu (ou même chaque clan, souvent) a récupéré ses hommes (et leur armement) ; il y a donc en Libye autant d’armées qu’il y a de factions, plus affairées que jamais à multiplier les escarmouches avec leurs voisins pour s’assurer leur autorité sur telle ou telle parcelle qu’elles estiment appartenir à leur territoire traditionnel, des factions dont, en fonction de leur objet, les alliances changent et se transforment en permanence ; il s’agit aussi pour ces clans et leurs milices de ne plus laisser échapper les ressources naturelles auparavant gérées par Tripoli et de s’assurer les bénéfices des nombreux trafics transfrontaliers illicites (stupéfiants, armes qui passent en Algérie, en Égypte et en Tunisie et alimentent les réseaux du djihad, etc.).

En outre, à l’échelle « nationale », le torchon brûle entre les deux gouvernements qui se partagent un semblant de contrôle du pays, désormais divisé en deux zones d’influence mouvantes et floue, qui correspondent plus ou moins à la Cyrénaïque, d’une part, et à la Tripolitaine, d’autre part, mais pas au Fezzan ; un retour à la situation qui prévalait avant la colonisation italienne… La fracture était inévitable et, le 6 mars 2012 déjà, le conseil des tribus de Cyrénaïque avait créé un « Conseil national de Cyrénaïque » et proclamé l’autonomie de la région ; il faut prendre conscience que trois quart des réserves pétrolières sont situés en Cyrénaïque et que ce conseil entendait bien défendre cet avantage et en réserver les intérêts aux habitants de cette seule région (le pétrole libyen, plus grandes réserves d’Afrique avec près de 45 milliards de barils, très facile d’exploitation, d’excellente qualité et proche des clients européens, représente plus de 90% des revenus du pays et près de 95% de ses exportations). Les chefs tribaux avaient d’ailleurs placé à leur tête Ahmed al-Senoussi, un membre de la famille royale libyenne déchue, cousin de l’ancien roi Idriss ; tout un symbole… Mais, sous les pressions occidentales, le Conseil avait finalement accepté de reconnaître l’autorité du CNT et les velléités séparatistes de certains de ses membres sont restées sans lendemain…

La Libye a commencé de se fissurer de toutes parts dès les premières semaines qui ont suivi l’exécution de Mouammar Kadhafi. Et la médiatiquement prétendue « aventure démocratique » a très vite dérapé.

Les élections législatives de juillet 2012 avaient abouti à l’instauration d’un parlement, le Conseil national général (CNG) et d’un gouvernement qui, dès leur prise de fonction, se sont aperçu que leur autorité ne prévalait guère au-delà des faubourgs de la capitale.

Et c’était déjà leur accorder bien trop de crédit… En octobre et novembre 2013, les milices islamistes « modérées » de Tripolitaine commencèrent à contester ouvertement la légitimité de ces institutions et entreprirent la conquête de Tripoli ; les islamistes reprochaient au CNG de compter dans ses rangs trop d’anciens potentats (politiques comme économiques) de l’époque Kadhafi (des entrepreneurs, d’anciens officiers et des cadres de l’appareil d’État) et dénonçaient un retour déguisé à l’ancien régime.

Quelques mois plus tard, en mai 2014, Khalifa Haftar, un général de l’armée régulière, personnalité controversée, ancien exilé de l’ère Kadhafi (re)formé aux États-Unis et dont les liens avec la CIA restent incertains, prenait l’initiative personnelle d’une offensive contre les islamistes de tous poils : contre les milices islamistes de Tripolitaine et contre les groupes djihadistes de Cyrénaïque…

La conjoncture s’est complexifiée davantage encore lorsque, après les secondes élections législatives de l’après-Kadhafi, en juin 2014 (environ 15% de participation…), les brigades islamistes s’insurgèrent contre le nouveau parlement, soutenues par les membres islamistes de du CNG sortant.

Par ailleurs, le 28 juillet 2014, les djihadistes d’Ansar al-Charia (al-Qaeda – AQMI, des anciens du GICL) s’emparaient de Benghazi et de Derna.

Quelques semaines plus tard, en août 2014, les brigades islamistes de Tripolitaine, désormais regroupées dans le mouvement Fajr Libya (Aube de la Libye), prenaient le contrôle de la capitale, Tripoli : les membres de l’ancien CNG partisans de Fajr Libya se rassemblaient et reconstituaient un parlement, désignant un gouvernement à Tripoli… Quant au parlement « élu » en juin, il s’exilait à Tobrouk et le gouvernement, à Al-Beida (les seules institutions que reconnaisse l’ONU).

Enfin, en octobre 2014, Ansar al-Charia faisait allégeance à l’État islamique et s’emparait de Syrte quelques mois plus tard, en juin 2015 ; tandis que Khalifa Haftar, obligé de reconnaître son échec, était rentré dans le rang, en mars, nommé à la tête des reliquats de l’armée régulière (rebaptisée « Armée nationale libyenne ») par le gouvernement d’al-Beida trop heureux de pouvoir ajouter à ses forces les milices du général renégat.

