Les dessous de "la valeur travail" pour ceux qui n’en ont pas (par Eric Morin, économiste)

vendredi 9 mars 2007.
 

Vous l’avez compris, le mot d’ordre aujourd’hui en France est de « revaloriser la valeur travail », ou si vous préférez : « making work pay ». Le sous-entendu est que beaucoup de chômeurs restent chômeurs non parce qu’il n’y a pas d’emplois pour eux, mais parce que les emplois qu’ils pourraient occuper ne paient pas assez pour qu’ils les préfèrent aux revenus d’assistance.

Cette idée du chômage comme refus volontaire d’accepter ce qui se présente est aussi vieille que le chômage lui-même. La figure du « lève-tard » profiteur, suçant le sang des « lève-tôt » a toutefois fait un retour en force à droite, ces dernières années. Elle renoue avec les plus anciens archaïsmes politiques, les « inutiles au monde » (pour un peu d’histoire voir B. Geremek, Truands et misérables dans l’Europe médiévale).

Le « making work pay » plait également à une partie de la « deuxième gauche », mais pour d’autres raisons. Il permet de promouvoir une vision plus libérale du chômage (comme agrégation de décisions individuelles en réponse à des institutions trop rigides) tout en affichant le souci de redistribuer du pouvoir d’achat aux salariés modestes. Le concept horripile en revanche tous ceux pour qui aucun chômeur pris individuellement ne peut être tenu pour responsable des déséquilibres macro-économiques, des évolutions technologiques ou des discriminations qui le privent d’emploi et rendent sa recherche de travail complètement vaine.

C’est aux Etats-Unis que l’idée d’aider en priorité les pauvres qui travaillent s’est matérialisée le plus tôt, avec la montée en puissance de primes (sous forme de crédits d’impôts) pour les salariés occupant des emplois faiblement rémunérés. L’onde de choc réformatrice s’est ensuite répandue dans les autres économies développées au cours des années 1990, en Angleterre notamment, puis plus tardivement en France avec la prime pour l’emploi introduite par Jospin en 2001 (et récemment renforcée par les conservateurs).

En Angleterre, le nouveau dispositif phare est le Working Families’ Tax Credit (WFTC), un crédit d’impôt accordé aux parents dès lors qu’ils travaillent un minimum d’heures. Introduit à la fin des années 1990 par les blairistes, il monte depuis régulièrement en puissance. Plusieurs milliards de livres sont alloués chaque année à ce dispositif en constante évolution, dont la particularité a d’abord été d’être centré sur les familles avec enfants, mais qui vient d’être étendu à l’ensemble des travailleurs à bas salaires.

L’évaluation de ces politiques est particulièrement difficile, mais passionne les économistes. De fait la pertinence de ces dispositifs repose sur l’une des hypothèses les plus spécifiques de leur discipline, à savoir le chômeur plutôt réactif et informé. Pour relever le difficile défi de l’évaluation, des chercheurs de premier plan ont produit certains des travaux parmi les plus innovants de ces dernières années, combinant approches expérimentales et économétrie plus traditionnelle.

Richard Blundell (président de la prestigieuse société d’économétrie) s’intéresse depuis plusieurs années déjà au WFTC anglais, avec quelques uns de ses collègues londoniens de l’Institute for Fiscal Studies. En comparant très précisément l’évolution de l’emploi des ménages les plus directement concernés par le dispositif avec l’évolution des moins directement concernés, cette équipe de chercheurs ne parvient pas vraiment à identifier d’effet sur l’emploi des familles pauvres, sinon lorsqu’il s’agit de mères isolés. Le WFTC semble avant tout fonctionner comme un outil de redistribution vers certains types de ménages pauvres davantage que comme un instrument de « remise au travail ». La redistribution s’opère d’ailleurs plutôt vers les moyennement défavorisés (décile 2 et 3 de la distribution des revenus) plutôt que vers les très défavorisés (décile 1) qui, eux, ne décollent de toute façon pas du chômage et ne voient pas vraiment la couleur de la prime.

Avec quelques collègues, David Card (ancien éditeur de l’Américan Economic Review) a quant à lui tiré profit d’une vaste expérience contrôlée menée au Canada pour identifier les effets d’une prime assez massive versée pendant trois ans aux mères isolées éloignées depuis longtemps du marché du travail, dès lors qu’elles acceptaient de reprendre un travail à temps plein. Les résultats sont un peu décevants dans la mesure où l’effet sur l’emploi cesse dès que la prime s’interrompt : un mécanisme d’incitation financière temporaire ne semble pas suffire à réintégrer durablement les exclus dans l’emploi.

A ma connaissance, la prime pour l’emploi française n’a pas encore vraiment été évaluée sérieusement, faute de recul et de mise à disposition des données aux chercheurs. De façon générale, les nouvelles primes au travail semblent avant tout fonctionner comme des instruments de redistribution vers une frange particulière du salariat modeste, plutôt que comme un instrument de lutte contre le sous-emploi de masse.


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