«  De Syntagma à Syriza, la Grèce est devenue une société en mouvement  » (Stavros Stavrides)

lundi 9 mars 2015.
 

Pilier en 2011 du mouvement d’occupation de la place au-dessus de laquelle se trouve la Vouli, 
le professeur d’architecture à l’université d’Athènes décrit le terreau de mouvements sociaux 
et d’initiatives de solidarité qui a conduit à la victoire électorale de la gauche anti-austéritaire 
en Grèce, le 25 janvier. L’occasion aussi pour lui de lancer un appel aux intellectuels français.

Vous avez participé très activement à la longue occupation de la place Syntagma devant le Parlement, à Athènes, à l’été 2011. En quoi ce mouvement, en écho aux Indignados à la Puerta del Sol à Madrid et aux printemps arabes, a-t-il pu jouer dans la victoire électorale de Syriza, le 25 janvier  ?

Stavros Stavrides Il faut d’abord se rappeler la surprise qu’a été l’occupation de Syntagma. Personne ne s’y attendait. Je me souviens toujours de cette affiche sur la Puerta del Sol  : «  Personne n’avait prévu la révolution espagnole.  » C’était inattendu, pas parce que c’était impossible, mais parce que ce n’était pas dans l’horizon de la gauche et des mouvements sociaux, qui demeurent très obnubilés par l’imaginaire de l’avant-garde  : «  Si nous ne planifions pas le mouvement, il ne peut pas survenir  », considère-t-on d’habitude. Là, ça a été l’initiative de gens, disons, ordinaires, qui, à travers les réseaux sociaux, avaient décidé de se retrouver sur la place pour exprimer leur indignation… En reprenant la terminologie classique de la gauche, on dira que c’était un mouvement spontané. Mais qu’est-ce qu’être spontané, en fait  ? Rien n’est spontané. Nous sommes traversés d’expériences, nous avons une histoire. Cela n’avait pas été organisé par un parti ou un syndicat, mais c’était un tissu de sentiments et d’émotions populaires. Donc, c’était peut-être spontané, mais c’était surtout nécessaire. L’occupation de Syntagma a été la première occasion pour les citoyens, pour le peuple, de réussir à rester sur place, de tenir bon, de créer leurs propres formes de participation, de reparler de la démocratie. Et ainsi, de dépasser la peur  ! C’est l’une des raisons qui a conduit au vote de janvier 2015, ensuite.

Dans cet élan, derrière les protestations contre l’étau austéritaire, il y avait aussi une volonté affirmative…

Stavros Stavrides Une dimension décisive de cette mobilisation, c’est la dignité. Les gens ne se mobilisent pas simplement quand ils ont faim. Le sentiment d’humiliation a été déterminant en Grèce, et il le demeure aujourd’hui. À l’époque de Syntagma, et cela demeure toujours, ce sentiment a rassemblé des gens très différents. Si quelqu’un porte un drapeau grec et dit «  SVP, ne vendez pas mon pays  », je le respecte. Il n’est pas nationaliste, il peut le devenir si nous laissons la droite et l’extrême droite le travailler au corps et le transformer en fasciste. Évidemment, nous sommes plutôt réservés sur les nations, sur les identités. Mais on doit partir du peuple réellement existant, et pas d’un peuple imaginaire. Si quelqu’un se rebelle pour dénoncer le fait que l’on vend son pays, essayons de comprendre cette colère et de l’orienter vers une aspiration au changement social  ! Tous les électeurs de Syriza, le 25 janvier, ne sont pas de gauche. Syriza le sait. Pour le moment, les citoyens ont confiance dans sa capacité à dire  : «  Non  ! trop, c’est trop  !  »

Quel rôle a joué Syriza, justement, dans le mouvement  ?

Stavros Stavrides En tant que parti, Syriza n’a pas pris part à l’initiative au début. Ils éprouvaient une certaine gêne face aux slogans antiparlementaires. C’était pourtant justifié à mes yeux à l’époque  : comment respecter un Parlement qui, en fait, ne représentait plus personne en appliquant docilement les consignes de la troïka  ? Dans Syriza, ils étaient un peu sceptiques, mais il faut être juste, ils ont été les seuls impliqués sur la place Syntagma. Ce n’était pas le parti en tant que tel, mais des militants et même des députés ont rejoint le mouvement. Manolis Glezos, par exemple, a pris part à l’occupation.

Entre 2011 et 2015, l’esprit de Syntagma a-t-il perduré  ?