En dépit de tentatives de négociations qui, commencées à Genève en janvier 2015, se traînent depuis lors au Maroc, où elles se poursuivent péniblement, ces deux appareils se livrent une guerre civile dont profite l’État islamique et les chefs tribaux qui apportent au plus offrant leur soutien changeant. Ces deux gouvernements ne contrôlent plus ou moins que les villes de Tripoli et Tobrouk. Partout ailleurs, le pouvoir réel est ainsi dans les mains des chefs tribaux, voire dans celles des chefs de clans, la plupart des tribus étant fortement divisées et les clans, jaloux de leurs intérêts locaux. Sans compter le Djebel Nefoussa, dont les Berbères ont fait une forteresse quasiment inexpugnable, et le vaste désert du sud-Fezzan, où les tribus touarègues prennent peu à peu leurs marques.

Une solution qui pourrait paraître judicieuse serait une « période de transition » pacificatrice, vers un État fédéral où chacune des trois régions prendrait son sort en main (voire vers une tripartition du pays). Mais ces hypothèses ne plaisent ni à la Communauté internationale, ni aux pétroliers, car elles multiplieraient le nombre des intermédiaires politiques, ni non plus à ceux des Libyens qui, situés dans la « mauvaise partie », se verraient privés de la manne pétrolière et/ou des réserves d’eau…

Mais peut-être le plus important dépasse-t-il le cadre strict du conflit libyen : la reconnaissance du CNT par certains États et l’implication militaire de l’OTAN ont constitué un pas supplémentaire, après la guerre d’Irak de 2003 (et la violation du Conseil de Sécurité de l’ONU par Washington et les quelques gouvernements qui l’ont suivi dans l’aventure) ou l’affaire du Kosovo, vers l’abandon des principes westphaliens du droit international, vers l’imposition par l’Occident au reste du monde des nouveaux concepts « d’ingérence humanitaire » et de « gouvernance ». Un nouveau coup de boutoir, significatif, à l’encontre du droit international tel qu’il s’était progressivement construit depuis le XVIIème siècle.

L’Union africaine avait d’ailleurs sévèrement dénoncé la tournure prise par les événements, condamnant le glissement des objectifs : au départ, il s’agissait d’empêcher l’utilisation de l’aviation et de protéger les civils en bombardant les troupes en mouvement vers les zones menacées ; ensuite, il s’est agi de renverser un chef d’État, en ciblant jusqu’à ses résidences et même celles de sa famille.

L’Union africaine avait en outre appelé ses États membres à refuser de collaborer avec la Cour pénale internationale, qui avait lancé un mandat d’arrêt contre Mouammar Kadhafi pour crime de guerre. L’Union africaine s’est expliquée en accusant la CPI de discrimination, lorsqu’elle entend poursuivre les responsables de crimes commis en Afrique, mais se tait en ce qui concerne les criminels occidentaux qui massacrent des civils en Irak et en Afghanistan, notamment, ou en Palestine.

De même, la Ligue arabe avait renoncé à cautionner les bombardements, par l’intermédiaire de son président, l’Égyptien Amr Moussa, qui avait publiquement regretté d’avoir, au début des événements, soutenu le projet d’une intervention occidentale.

Reste aussi l’épineuse question du rôle singulier joué par la France dans la « révolution » libyenne. Mais peut-être en apprendra-t-on davantage à ce sujet, si Séif al-Islam Kadhafi (le père, lui, n’est déjà plus là pour parler) peut un jour s’exprimer publiquement, lors d’un procès public équitable, au lieu de finir pendu après un jugement expéditif comme Saddam Hussein ou de trépasser dans sa cellule, comme Slobodan Milosevic…

Dans l’immédiat, toutefois, la Libye a le triste rôle de la « patate chaude », que tout le monde se renvoie : les États occidentaux, déjà engagés en Irak (et en Syrie), où leurs efforts s’essoufflent contre les forces de l’État islamique qui ne cessent de croître, semblent frileux à l’idée se s’engager également sur le front libyen. D’autant plus que, contrairement à l’Irak, dont le gouvernement de Bagdad (avec qui plus est l’assentiment de Téhéran) et le gouvernement kurde autonome ont réclamé et approuvé l’intervention, en Libye, de nombreuses factions armées sont ouvertement hostiles à une implication occidentale dans le pays.

Ainsi, c’est le « sauve-qui-peut » qui prévaut désormais : la plupart des gouvernements européens, à l’instar de l’Organisation des Nations unies, des monarchies du Golfe, de la Russie ou encore des États-Unis d’Amérique, ont retiré leur ambassade du pays.

En juillet 2014, la France a dépêché plusieurs bâtiments de guerre au large de Tripoli pour évacuer les employés de l’ambassade qui s’étaient réfugiés sur le port de la capitale ; en août de la même année, l’ambassadeur du Royaume-Uni a quitté Tripoli par convoi terrestre, sous les tirs de miliciens islamistes…

Tout leur personnel diplomatique a abandonné la Libye.


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