Mettre à l’écart Jean-Marie Le Pen suffira-t-il au Front national pour achever sa stratégie de « dédiabolisation » ? Depuis son accession à la tête du parti, Marine Le Pen n’a cessé de détacher la formation politique de l’image de son père et de ses dérapages flirtant avec l’antisémitisme.
Un cordon qui pourrait bien avoir été coupé pour de bon avec l’annonce, jeudi 9 avril, par la présidente du FN, de l’ouverture d’une procédure disciplinaire contre son père après ses propos sur BFMTV et dans le journal d’extrême droite Rivarol.
Symboliquement, la fracture est importante, mais il suffit de se plonger dans le projet politique du parti pour constater que, contrairement à ce qu’affirme sa présidente, le Front national demeure un parti idéologiquement ancré à l’extrême droite, et porte des thématiques fortes qui n’ont pas beaucoup varié depuis sa création.
Un parti qui n’est plus antisémite mais qui reste « altérophobe »
L’élément déclencheur de la crise actuelle n’est pas un hasard. En répétant que les chambres à gaz sont un « point de détail » de la seconde guerre mondiale, Jean-Marie Le Pen flirte à nouveau avec l’antisémitisme. Sur ce thème, Marine Le Pen cherche clairement à se démarquer de son père et de se détacher du caractère antijuif du parti.
« Si on peut donner quitus à Marine Le Pen sur le fait que son parti n’est plus antisémite, le Front national reste toutefois altérophobe – c’est-à-dire qui vit dans la peur de la différence, de l’autre », rappelle l’historien spécialiste du FN, Nicolas Lebourg. Ce que traduit, selon lui, le propos anti-islam des frontistes. Même si, dans le discours, la charge est dirigée contre l’islamisme radical, Marine Le Pen n’hésite pas à tracer des liens ambigus entre l’immigration, qu’elle entend combattre, et l’islamisation, comme en témoigne le projet du parti :
« Une immigration massive met à mal notre identité nationale et amène avec elle une islamisation de plus en plus visible, avec son cortège de revendications. »
Par ailleurs, contrairement à l’extrême droite italienne de Gianfranco Fini, qui s’est affranchi de son passé fasciste, le Front national n’a toujours pas mis au clair ses positions sur l’Occupation. Jeudi 9 avril, dans un entretien au Figaro, Marine Le Pen affirme que « rien ne (...) ressemble » à son père dans les propos qu’il a tenus sur le maréchal Pétain, mais se garde bien de définir la ligne officielle du parti sur ce point.
Le culte d’une identité passée à régénérer
Autre caractéristique forte de l’extrême droite, ce que Nicolas Lebourg qualifie « d’autophilie ». Il s’agit de la célébration d’un peuple dont l’âge d’or est passé, menacé d’être « dilué » dans une autre culture, et qu’il s’agirait de régénérer par l’action de l’Etat.
Ce discours sur une société décadente est très présent dans le projet du Front national, en particulier sur la valeur de la famille :
« Sa dissolution, sa mise au banc des préoccupations des pouvoirs publics sont les signes avant-coureurs d’une société décadente et égoïste. »
C’est aussi notable dans la manière de mettre en valeur la ruralité, qui fait l’objet de beaucoup plus de propositions dans le programme du FN que la politique de la ville. L’idée de rétablir un ordre perdu se retrouve aussi dans la vision de l’école et du rapport à l’enseignant.
« La valeur centrale de respect du professeur retrouvera toute sa place à l’école : cela passe par des choses simples : se lever quand le professeur entre en classe, bannir le tutoiement par l’élève de l’enseignant. »
Ce discours va de pair, chez certains membres du parti proches de sa présidente, avec l’adhésion à la théorie du « grand remplacement ». Ce concept développé par les identitaires, affirme que l’immigration provoquerait une substitution de population étrangère au détriment de la population française d’origine. Une thématique sur laquelle Marine Le Pen s’est toutefois montrée, elle, très prudente.