Stavros Stavrides L’esprit demeure complètement. Il s’est déplacé vers des initiatives dans les quartiers et dans les villes  : des cuisines collectives, des centres de santé ouverts à tous, des réseaux de vente directe, des coopératives, etc. Cela ne s’est pas limité qu’à Athènes, ça s’est répandu dans beaucoup d’endroits du pays… C’est devenu très emblématique de formes alternatives et solidaires de vie. Ces changements n’ont pas fait la une des journaux, mais ils ont joué en profondeur. Pendant l’expérience de Syntagma, mais aussi après, beaucoup d’entre nous ont été capables d’inventer, d’expérimenter des conditions d’existence diverses, des relations différentes. Ils ne les ont pas forcément imaginées à partir d’une idéologie, mais à partir des besoins  : tout le monde essaie de survivre et, dans ce cadre-là, la solidarité est décisive, pas simplement parce qu’elle est bonne et généreuse, mais d’abord parce que c’est quelque chose qui peut nous sauver, nous et les autres. Cette «  société en mouvement  » – je reprends cette expression d’un intellectuel latino-américain, Raúl Zibechi – ne s’exprime pas forcément en «  mouvements  » ou en «  luttes  » au sens où nous l’entendons traditionnellement, mais dans des initiatives, dans des votes, dans des actions de solidarité… Quelques étudiants de mon université, par exemple, ont décidé de créer une équipe pour aider tous les candidats qui voudraient entrer à l’école d’architecture mais qui ne peuvent pas payer les leçons pour apprendre le dessin. Or, c’est indispensable de savoir dessiner avant d’y entrer car, durant les études, vous ne pouvez pas acquérir cette compétence. Nos étudiants leur apprennent bénévolement. Cela peut paraître dérisoire, mais cela montre un changement de mentalité  : alors qu’ils arrivent dans la vie active sans protection, ni droits, qu’on leur apprend un métier pour lequel il n’y a plus de débouchés – la crise a stoppé net la construction –, ces jeunes, membres d’une génération sacrifiée, sortent de l’individualisme et de l’hédonisme.

Vous parliez de «  l’humiliation  » comme un des ressorts de la mobilisation de 2011, puis du vote pour la formation Syriza en 2015. Comment ce sentiment, qui peut également être destructeur, a-t-il été canalisé  ?

Stavros Stavrides Quand les zapatistes ont 
commencé leur insurrection, ils n’avaient qu’un mot à la bouche  : «  Dignité.  » Ils avaient été humiliés par le pouvoir colonial au début, puis par les élites locales qui ne considéraient pas les indigènes comme faisant partie du peuple. Le sentiment d’humiliation, ce déni de dignité, a été un élément clé dans l’insurrection zapatiste. Bien sûr qu’il vaut mieux que ce sentiment soit transformé en désir de se libérer, de créer son propre monde, ses propres valeurs, son propre sens  ! Attention, bien sûr car, si nous connaissons les zapatistes, nous connaissons aussi ce qui est arrivé en Allemagne pendant la République de Weimar  : le peuple avait été très humilié par les accords après la Première Guerre mondiale et ça a servi de ressort à la propagande nazie. Si vous humiliez un peuple et s’il n’existe pas de forces positives pour transformer ce sentiment en acte de résistance et de prise de pouvoir, vous risquez de tomber dans le fascisme  ! Or, je suis à peu près sûr que les élites européennes s’en fichent. Elles pourraient même s’en satisfaire.

Ce qui se joue ces jours-ci à Bruxelles est décisif…

Stavros Stavrides Après les discussions à 
l’Eurogroupe, on ne peut pas parler d’un accord, certains termes ont été acceptés, mais l’essentiel, tout ce qui pourrait changer la donne, a été renvoyé à plus tard. Il y a des éléments qui font espérer. Les négociateurs de Syriza n’ont pas dit  : «  OK, faites ce que vous voulez  !  » Ils ont la volonté de se battre, c’est sûr. Après, j’apprécie moins qu’ils essaient de présenter la chose pour ce qu’elle n’est pas, eux aussi. Ils ne devraient pas dire  : «  C’est la fin de l’austérité  !  » C’est faux. Ils pourraient dire plutôt  : «  OK, les gars, on était à 18 contre 1, voici ce qu’on a réussi à sauver, le combat continue. À bas la troïka  ! À bas le mémorandum  ! Allons-y  !  » Tout le monde sait qu’en cas d’échec, les prochains, ce sont les néonazis d’Aube dorée, c’est très malheureux, mais c’est presque sûr. J’ai voté pour Syriza, je n’en suis pas membre, mais nous devons, et je m’inclus dedans, maintenir l’espoir chez les citoyens. Tout ce qui peut être dit dans la période a un impact énorme. Nous avons tous une responsabilité. On ne peut pas clamer  : «  Hé, hé, je vous l’avais bien dit, ils trahissent, ils vont négocier  !  » Tant qu’on attend le grand soir, personne ne risque de trahir. Mais qu’est-ce qu’on attend, au fond  ? La dévastation totale  ? Mais, Messieurs les prophètes des avants-gardes, vous pensez sérieusement que la dévastation totale peut produire des mouvements  ? A-t-on des exemples  ? Les Intouchables en Inde, ceux qui n’ont rien du tout, qui ont toutes les raisons de tout renverser, sont-ils jamais devenus une force révolutionnaire  ? Non  ! Mais qui peut changer les choses aujourd’hui, sinon Syriza  ? Beaucoup de mes amis, à l’extrême gauche ou dans la mouvance anarchiste, disent aujourd’hui que rien ne peut arriver car on n’a pas affirmé qu’on voulait sortir de l’Union européenne. Mais qui va dire qu’il faut sortir de l’Union européenne, aujourd’hui  ? Avec quelle autorité  ? Avec quel soutien populaire  ? Dans quelles conditions  ? Je suis totalement contre l’Union européenne telle qu’elle est car je suis totalement contre le capitalisme. Attention, ne confondons pas les termes  : bien sûr, je suis pour l’Europe, je suis pour son héritage, pour sa culture, comme je suis attaché à l’héritage et à la culture, par exemple, de l’Amérique latine. Nous sommes inspirés par tant de choses qui se réalisent dans le monde entier. Mais qui va dire à qui «  la Grèce sort de l’Europe  »  ? Est-ce qu’on a les moyens de prendre le risque, de rassembler tout le peuple, de créer des réseaux de solidarité, au moment où on choisit d’affronter l’une des plus grandes puissances capitalistes au monde  ? Si on n’a pas de telles conditions, c’est du pur opportunisme, cette rhétorique  ! S’il s’agit juste de dire ça pour critiquer des choix qui ont été entérinés par le vote – personne n’a voté Syriza pour que la Grèce sorte de l’Union européenne  ! – ça ne mènera à rien  !

Dans ce contexte, qu’attendez-vous des Européens aujourd’hui  ?

Stavros Stavrides Il faut une rupture. Hollande a salué la victoire de Syriza, mais derrière, il n’a absolument rien fait pour soutenir le gouvernement grec dans les négociations. L’Italie lui semblait un peu plus favorable, mais rien non plus de ce côté-là  ! Nous espérons bien pouvoir compter sur l’Espagne de Podemos très bientôt, mais aussi sur le Portugal, où une expérience du même type que Syriza est en train de se monter. Beaucoup de citoyens nous comprennent et nous soutiennent à travers l’Union européenne, mais nous avons besoin de bien plus que ça  ! Ce qui se passe en Grèce est en fait une chance pour les peuples européens de se réveiller et de réclamer plus de démocratie. Je ne vois pas de grandes mobilisations, hélas, dans cette direction, alors que, partout, l’État social et les droits sont attaqués. Cela dit, je dois dire que j’ai toujours pensé que l’essentiel, en termes d’histoire politique et d’expérience des mouvements sociaux, provenait de l’Italie et de la France. Or, en Italie et en France, les gens ont vraiment l’air très éloignés de tout ça  ! Nous, dans la gauche grecque, nous avons toujours eu l’habitude de scruter les grands débats politiques français, les controverses intellectuelles, les mouvements… Les courants critiques en philosophie et en sociologie, venus de France, nous les avons beaucoup lus, ils nous ont toujours inspirés. Mais là, que se passe-t-il en France  ? Où sont les intellectuels français qui, d’habitude, électrisent les débats politiques et les mouvements sociaux  ?

Avant l’Espagne, la Grèce, du mouvement d’indignation à la prise du pouvoir. À la différence de Podemos en Espagne, Syriza, la petite formation de gauche qui, emmenée par Alexis Tsipras, a remporté haut la main les élections le 25 janvier, n’émane pas du mouvement – Indignados ou Occupy – d’occupation de la place Syntagma à Athènes, à l’été 2011. Mais, comme l’explique l’anthropologue Panagiotis Grigoriou, « si le mouvement de Syntagma n’est pas passé loin d’un renversement du gouvernement grec, totalement soumis à la troïka à l’époque, il a incontestablement ouvert une voie à la victoire de Syriza en Grèce ».

Entretien réalisé par Thomas Lemahieu, L’Humanité


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