Une préférence nationale affichée et inconstitutionnelle
Suite logique de la valorisation du peuple français, le FN ne cache pas son souhait d’instaurer une préférence nationale, qui s’appliquerait dans tous les domaines de la vie sociale :
« Une loi contraindra Pôle emploi à proposer, toujours à compétences égales, les emplois disponibles aux demandeurs d’emploi français. »
« Le principe de priorité nationale doit être posé concernant l’accès au logement social. Nos compatriotes doivent être les premiers à profiter de la solidarité nationale. »
« Les allocations familiales réservées aux familles dont un parent au moins est français. »
« Cette manière de lier les droits à une origine est tout à fait un point de vue d’extrême droite », poursuit Nicolas Lebourg. En opposition à la Constitution française qui proclame l’égalité des citoyens devant la loi « sans distinction d’origine, de race, ou de religion ».
« Marine Le Pen ne cesse de montrer que, selon elle, il existe un rapport ambigu entre l’ethnie et la nation, poursuit M. Lebourg. Par exemple, en 2012, elle affirmait que les voix qui avaient manqué à Nicolas Sarkozy pour l’emporter au second tour de l’élection présidentielle étaient celles des personnes naturalisées, comme si, selon elle, il existait des Français moins français que d’autres. »
Une vision pas républicaine du rôle de l’Etat
Selon Nicolas Lebourg, le Front national a une vision « organiciste » de l’Etat. Le parti veut « imposer une norme à l’espace public ». Par exemple, Marine Le Pen souhaite interdire le port de tout signe religieux, voile comme kippa, dans l’espace public, et pas seulement à l’école.
« L’individu n’est jamais pris comme une personne solitaire mais construite en fonction de la norme érigée par l’Etat. Si on n’entre pas dans le moule, on est un mauvais Français », poursuit-il. L’idéologie frontiste entre alors en conflit avec la notion de liberté individuelle. « Cette vision-là n’est pas républicaine, et on ne retrouve ce genre d’idées dans aucun autre parti politique. »
Entre le père et la fille, une continuité dans le discours
Au-delà du programme, l’évolution du discours met aussi en lumière la réalité de la mue opérée par le Front national sous la présidence de Marine Le Pen. Si, en apparence, la fille semble avoir gommé les outrances du père, l’analyse des mots révèle que la présidente du FN copie une grande partie du discours du vieux chef de file frontiste.
« Marine Le Pen fait du copier-coller avec le père. Elle reprend l’armature de son expression et change parfois un mot pour l’adoucir », note Cécile Alduy, professeur de littérature française à Stanford et coauteur avec Stéphane Wahnich de Marine Le Pen prise aux mots (Seuil). Là où Jean-Marie Le Pen parlait de “torrents” d’immigration, elle préfère le terme de “déferlante”. Plutôt que de “race”, elle va parler de « “culture”, mais c’est au fond la même chose pour elle. Elle dénonce le métissage, la « “France Benetton” : c’est le discours de base de Jean-Marie Le Pen depuis les années 70-80 ».
Mme Le Pen a aussi repris de son père l’expression de « mondialisme », cette « idéologie » qu’elle a dénoncée en particulier pendant la présidentielle de 2012 dans son livre Pour que vive la France (Jacques Grancher). « Cette politique a été théorisée, définie, organisée, voulue et appliquée », écrit Marine Le Pen, qui y voit les causes d’un supposé « désordre planétaire ». Un héritage conceptuel qui remplit « la fonction explicative simpliste et totalisante » assignée « aux théories du complot », selon Cécile Alduy.
Enfin, la présidente du FN adapte son langage à ses interlocuteurs. « Il faut faire la différence entre son expression à la télévision et celle utilisée pour ses discours dans des meetings », relève Mme Alduy. Face aux militants, Marine Le Pen n’hésite pas à parler d’immigration « incontrôlée », « de masse » ou « problématique ». A la télévision ou à la radio, en revanche, elle aborde l’immigration sous l’angle économique, insistant sur des notions de « coût », de « dette » ou de « financement ». Ou comment satisfaire la base tout en cherchant à élargir son audience.
Olivier Faye Journaliste au Monde
Manon Rescan Journaliste au Monde
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